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18 septembre 2007 2 18 /09 /septembre /2007 06:11
La doctrine sociale de l’Église fait des recherches sur les conditions structurelles et institutionnelles pouvant assurer la réussite de la vie de l’homme. Elle élabore des directives relatives à un ordre bon et juste de la société, telle qu’il rende possible un épanouissement personnel de la vie des êtres humains. Il a fait l’objet d’un développement de la théologie morale  vers la fin du 19e siècle au cours des débats sur les conséquences sociales de l’industrialisation et il a donné naissance à une discipline théologique autonome. L’encyclique Rerum Novarum du pape Léon XIII de 1891 a été le signal, jusqu’à nos jours, d’un engagement très intensif du magistère ecclésial dans les problèmes sociaux. L’Enseignement social chrétien dont la carrière académique a débuté deux ans plus tard avec une chaire spéciale à l’université de Münster en Allemagne, soutient dans cet engagement le magistère ecclésial. Il est devenu une passerelle solide d’une part, entre l’enseignement donné par l’Église et d’autre part, les disciplines de sciences sociales et les associations, les partis et les institutions de notre société. Au moins dans le monde industrialisé, il a contribué à la solution de la question sociale, ce qui revient à parler de l’humanisation des relations dans le travail, du fondement des obligations de l’État dans le domaine social et du developpement de l’ordre économique, de façon telle qu’il prenne en compte autant la liberté du marché que la péréquation sociale.

Depuis Rerum Novarum, le but de toutes les réflexions de l’Enseignement social chrétien tout comme de l’intervention publique de l’Église est le bien commun en tant que l’ensemble des préalables sociaux et politiques en vue de l’épanouissement personnel des êtres humains. Tout au cours du 20e siècle, cet objectif a élargi le point focal de l’Enseignement social chrétien aux questions de la guerre et de la paix, aux problèmes du développement du Tiers Monde, à la mondialisation et aux conditions de légitimité de la démocratie. Durant tout le 20e siècle, cet Enseignement social chrétien  a montré que la légitimité d’un ordre politique demeure dépendant de préalables indispensable: la protection de la dignité humaine et des droits de l’homme, la solidarité institutionnalisée des citoyens et la subsidiarité des interventions de l’État dans la société. Cette vision personnelle de l’homme et les principes de la solidarité et du bien commun sont devenus ainsi les caractéristiques de l’Enseignement social chrétien. Ils ont aidé à combattre et à surmonter les idéologies totalitaires du 20e siècle.

Toutefois notre symposium ne se donne pas pour but de dresser un bilan triomphal de la doctrine sociale de l’Église. Au contraire, son but est de réfléchir sur une de ses déficits. L’Enseignement social chrétien est jusqu’ici resté quasi aveugle sur les problèmes socio éthiques de la protection de la vie au début et à la fin de l’existence humaine, donc sur l’avortement et l’euthanasie, la recherche sur les cellules souches embryonnaires, le clonage et le diagnostic préimplantatoire. Il n’a pas repris l’annonce du pape Jean-Paul II dans son encyclique Evangelium Vitae, selon laquelle le magistère de l’Église vise à renforcer sa position sur la défense du caractère sacré et l’intangibilité de l’existence humaine. Comme signes de cette cécité, citons par exemple le fait que pas une des chaires de l’Enseignement social chrétien des pays de langue allemande n’ait traité des problèmes de la protection de la vie et que les recueils des encycliques sociales – publiés en de nombreuses langues – n’aient généralement pas repris l’encyclique Evangelium vitae. Je le concède: même dans notre association, le choix de ce sujet a suscité de vives réactions.

C’est la raison pour laquelle j’ai été reconnaissant vis-à-vis du cardinal Martino, quand il a déclaré dans son discours de Rimini en août 2005 que la problématique de la protection de la vie faisait bien partie des thèmes les plus importants de la Doctrine sociale de l'Église. Cela a donné à notre association l’occasion de choisir le sujet de notre Assemblée annuelle de 2006 et je suis encore très reconnaissant envers le cardinal Martino et le Conseil pontifical Justitia et Pax d’avoir accepté notre proposition d’assumer ensemble le déroulement de ce symposium. Notons encore que le Compendium de la Doctrine sociale de l'Église publié en 2004 par le Conseil Pontifical Justitia et Pax souligne l’importance du «droit à la vie à partir du moment de la conception jusqu’à la mort naturelle» pour la Doctrine sociale de l'Église et sa mission ecclésiale.

Pour prévenir tout malentendu, disons que cette carence, qui sera l’objet de nos débats, cet aveuglement (guérissable) de la Doctrine sociale de l'Église relativement aux problèmes posés par la protection de la vie ne signifie pas que l’Église dans sa prédication de l’evangile ne se soit pas préoccupée de cette question. Bien au contraire: dès ses débuts, avant deux millénaires, elle a pris parti en faveur de la protection des enfants à naître et des nouveaux nés ainsi que des mourants, vieux, malades ou handicapés et qu’en conséquence, elle a lutté partout et sans exception contre l’avortement et l’euthanasie. Mais l’étude scientifique de ces questions s’est cantonnée dans les disciplines théologiques de la théologie morale dont la démarche est autre que celle de l’Enseignement social chrétien. Elle s’interroge dans une perspective de l’ethique individuelle et d’une éthique au plan des vertus sur les raisons de l’interdit de l’avortement et de l’euthanasie, sur la protection qu’appelle la dignité de l’embryon et du mourant. Elle débat sur l’appartenance de l’embryon à l’espèce biologique humaine, sur sa continuité, son développement, son identité, à toutes les étapes de la vie et sur ses virtualités dès l’instant de la conception, donc sur les raisons qui militent  en faveur du fait que l’embryon est une personne: ce qui engage l’État à en assurer la protection. Quant à l’Enseignement social chrétien, il s’intéresse à ces problèmes seulement d’une façon marginale, quand il se préoccupe des droits de l’homme parmi lesquels se trouve comme  celui qui est premier et  fondamental, à savoir le droit à la vie.

Le fait que la problématique de la protection de la vie n’ait pas été un sujet central de l’Enseignement social chrétien se comprenait, aussi longtemps que les constitutions et les lois des Etats civilisés protégeaient les droits de l’homme en maintenant l’interdit de l’avortement et de l’euthanasie. Mais voilà qu’au début des années 70 du siècle dernier, s’est produit un changement radical. Nombre d’Etats ont assoupli ou même tout à fait supprimé l’interdit de l’avortement, et certains, comme en Belgique et aux Pays-Bas, sont allés jusqu’à lever l’interdit de l’euthanasie. Ensuite après que la fécondation artificielle a abouti en 1978 faire naître Louise Brown en Grande Bretagne, et qu’elle s’est, depuis, largement répandue et a conduit à conserver d’innombrables embryons par cryogénisation qui n’avaient aucune chance d’être l’objet d’un transfert dans un utérus, bien des Etats ont aplani la voie de la recherche des cellules souches embryonnaires, du clonage et du diagnostic préimplantatoire. Ils ont rabaissé l’embryon au point de le réduire à l’état d’une simple chose, en supprimant l’interdit du recours à la violence individuelle et la mise à mort d’êtres humains innocents. Aussi l’Enseignement social chrétien a-t-il été mis au défi pour plusieurs motifs. Il n’est plus en mesure d’ignorer plus longtemps ces questions touchant à la protection de la vie:

1. Face à l’assouplissement, voire à l’abolition de l’interdit de l’avortement et de l’euthanasie, l’Enseignement social chrétien doit rappeler que la condition primordiale de la légitimité d’un État de droit démocratique se trouve dans l’interdiction de recourir à la violence individuelle et de mettre à mort des êtres humains tout à fait innocents. Quand dans le droit pénal de l’avortement, le droit à l’auto détermination de la femme enceinte a la priorité sur le droit à la vie de l’enfant dans un conflit, et que dans ce cas, pour régler ce contentieux, c’est le recours individuel à la violence qui est permis par la loi, alors l’État de droit se dissout lui-même. Ce qui a fondé un État de droit, ce fut l’interdiction de défendre ses propres intérêts en recourant à la violence notamment contre des innocents en allant jusqu’à les tuer. Vouloir recourir à une mesure qui est du ressort de l’État de droit pour lever l’interdit de cette mise à mort est une contradiction en soi. Un État de droit ne peut régler juridiquement la suppression d’un préalable constitutionnel. Telle est la raison pour laquelle les débats sur la légalisation de l’avortement n’aboutiront jamais à leur terme, même si des législateurs, des partis et des gouvernements tiennent autant à éviter toute discussion sur les réformes du droit pénal de l’avortement, tout en se gardant bien de ne plus laisser mettre en question la légalisation de l’avortement.

2. Les problèmes de la bioéthique moderne qui se sont posés avec la médecine de procréation et qui préoccupent les législateurs au même titre que les problèmes classiques de l’avortement et de l’euthanasie, qui existent depuis qu’il y a des hommes, la recherche sur les cellules souches embryonnaires, le clonage et le diagnostic préimplantatoire soulèvent eux aussi une série de questions qui échappent aux perspectives courantes de la théologie morale et qui appellent des réponses de l’éthique sociale. Déjà la procréation assistée sous la forme de la fécondation in vitro ou de l’injection  intracytoplasmatique de sperme  va à l’encontre d’un préalable essentiel des relations humaines interpersonnelles: à savoir le principe de l’égalité. L’enfant qui naît de cette façon est assurément désiré de ses parents. Cela ne le différencie pas de la plupart des enfants procréés naturellement. Mais, à la différence de ceux-ci, il n’est pas le fruit d’un acte d’amour conjugal, lequel est assurément souhaité, mais qui ne peut jamais se réaliser: il est le produit d’un spécialiste de la procréation et de la volonté des parents qui s’en remettent à lui. Kant dirait qu’il est leur «fabrication». Son origine est due à une disposition et à un savoir dominateur, à une «raison instrumentelle» (M. Horkheimer) ; c’est la poiesis que Aristote distinguait déjà nettement de la praxis, laquelle est l’agir juste de l’homme en considération de son but ultime. Or en tant que fabrication, l’homme se trouve dans une dépendance existentielle par rapport à ceux qui le fabriquent. Le commencement de son existence se fait sous la réserve de la volonté de ses parents et du savoir du technicien de la…procréation. Cela vaut de toute fécondation in vitro, donc pas uniquement de celle qui est liée à un diagnostic préimplantatoire. Cette existence conditionnelle est en contradiction  avec la symétrie des rapports, un préalable essentiel pour des relations interpersonnelles et des rapports égalitaires entre des personnes. Elle est en contradiction avec son égalité fondamentale tout comme avec sa liberté. Elle enfreint ainsi le principe de la justice, condensé dans la règle d’or, selon laquelle chacun demande à être reconnu par son prochain «non pas parce que son existence répond à un désir ou au bon plaisir de ces autres …, mais au prix de sa seule existence». L’insémination artificielle est  donc en contradiction non seulement avec le principe d’égalité, mais encore avec la garantie de la dignité de la personne humaine, même si l’être humain produit artificiellement devient l’enfant aimé de ses parents et possède en tant que concitoyen, les mêmes droits et les mêmes devoirs que tout autre.

3. En fin de compte, la recherche sur les cellules souches embryonnaires soulève encore non seulement des problèmes de théologie morale, mais aussi d’éthique sociale. Elle se sert de ce que l’on appelle des embryons «surnuméraires» ou «orphelins» qui proviennent de la fécondation artificielle et qui, quelles qu’en soient les raisons, n’ont aucune chance d’être l’objet d’un transfert dans un utérus. Elles passent pour être une ressource de matière première pour le développement de nouvelles thérapies pour des maladies jusqu’ici incurables. La Doctrine sociale de l'Église tout comme la théologie morale critique un tel recours à des embryons congelés, parce qu’elle constitue une instrumentalisation de l’homme, qui est une atteinte autant à la dignité de cet être humain dès sa toute première étape qu’au droit à la vie. Ce que l’on appelle l’éthique de l’art de guérir comporte toujours, tout comme le droit de la liberté de recherche, une limite qui résulte du droit à la vie de l’embryon. L’alternative volontiers mise en avant de la science et de la médecine, -«utiliser» ou «rejeter» - est une fausse alternative à laquelle il faut objecter que la mort «sans utilité» d’un embryon congelé n’est pas une mort «sans sens».

Mais, par delà ces objections, l’Enseignement social chrétien peut encore soulever d’autres critiques qui relèvent spécifiquement de l’éthique sociale. Revendiquer le droit à disposer de ces embryons congelés, c’est présupposer qu’on doive les traiter comme une chose dont on puisse disposer librement à l’instar de n’importe quel propriété. Or ni les parents ni les spécialistes de la procréation ne sont les propriétaires de ces embryons en «surnombre». De telles requêtes d’appropriation ne peuvent se rapporter qu’à des choses, jamais à des êtres humains, même s’ils sont encore tout à fait infimes, incapables d’expression et sans défense. Elever des revendications de propriété sur des hommes, c’est les rendre esclaves. Vis-à-vis de ces revendications de la part de la science et de la médecine concernant ces embryons congelés, on doit en conséquence se poser la question de savoir si elles ne sont pas en train de réintroduire l’esclavage dont l’abolition a été une conquête  si laborieuse, en faisant de ces embryons produits artificiellement, qualifiés de surnuméraires,  les esclaves du 21e siècle. L’origine de la démocratie des Etats de droit ne peut se dissocier de l’abolition de l’esclavage et de l’égalité de la dignité humaine. C’est pourquoi la recherche des cellules souches embryonnaires par la mise à mort d’embryons fait partie des mutations, tout comme l’avortement et l’euthanasie, qui mettent en cause la légitimité de la démocratie des Etats de droit. Aucune décision majoritaire ne peut le justifier. S’opposer à de telles mutations est la mission de l’Enseignement social chrétien et des interventions de l’Église.

Au cours de son pontificat, Jean Paul II en a été conscient de façon extraordinaire. Il a été le représentant d’une culture de la vie, lui qui n’a jamais hésité à défendre les conditions de légitimité d’une démocratie basée sur l’État de droit en s’insurgeant contre un relativisme moral et il a pris parti en faveur du droit à la vie et de la dignité humaine des enfants à naître et des enfants démunis, rappelant aux hommes politiques leur responsabilité. Il a exhorté le président de la République fédérale d’Allemagne, Richard von Weizsäcker, à l’occasion de sa visite d’adieu au Vatican le 3 mars 1994: «Parfois, même chez les politiques chrétiens, les débats portant sur la protection de la vie suscitent la peur de se prononcer ouvertement en élevant un protestation, quand se manifeste l’impression qu’une majorité démocratique est favorable à la mise à mort de la vie humaine, menacée ou exposée, sans défense, ou à naître ou moribonde … La perte des repères préétablis ne peut jamais justifier le silence de la part d’un homme politique qui se sait responsable devant Dieu des êtres humains et de l’ordre moral. L’intelligence de l’homme politique en responsabilité se traduit dans la mesure où il est à même de s’opposer à la majorité supposée applaudir, quand il y va des valeurs fondamentales de la culture humaine. Précisément dans les questions limites de la vie où a cessé de régner un consensus social absolu, il faut parfois prononcer une parole inconfortable.»

Dans leur lettre pastorale «Living the Gospel of lif » du 24 novembre 1998, les évêques américains ont donné eux-mêmes  un exemple remarquable dans la  défense du droit à la vie des enfants à naître et d’une loi libérale constitutionnelle, en rappelant que la mission de la protection de la vie était actuellement le sujet principal de la sauvegarde d’une démocratie basée sur l’État de droit. Puisse notre symposium être une contribution au rappel de  la portée de cette mission qui incombe à la Doctrine sociale de l'Église, en vue de nous rendre capable de résoudre cette tâche.

Professeur Manfred SPIEKER
Président de l'AIESC

Rome septembre 2006
mspieker@uos.de









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