11 décembre 2008
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Un jour, une question très simple me fut posée :“Qu'est ce que l'enseignement social chrétien ?“ N'ayant pas beaucoup de temps pour trouver une réponse suffisamment développée, car je participais à une émission radio en direct, je répondis tout simplement : „C’est la mise en application des dix commandements dans les questions de la vie sociale“. Cette réponse spontanée, peut-être trop simple, m’a paru juste. J’y reviens donc très souvent.
L'enseignement social de l'Eglise catholique propose l’édification d’une civilisation nouvelle, civilisation de l'amour d’après les exigences issues de la foi chrétienne. Dans cette perspective, les fondements de l’enseignement social chrétien reposent sur la Bible et sur la Tradition de l'Eglise. Cependant, cela ne suffit pas pour élaborer notre développement en tenant compte des questions morales complexes posées par le monde actuel. De fait, cet enseignement implique des dimensions pluridisciplinaires. Parmi les sciences tenant un rôle important dans le contenu de l'enseignement social chrétien, il n’est pas possible d’ignorer la philosophie, en particulier l'anthropologie et pas n’importe quelle anthropologie! Si nous redisons à la suite de notre Pape Jean-Paul II, dans son encyclique Redemptor hominis, que „l'homme est la route de l'Eglise“, l'anthropologie entre au coeur de l'enseignement social de l'Eglise.
Avant la parution de sa célèbre encyclique Rerum Novarum, le Pape Léon XIII a mis en évidence les fondements solides sur lesquels il a bâti son intervention à propos des problèmes sociaux à résoudre de toute urgence. En 1879, fut publiée son encyclique Aeterni Patris. Il me semble, malheureusement, que ce document ait été mal perçu. Cette encyclique fut réduite au fil des ans à des débats entre philosophes scholastiques et thomistes. En Pologne, comme dans d’autres pays, on schématisait en disant qu’elle était “l’encyclique qui a réintroduit le thomisme dans les écoles catholiques comme une philosophie obligatoire”. Il est vrai que le contenu de ce document pontifical a provoqué une discussion à l’intérieur même de l’Eglise sur la place de la philosophie de saint Thomas d’Aquin, “le Docteur Angélique”, dans les programmes de l’enseignement dans les universités catholiques. Après des années de conflits intellectuels, l'encyclique Aeterni Patris a porté les fruits du renouveau de la philosophie néoscholastique avec des interprétations différentes. Au début du XXème siècle, de remarquables thomistes tels que le Cardinal Mercier, le Père Garrigou-Lagrange, Jacques Maritain et Etienne Gilson, nous ont montré la richesse tant ignorée, abandonnée et oubliée de la philosophie de saint Thomas d'Aquin, comme la pensée des Pères de l'Eglise. Il faut dire que l'inspiration du Pape Léon XIII à ce sujet fut primordiale.
Toutefois, en rédigeant cette encyclique, Léon XIII n’écrivait pas en vue de réformer les programmes universitaires, mais en tant que Pasteur responsable de l'Eglise Universelle. Alors, pour mieux comprendre son message lancé avec une vigueur extraordinaire, il est indispensable de réfléchir à cette encyclique précédant Rerum Novarum. D'abord le pape, en tant que philosophe, avait remarqué que l’idéalisme allemand et le matérialisme positiviste, régnant dans la mentalité intellectuelle, provenait des égarements intellectuels au XIXème siècle issus des idées du siècle des Lumières . Nulle part ne peut être trouvée la possibilité de poser une question d’ordre moral. L'idéalisme scientifique ignorait un tel domaine qui avait été réduit au domaine strictement privé. Qu'est-ce que cela peut concrètement signifier ? La réponse est simple. Il s’agit du relativisme moral.
Comment faire face à cette situation difficile, dangereuse voire même dramatique? Le Pape Léon XIII au début de son encyclique Aeterni Patris nous rappelle une pensée de saint Thomas d'Aquin; Si la raison se trompe, la volonté n'a pas de point d'appui. Elle tombe dans des erreurs morales. Si la raison est droite, bien placée sur des principes solides, elle doit être capable d’atteindre la vérité et, au niveau social, donner des fruits pour le bien commun et individuel.
Pour faire face aux obstacles et aux erreurs de la raison, il faut s’appuyer sur une vraie philosophie. Les apologistes chrétiens en étaient convaincus. Pour défendre la foi chrétienne menacée par les philosophies païennes qui “affirmaient qu’il y avait plusieurs dieux, que le monde materiel n’a ni commencement ni cause, que le cours des choses n’est pas régi par le conseil de la divine Providence, mais qu’il est mû par on ne sait quelle force aveugle et par une fatale nécessité”, ils ont utilisé les mêmes arguments de la raison issus de la philosophie grecque. Il est vrai que cette philosophie est née de la raison pure, même si elle est païenne. Mais la raison droite, fidèle à la réalité, est capable d'atteindre la vérité. La philosophie, fruit de la raison, peut nous conduire à la foi en établissant la concorde entre la foi et la raison. La philosophie, domaine de la raison, est commune aux dialogues avec le monde païen. Dans l’histoire, les apologistes ont considéré qu’il s’agissait d’une opposition entre les chrétiens, pour qui la Révélation divine était reçue dans la foi, et le monde grec élevé à la sagesse païenne. Aujourd'hui, cette opposition existe entre l'enseignement social chrétien et une culture laïque si souvent païenne. C'est pourquoi Léon XIII, au cours du XXème siècle, nous rappelle que les apologistes se jetaient à l’arraché sur l'arme des ennemis, l'arme de la raison, pour la retourner contre eux.
La recherche de la vérité n'a jamais été une tâche facile. Léon XIII, tout en admirant la grandeur de la raison, nous montre aussi ses faiblesses. C'est pourquoi Dieu nous a donné, outre la raison, la grâce de la lumière de la foi. Il n'y a aucune contradiction entre la Révélation reçue dans la foi et la raison, bien au contraire. Le Pape Léon XIII a présenté un vaste panorama sur la pensée des Pères de l'Eglise rassemblée dans les nombreux ouvrages de la scholastique, en particulier chez saint Thomas d'Aquin. Ce panorama a montré la nécessité d’élever la raison à un ordre moral considérant le niveau social et individuel. En effet, la raison a besoin de s’appuyer sur la foi, source de lumière pour la raison en recherche de vérité, et force de courage volontaire en vue de faire le bien.
Il parait difficile de trouver des références plus sérieuses et plus claires, les textes de référence actuels provenant du Pape Léon XIII, pour réfléchir aux questions abordées dans l'enseignement social chrétien. En citant pour exemple la philosophie de saint Thomas d’Aquin, Léon XIII ne donne pas seulement un exemple ou une illustration, mais veut indiquer quelle philosophie ou quelle anthropologie est capable de répondre aux égarements de la fin du XIXème siècle, causes du relativisme moral et même épistémologique actuel. La réponse est due à l’enracinement de la philosophie thomiste est dans le réalisme de la philosophie d'Aristote, fidèle au réel. Le pape a montré, en rappelant la nécessité de faire appel à la raison pour rétablir un ordre moral dans la vie sociale, que l’Eglise fut accusée à tort depuis par les philosophes du siècle des Lumières. Ils ont étouffé la raison et l’Eglise revient au premier rang par sa présence dans l’ordre moral et social en insistant sur la nécessité de faire appel à la raison. Il faut malheureusement constater que depuis Aeterni Patris, la situation ne s'est pas améliorée et qu’elle s'est dégradée.
Cependant le message du Pape Léon XIII, dont son épistémologie de l'enseignement social chrétien, reste tout à fait d’actualité. Les écrits de Jean-Paul II, qui se réfèrent à l'enseignement de Léon XIII, en témoignent. Il suffit de relire l’encyclique Fides et ratio pour constater la ressemblance évidente avec l'encyclique Aeterni Patris.
Le contexte actuel
En ce début du XXIème siècle, l'homme est lourdement menacé sur plusieurs plans. Après des siècles où l’homme se glorifiât à la place de Dieu, il est devenu l'objet de menaces aux différentes étapes de sa vie, en particulier celles où il est le plus fragile. Le formidable développement actuel de la médecine est cause de nouvelles tentations destructrices au lieu de le protéger. L'avortement, la conception in vitro, les nombreux enjeux génétiques allant jusqu'au clonage ou à l'euthanasie, en sont des exemples frappants. Si l'enseignement social chrétien a pour objectif la protection des droits de la personne humaine, le droit à la vie doit en être le centre. Aussi, ce n'est pas un hasard si la dernière rencontre annuelle de l'association internationale pour l'enseignement social chrétien s’est réunie autour du Cardinal Raffaele Martino dans les locaux de la Commission Pontificale Justice et Paix au Vatican. Le thème de réflexion choisi était : “La protection de la vie: mission de l'enseignement social chrétien”. En rappelant les thèses principales du “Compendium de la Doctrine Sociale de l'Eglise” , le Cardinal Martino a souligné que la loi pour la vie est la principale loi, “la loi de la loi”, car c’est sur la question de la protection de la vie humaine que l’humanité passe un examen décisif. Si nous ne respectons pas la vie, nous ne pouvons pas respecter l'homme. Cette thèse simple, presque naïve, reste le point de référence qui éprouve notre conduite dans de nombreux domaines.
Quelles sont les domaines où nous pouvons aujourd'hui mener notre combat pour la vie ? En ce début de XXIème siècle, la protection de la vie humaine est un problème d’ordre médical, familial, économique, politique, écologique, mais aussi théologique, philosophique et moral. Il n’est pas possible de traiter ici de tous ces domaines. Par contre, nous voulons apporter quelques réponses aux questions essentielles et vitales. En cette période où d’énormes progrès scientifiques offrent d’innombrables possibilités aux hommes, pourquoi la vie humaine est-elle plus que jamais menacée? Cette menace est-elle plus dramatique que jadis ? Où sont les fruits de l’humanisation de notre culture, si nous doutons de la valeur de la vie humaine comme telle? Quelles solutions trouver ? Comment dialoguer dans notre culture sachant qu’elle a perdu le sens de la personne humaine et le sens de sa vie ?
Rien de nouveau ?
Quelqu'un peut dire: “Rien de nouveau”. L'homme est soumis à de multiples tentations depuis le péché originel : l'avortement, l'euthanasie ou le suicide assisté sont connus depuis toujours. Les traces de ces menaces sont citées dans le “Serment d'Hippocrate” écrit, d’après les estimations de chercheurs, environ trois mille ans av. J.C.
L’un des débats actuels qui se déroule sous nos yeux concerne un des problèmes les plus importants: celui de la vie. Aussi, la tâche de l'enseignement social chrétien est-il de protéger la vie dans toutes ses phases, de la conception jusqu'à la mort naturelle. Après des siècles au cours lesquels l'homme a été tenté de prendre la place de Dieu sur terre (Descartes, le siècle des Lumières, le positivisme), il se trouve placé au coeur de menaces multiples. Peut-être, n’est-ce pas encore là le danger le plus effrayant ? Pendant le colloque réuni au Vatican, nous avons constaté que nous assistions aux actes de la légalisation des structures et des formes du péché. L'avortement, l'euthanasie et les autres actes criminels sont devenus objets de documents et d’institutions juridiques légaux. Tout ce qui se passe sous nos yeux en Hollande, en Belgique ou en France illustre par des exemples cette perversion de la pensée sur l'homme qui prétend remplacer Dieu, du moins remplacer la destinée surnaturelle et divine de sa créature. La perversion de la liberté humaine a ainsi dépassé la nature même de la raison. Etre libre, ce n'est plus pouvoir de choisir le bien, son bien, mais de choisir en toute liberté entre le mal et le bien! Voilà la perversion et quelle perversion !
Dans la conscience d’un lecteur de la presse quotidienne, l'avortement est devenu une méthode normale et courante de contraception, pour ne pas dire banale, de même que l'euthanasie est devenue une thérapie comme une autre, et si efficace contre la douleur en phase finale de la vie ! Ce contre-sens quotidien va encore plus loin en nous montrant la dignité de l'homme en train de mourir dans une clinique spécialisée, soit au moment qu’il a choisi, soit au moment choisi par le médecin. Plus de dix ans, j'ai enseigné à l'Académie de Médecine de Varsovie, en disant aux étudiants que la médecine est fondée sur la confiance créée entre deux personnes : celle qui a besoin d'être traitée par une thérapie médicale et celle qui est capable de répondre à ce besoin. Si nous allons chez le médecin, c'est parce que nous sommes convaincus que le médecin est notre avocat, le protecteur sérieux de notre vie et de notre santé. Au moment où fut légalisée l'euthanasie, cette relation est tombée effondrée et nul ne peut la remplacer. Le médecin, qui à l'époque d'Hippocrate était un soutien moral, même spirituel pour le patient, peut devenir un assassin protégé par les instruments de la législation. Dans ce cas, on ne peut plus évoquer la confiance sur laquelle se fondait la médecine. Au moment de notre plus grande faiblesse, notre protecteur peut se déguiser en ce “sauveur” qui va nous “sauver de ce monde”.
Avec les législations sur l'avortement et l'euthanasie pratiquées dans des cliniques officielles, la protection de la vie est devenue un problème juridique, politique, social et même culturel avant d’être moral. Il m’a été demandé un jour d’élaborer un programme d'éthique médicale pour les étudiants de médecine. (Je ne suis pas d’accord avec le remplacement du mot ‘éthique médicale’ par le mot ‘bioéthique’) . Parmi les multiples problèmes proposés aux étudiants, j’ai remarqué l’absence de mention sur l'avortement et sur l'euthanasie. On m’a répondu tout simplement: “On ne fait pas de politique dans notre université.”
Auprès des comités d'éthique
Si nous observons les statistiques actuelles sur l'avortement et l'euthanasie, elles sont effrayantes. Le travail extraordinaire mené par des Eglises et des organisations du type “pro life” n'est pas totalement inutile. Il faut au moins constater qu’il n'est plus si facile aujourd’hui de prendre une décision de rupture de grossesse. J'ai rencontré une femme me disant qu’elle avait avorté six fois sans se poser la question de quoi il s'agissait. Chaque fois qu'elle a entendu le diagnostic “vous êtes enceinte”, le médecin ajoutait : “Voulez-vous le garder ?” … “Alors il faut vous inscrire à une thérapie adaptée.” … “Oui, j'ai traité l'avortement comme une thérapie.” … “Si cela se passait maintenant, je me serais posée des questions...”, a ajouté cette femme à la fin de notre entretien.
C'est déjà quelque chose! La décision n'est plus au moins aussi évidente qu'auparavant. On ne peut pas dire que cela peut nous satisfaire dans notre combat pour la vie. Nous ne pouvons pas “baisser les bras”. Cela signifie que tout le travail reste encore devant nous. On pose des questions, on y réfléchit, on en discute. Il est vrai que très souvent les discours sur la question à propos de la vie sont décevants. Mais le débat reste ouvert et c'est à nous d’y apporter la réponse. Et quelle que soit cette réponse, elle doit être à la mesure de l’homme : une réponse libre de toute dialectique, libre des opinions politiques et économiques, mais une réponse à la mesure de l’homme et fidèle à la vérité.
Les débats, très à la mode depuis plusieurs années, ont marqué les développements des comités d'éthique. Pour un moraliste, la composition d'un comité a amené une fausse vision de l'éthique. Y sont membres, toujours un juriste, un sociologue, un psychologue et très souvent un prêtre. Bien évidemment, s’il s'agit de membres désignés par les autorités, le comité peut ne donner qu’un avis et non prendre des décisions d’ordre éthique. L'épistémologie du travail de ces comités s'inscrit dans l'ambiance culturelle qui tient à laisser aux gens la liberté de s’expliquer. Les comités d'éthique ont joué un rôle éminent pour mettre en évidence l'importance des problèmes moraux et d’une réflexion sur la vie humaine, ainsi que les dangers qui la menacent. Après un quart de siècle de fonctionnement de ces comités qui ne sont pas seulement des lieux d’échanges d’opinions, le résultat porte des fruits. Des questions se posent. La prise de décision concernant la vie humaine n'est plus facile, même si on constate l’absence de vérité sur l'homme observée ces derniers temps, y compris aux parlements ayant légalisé l'avortement et l'euthanasie.
Quelle réponse ?
Toutes les législations affirment que la destruction de la vie humaine est un crime qui exige une peine importante. Cette loi provient quasi directement de la première règle édictée par la loi naturelle et la loi révélée qui dit : “Tu ne tueras point”. Si la loi doit protéger la vie, cette règle primordiale semble suffisante pour tous les cas de menace sur la vie humaine. Cependant, dans des législations particulières, il n’en est pas de même. Le droit à la vie, dans certaines circonstances et à certains moments de fragilité de l’homme, en particulier au début et en fin de vie, rien n’est évident. Pour revenir au problème initial, il faut apporter une réponse à la question: “Qu’est-ce que l'homme, qu’est-ce que la vie humaine ?”
Cette question si fondamentale peut paraître naïve. Mais la mentalité de nos sociétés marquées par le fort développement des sciences n’est pas capable d’apporter de réponse précise. Il en est même devenu une mode d’entretenir le scepticisme en affirmant que l'homme est un mystère. Oui évidement, l'homme dans sa dimension corporelle et spirituelle est un vrai mystère. Cependant, en un autre sens de ce mot, l’homme n'est pas une réalité que nous ignorons, mais le sujet d’une ignorance de notre part, l’objet du mystère si important qui nous mène à une vraie
Nous sommes témoins de nombreuses tentatives de recherche d’une explication de la vie humaine. A propos des sciences biologiques et médicales par exemple, on a constaté que la réponse sera donnée par les découvertes génétiques. Toutefois, la recherche scientifique inhérente aux processus biochimiques, ses objets de recherche, ne sont pas capables de proposer des définitions d’ordre philosophique. En fin de compte, la génétique parle de l'homme comme d'une structure univoque : un être perdu dans le cosmos, sans raison d'exister.
Les sciences biologiques, traitant des processus biologiques multiples, ne visent pas directement la vie comme telle. D’où, l’absence de définition du corps humain et de la vie humaine. Celle-ci ne peut être qu’élaborée à partir d’une philosophie de l'être. Qui, parmi les scientifiques modernes marqués par l'idéologie positiviste, est capable de traiter sérieusement de la philosophie de l'être ? C'est pourquoi, dans le cadre du développement des sciences exactes accéléré par le puissant courant positiviste à la fin du XIXème siècle, le Pape Léon XIII a réclamé le retour à la philosophie qui permet d’élaborer une solide réflexion sur les questions d’ordre moral. Si nous voulons savoir comment traiter l'homme, il nous faut d'abord savoir qui est l'homme, pour agir selon la vérité et pour le bien de l'homme. Le message de l'encyclique Aeterni Patris reste donc plus encore d’actualité. Au milieu des opinions diverses et des positions multiples, ce message trace la voie face aux idées et aux idéologies qui fourmillent chaque jour devant nous.
En posant un premier regard sur la question de notre vie, on peut facilement comprendre qu’il s’agit là de quelque chose de très important pour nous. On peut être riche ou pauvre, homme de la rue ou président, professeur ou élève, prêtre ou médecin, chacun de nous est avant tout un être humain. Une deuxième remarque tirée de nos expériences quotidiennes y ajoute que la vie est un don que nous avons recu gratuitement, car il ne dépend pas de nous. A ce sujet, notre opinion est indiscutable : la vie est un don de nos parents, un don de la nature ou un don de Dieu Créateur. La notion de “don” s'inscrit dans une logique de fécondité, donc d'amour. Alors quelle menace que ce soit contre la vie, la nôtre ou la vie d’un autre, elle est toujours une perversion de l'amour. Cette logique de l'amour introduit et préfigure la dimension extraordinaire de la vie humaine. D’elle vient notre admiration suivie de notre responsabilité pour la vie. En tant que personnes humaines chrétiennes, nous mesurons la valeur du don de la vie, don de notre Créateur Amour et Vérité. La vie d'un homme n'est donc pas la vie d'un être absurde, perdu dans le cosmos, mais la vie d’une personne humaine consciente de sa présence au monde et qui reste en relation avec Son Créateur et les autres personnes du monde. D’ailleurs, nous ne savons pas ce que cette personne réalisera volontairement ou involontairement dans sa vie, ce qu’elle transmettra par son témoignage de vie aux générations présentes et futures.
Le langage du personnalisme possède une grande richesse, car il aborde et parle de l’homme dans son humanité, sa dimension unique et personnelle. La plupart des discussions qui abordent la protection de la vie humaine se concentre sur la question du début et de la fin de la vie, lieux des fragilités humaines où l’homme est dépendant. Il me semble que le problème est mal posé. Les philosophies de processus, mécanistes ou scientifiques, ne peuvent toucher le coeur de ces moments décisifs que sont le commencement et la fin de la vie.
Comme disait sans cesse le professeur Marie-Dominique Philippe, l'homme est avant tout une réalité concrète. Toute philosophie humaine doit alors faire appel à une philosophie de l'être. Dans cette philosophie qu’a réclamée le Pape Léon XIII, ce que j’ai mentionné au début de cet article, la réponse à la question sur le début de la vie s’éclaircit. En philosophie de l'être, on prend conscience que la vie humaine est fondée sur le jugement d'existence, “ceci est”, premier principe métaphysique en philososophie première, conforme à notre premier regard intérieur sur la vie qui actualise une essence de la dimension corporelle et spirituelle. L'âme humaine, qui est en philosophie du vivant ce que la substance est en philosophie de l’être, la détermination de la forme chez Aristote, unit la matière pour construire le corps humain, “cathédrale de molécules”, et en tant que source d’unité de nos activités vitales favorisera la manifestation de nos capacités et de nos fonctions.
La conception du corps humain engage un processus qui débute au moment où deux premières cellules sont unies par l’âme, source d’unité déterminant la forme. L’important n’est donc pas de comptabiliser le nombre de cellules que comprend le corps humain dans son développement pour savoir à quel moment l’être humain humain existe. Ce n’est pas le nombre de cellules qui permet d’affirmer que la conception est effective ou pas : elle est. L'embryon n'est pas un nombre de cellules à déterminer. L’embryon est une personne avec un corps imparfait, incomplet, encore très fragile et soumis à se développer dans le sein de sa mère. Il n’en est pas moins déjà une personne.
Dans cette perspective, il faut transformer notre regard sur la conception de l'homme. Humainement, il s’agit d’un évènement extraordinaire qui bouleverse une famille, puis ses habitudes de vie quotidienne. Toutefois, au plan de la philosophie humaine, la naissance est une rencontre mystérieuse de fécondité, un face à face entre un nouveau-né et ses parents, puis ses proches. Elle ne caractérise pas le début de la vie de l'homme, mais elle matérialise d’une certaine manière le passage de l’invisible au visible, ce que la science n’admet pas ou mal. La médecine prénatale nous permet de voir le petit bébé immergé dans le ventre de sa mère. Puis le diagnostic et le traitement prénatal permet de traiter ce petit patient en cours de formation. Déjà au cours de ces étapes prénatales, la conscience de la famille se prépare à la présence de l'enfant. Et là, fort heureusement, le progrès scientifique vient à notre aide.
Une autre question se pose : “Pourquoi à partir de l'enseignement de l’Eglise enrichi après le Concile Vatican II, en particulier nourri du nombre si important de documents parus pendant le pontificat du Pape Jean-Paul II sur le droit et la protection de la vie, j'ai du me référer à un texte paru à la fin du XIXème siècle ? ” D’abord, le Pape Léon XIII a tenu une place éminente dans l’élaboration de la Doctrine sociale de l'Eglise. Ensuite, le contenu de l'encyclique Aeterni Patris est insuffisamment connu, ce qui limite les programmes et les réformes universitaires. Enfin, le rappel de ce document est un signe encourageant. Lors de sa parution, on considérait à tort que tout était perdu face aux idéologies de progrès, que la parole du pape était inutile.
Aujourd’hui, ce document s’avère tout à fait d’actualité, car aucun dialogue véritable ne peut s’instaurer avec le monde laïc sans avoir posé la bonne question que traite cette encyclique : “Si nous ne découvrons pas un point commun, nous n'arrivons pas à comprendre qui est l'homme.”
Kazimierz Szalata,
Université Cardinal Wyszynski Varsovie
NOTA
Texte exact de Léon XIII au début de l’encyclique Aeterni Patris : “Il est naturel à l'homme de prendre pour guide de ses actes sa propre raison, il arrive que les défaillances de l'esprit entraînent facilement celles de la volonté ; et c'est ainsi que la fausseté des opinions, qui ont leur siège dans l'intelligence, influe sur les actions humaines et les vicie. Au contraire, si l'intelligence est saine et fermement appuyée sur des principes vrais et solides, elle sera, pour la société comme pour les particuliers, la source de grands avantages, d'innombrables bienfaits.”
L'enseignement social de l'Eglise catholique propose l’édification d’une civilisation nouvelle, civilisation de l'amour d’après les exigences issues de la foi chrétienne. Dans cette perspective, les fondements de l’enseignement social chrétien reposent sur la Bible et sur la Tradition de l'Eglise. Cependant, cela ne suffit pas pour élaborer notre développement en tenant compte des questions morales complexes posées par le monde actuel. De fait, cet enseignement implique des dimensions pluridisciplinaires. Parmi les sciences tenant un rôle important dans le contenu de l'enseignement social chrétien, il n’est pas possible d’ignorer la philosophie, en particulier l'anthropologie et pas n’importe quelle anthropologie! Si nous redisons à la suite de notre Pape Jean-Paul II, dans son encyclique Redemptor hominis, que „l'homme est la route de l'Eglise“, l'anthropologie entre au coeur de l'enseignement social de l'Eglise.
Avant la parution de sa célèbre encyclique Rerum Novarum, le Pape Léon XIII a mis en évidence les fondements solides sur lesquels il a bâti son intervention à propos des problèmes sociaux à résoudre de toute urgence. En 1879, fut publiée son encyclique Aeterni Patris. Il me semble, malheureusement, que ce document ait été mal perçu. Cette encyclique fut réduite au fil des ans à des débats entre philosophes scholastiques et thomistes. En Pologne, comme dans d’autres pays, on schématisait en disant qu’elle était “l’encyclique qui a réintroduit le thomisme dans les écoles catholiques comme une philosophie obligatoire”. Il est vrai que le contenu de ce document pontifical a provoqué une discussion à l’intérieur même de l’Eglise sur la place de la philosophie de saint Thomas d’Aquin, “le Docteur Angélique”, dans les programmes de l’enseignement dans les universités catholiques. Après des années de conflits intellectuels, l'encyclique Aeterni Patris a porté les fruits du renouveau de la philosophie néoscholastique avec des interprétations différentes. Au début du XXème siècle, de remarquables thomistes tels que le Cardinal Mercier, le Père Garrigou-Lagrange, Jacques Maritain et Etienne Gilson, nous ont montré la richesse tant ignorée, abandonnée et oubliée de la philosophie de saint Thomas d'Aquin, comme la pensée des Pères de l'Eglise. Il faut dire que l'inspiration du Pape Léon XIII à ce sujet fut primordiale.
Toutefois, en rédigeant cette encyclique, Léon XIII n’écrivait pas en vue de réformer les programmes universitaires, mais en tant que Pasteur responsable de l'Eglise Universelle. Alors, pour mieux comprendre son message lancé avec une vigueur extraordinaire, il est indispensable de réfléchir à cette encyclique précédant Rerum Novarum. D'abord le pape, en tant que philosophe, avait remarqué que l’idéalisme allemand et le matérialisme positiviste, régnant dans la mentalité intellectuelle, provenait des égarements intellectuels au XIXème siècle issus des idées du siècle des Lumières . Nulle part ne peut être trouvée la possibilité de poser une question d’ordre moral. L'idéalisme scientifique ignorait un tel domaine qui avait été réduit au domaine strictement privé. Qu'est-ce que cela peut concrètement signifier ? La réponse est simple. Il s’agit du relativisme moral.
Comment faire face à cette situation difficile, dangereuse voire même dramatique? Le Pape Léon XIII au début de son encyclique Aeterni Patris nous rappelle une pensée de saint Thomas d'Aquin; Si la raison se trompe, la volonté n'a pas de point d'appui. Elle tombe dans des erreurs morales. Si la raison est droite, bien placée sur des principes solides, elle doit être capable d’atteindre la vérité et, au niveau social, donner des fruits pour le bien commun et individuel.
Pour faire face aux obstacles et aux erreurs de la raison, il faut s’appuyer sur une vraie philosophie. Les apologistes chrétiens en étaient convaincus. Pour défendre la foi chrétienne menacée par les philosophies païennes qui “affirmaient qu’il y avait plusieurs dieux, que le monde materiel n’a ni commencement ni cause, que le cours des choses n’est pas régi par le conseil de la divine Providence, mais qu’il est mû par on ne sait quelle force aveugle et par une fatale nécessité”, ils ont utilisé les mêmes arguments de la raison issus de la philosophie grecque. Il est vrai que cette philosophie est née de la raison pure, même si elle est païenne. Mais la raison droite, fidèle à la réalité, est capable d'atteindre la vérité. La philosophie, fruit de la raison, peut nous conduire à la foi en établissant la concorde entre la foi et la raison. La philosophie, domaine de la raison, est commune aux dialogues avec le monde païen. Dans l’histoire, les apologistes ont considéré qu’il s’agissait d’une opposition entre les chrétiens, pour qui la Révélation divine était reçue dans la foi, et le monde grec élevé à la sagesse païenne. Aujourd'hui, cette opposition existe entre l'enseignement social chrétien et une culture laïque si souvent païenne. C'est pourquoi Léon XIII, au cours du XXème siècle, nous rappelle que les apologistes se jetaient à l’arraché sur l'arme des ennemis, l'arme de la raison, pour la retourner contre eux.
La recherche de la vérité n'a jamais été une tâche facile. Léon XIII, tout en admirant la grandeur de la raison, nous montre aussi ses faiblesses. C'est pourquoi Dieu nous a donné, outre la raison, la grâce de la lumière de la foi. Il n'y a aucune contradiction entre la Révélation reçue dans la foi et la raison, bien au contraire. Le Pape Léon XIII a présenté un vaste panorama sur la pensée des Pères de l'Eglise rassemblée dans les nombreux ouvrages de la scholastique, en particulier chez saint Thomas d'Aquin. Ce panorama a montré la nécessité d’élever la raison à un ordre moral considérant le niveau social et individuel. En effet, la raison a besoin de s’appuyer sur la foi, source de lumière pour la raison en recherche de vérité, et force de courage volontaire en vue de faire le bien.
Il parait difficile de trouver des références plus sérieuses et plus claires, les textes de référence actuels provenant du Pape Léon XIII, pour réfléchir aux questions abordées dans l'enseignement social chrétien. En citant pour exemple la philosophie de saint Thomas d’Aquin, Léon XIII ne donne pas seulement un exemple ou une illustration, mais veut indiquer quelle philosophie ou quelle anthropologie est capable de répondre aux égarements de la fin du XIXème siècle, causes du relativisme moral et même épistémologique actuel. La réponse est due à l’enracinement de la philosophie thomiste est dans le réalisme de la philosophie d'Aristote, fidèle au réel. Le pape a montré, en rappelant la nécessité de faire appel à la raison pour rétablir un ordre moral dans la vie sociale, que l’Eglise fut accusée à tort depuis par les philosophes du siècle des Lumières. Ils ont étouffé la raison et l’Eglise revient au premier rang par sa présence dans l’ordre moral et social en insistant sur la nécessité de faire appel à la raison. Il faut malheureusement constater que depuis Aeterni Patris, la situation ne s'est pas améliorée et qu’elle s'est dégradée.
Cependant le message du Pape Léon XIII, dont son épistémologie de l'enseignement social chrétien, reste tout à fait d’actualité. Les écrits de Jean-Paul II, qui se réfèrent à l'enseignement de Léon XIII, en témoignent. Il suffit de relire l’encyclique Fides et ratio pour constater la ressemblance évidente avec l'encyclique Aeterni Patris.
Le contexte actuel
En ce début du XXIème siècle, l'homme est lourdement menacé sur plusieurs plans. Après des siècles où l’homme se glorifiât à la place de Dieu, il est devenu l'objet de menaces aux différentes étapes de sa vie, en particulier celles où il est le plus fragile. Le formidable développement actuel de la médecine est cause de nouvelles tentations destructrices au lieu de le protéger. L'avortement, la conception in vitro, les nombreux enjeux génétiques allant jusqu'au clonage ou à l'euthanasie, en sont des exemples frappants. Si l'enseignement social chrétien a pour objectif la protection des droits de la personne humaine, le droit à la vie doit en être le centre. Aussi, ce n'est pas un hasard si la dernière rencontre annuelle de l'association internationale pour l'enseignement social chrétien s’est réunie autour du Cardinal Raffaele Martino dans les locaux de la Commission Pontificale Justice et Paix au Vatican. Le thème de réflexion choisi était : “La protection de la vie: mission de l'enseignement social chrétien”. En rappelant les thèses principales du “Compendium de la Doctrine Sociale de l'Eglise” , le Cardinal Martino a souligné que la loi pour la vie est la principale loi, “la loi de la loi”, car c’est sur la question de la protection de la vie humaine que l’humanité passe un examen décisif. Si nous ne respectons pas la vie, nous ne pouvons pas respecter l'homme. Cette thèse simple, presque naïve, reste le point de référence qui éprouve notre conduite dans de nombreux domaines.
Quelles sont les domaines où nous pouvons aujourd'hui mener notre combat pour la vie ? En ce début de XXIème siècle, la protection de la vie humaine est un problème d’ordre médical, familial, économique, politique, écologique, mais aussi théologique, philosophique et moral. Il n’est pas possible de traiter ici de tous ces domaines. Par contre, nous voulons apporter quelques réponses aux questions essentielles et vitales. En cette période où d’énormes progrès scientifiques offrent d’innombrables possibilités aux hommes, pourquoi la vie humaine est-elle plus que jamais menacée? Cette menace est-elle plus dramatique que jadis ? Où sont les fruits de l’humanisation de notre culture, si nous doutons de la valeur de la vie humaine comme telle? Quelles solutions trouver ? Comment dialoguer dans notre culture sachant qu’elle a perdu le sens de la personne humaine et le sens de sa vie ?
Rien de nouveau ?
Quelqu'un peut dire: “Rien de nouveau”. L'homme est soumis à de multiples tentations depuis le péché originel : l'avortement, l'euthanasie ou le suicide assisté sont connus depuis toujours. Les traces de ces menaces sont citées dans le “Serment d'Hippocrate” écrit, d’après les estimations de chercheurs, environ trois mille ans av. J.C.
L’un des débats actuels qui se déroule sous nos yeux concerne un des problèmes les plus importants: celui de la vie. Aussi, la tâche de l'enseignement social chrétien est-il de protéger la vie dans toutes ses phases, de la conception jusqu'à la mort naturelle. Après des siècles au cours lesquels l'homme a été tenté de prendre la place de Dieu sur terre (Descartes, le siècle des Lumières, le positivisme), il se trouve placé au coeur de menaces multiples. Peut-être, n’est-ce pas encore là le danger le plus effrayant ? Pendant le colloque réuni au Vatican, nous avons constaté que nous assistions aux actes de la légalisation des structures et des formes du péché. L'avortement, l'euthanasie et les autres actes criminels sont devenus objets de documents et d’institutions juridiques légaux. Tout ce qui se passe sous nos yeux en Hollande, en Belgique ou en France illustre par des exemples cette perversion de la pensée sur l'homme qui prétend remplacer Dieu, du moins remplacer la destinée surnaturelle et divine de sa créature. La perversion de la liberté humaine a ainsi dépassé la nature même de la raison. Etre libre, ce n'est plus pouvoir de choisir le bien, son bien, mais de choisir en toute liberté entre le mal et le bien! Voilà la perversion et quelle perversion !
Dans la conscience d’un lecteur de la presse quotidienne, l'avortement est devenu une méthode normale et courante de contraception, pour ne pas dire banale, de même que l'euthanasie est devenue une thérapie comme une autre, et si efficace contre la douleur en phase finale de la vie ! Ce contre-sens quotidien va encore plus loin en nous montrant la dignité de l'homme en train de mourir dans une clinique spécialisée, soit au moment qu’il a choisi, soit au moment choisi par le médecin. Plus de dix ans, j'ai enseigné à l'Académie de Médecine de Varsovie, en disant aux étudiants que la médecine est fondée sur la confiance créée entre deux personnes : celle qui a besoin d'être traitée par une thérapie médicale et celle qui est capable de répondre à ce besoin. Si nous allons chez le médecin, c'est parce que nous sommes convaincus que le médecin est notre avocat, le protecteur sérieux de notre vie et de notre santé. Au moment où fut légalisée l'euthanasie, cette relation est tombée effondrée et nul ne peut la remplacer. Le médecin, qui à l'époque d'Hippocrate était un soutien moral, même spirituel pour le patient, peut devenir un assassin protégé par les instruments de la législation. Dans ce cas, on ne peut plus évoquer la confiance sur laquelle se fondait la médecine. Au moment de notre plus grande faiblesse, notre protecteur peut se déguiser en ce “sauveur” qui va nous “sauver de ce monde”.
Avec les législations sur l'avortement et l'euthanasie pratiquées dans des cliniques officielles, la protection de la vie est devenue un problème juridique, politique, social et même culturel avant d’être moral. Il m’a été demandé un jour d’élaborer un programme d'éthique médicale pour les étudiants de médecine. (Je ne suis pas d’accord avec le remplacement du mot ‘éthique médicale’ par le mot ‘bioéthique’) . Parmi les multiples problèmes proposés aux étudiants, j’ai remarqué l’absence de mention sur l'avortement et sur l'euthanasie. On m’a répondu tout simplement: “On ne fait pas de politique dans notre université.”
Auprès des comités d'éthique
Si nous observons les statistiques actuelles sur l'avortement et l'euthanasie, elles sont effrayantes. Le travail extraordinaire mené par des Eglises et des organisations du type “pro life” n'est pas totalement inutile. Il faut au moins constater qu’il n'est plus si facile aujourd’hui de prendre une décision de rupture de grossesse. J'ai rencontré une femme me disant qu’elle avait avorté six fois sans se poser la question de quoi il s'agissait. Chaque fois qu'elle a entendu le diagnostic “vous êtes enceinte”, le médecin ajoutait : “Voulez-vous le garder ?” … “Alors il faut vous inscrire à une thérapie adaptée.” … “Oui, j'ai traité l'avortement comme une thérapie.” … “Si cela se passait maintenant, je me serais posée des questions...”, a ajouté cette femme à la fin de notre entretien.
C'est déjà quelque chose! La décision n'est plus au moins aussi évidente qu'auparavant. On ne peut pas dire que cela peut nous satisfaire dans notre combat pour la vie. Nous ne pouvons pas “baisser les bras”. Cela signifie que tout le travail reste encore devant nous. On pose des questions, on y réfléchit, on en discute. Il est vrai que très souvent les discours sur la question à propos de la vie sont décevants. Mais le débat reste ouvert et c'est à nous d’y apporter la réponse. Et quelle que soit cette réponse, elle doit être à la mesure de l’homme : une réponse libre de toute dialectique, libre des opinions politiques et économiques, mais une réponse à la mesure de l’homme et fidèle à la vérité.
Les débats, très à la mode depuis plusieurs années, ont marqué les développements des comités d'éthique. Pour un moraliste, la composition d'un comité a amené une fausse vision de l'éthique. Y sont membres, toujours un juriste, un sociologue, un psychologue et très souvent un prêtre. Bien évidemment, s’il s'agit de membres désignés par les autorités, le comité peut ne donner qu’un avis et non prendre des décisions d’ordre éthique. L'épistémologie du travail de ces comités s'inscrit dans l'ambiance culturelle qui tient à laisser aux gens la liberté de s’expliquer. Les comités d'éthique ont joué un rôle éminent pour mettre en évidence l'importance des problèmes moraux et d’une réflexion sur la vie humaine, ainsi que les dangers qui la menacent. Après un quart de siècle de fonctionnement de ces comités qui ne sont pas seulement des lieux d’échanges d’opinions, le résultat porte des fruits. Des questions se posent. La prise de décision concernant la vie humaine n'est plus facile, même si on constate l’absence de vérité sur l'homme observée ces derniers temps, y compris aux parlements ayant légalisé l'avortement et l'euthanasie.
Quelle réponse ?
Toutes les législations affirment que la destruction de la vie humaine est un crime qui exige une peine importante. Cette loi provient quasi directement de la première règle édictée par la loi naturelle et la loi révélée qui dit : “Tu ne tueras point”. Si la loi doit protéger la vie, cette règle primordiale semble suffisante pour tous les cas de menace sur la vie humaine. Cependant, dans des législations particulières, il n’en est pas de même. Le droit à la vie, dans certaines circonstances et à certains moments de fragilité de l’homme, en particulier au début et en fin de vie, rien n’est évident. Pour revenir au problème initial, il faut apporter une réponse à la question: “Qu’est-ce que l'homme, qu’est-ce que la vie humaine ?”
Cette question si fondamentale peut paraître naïve. Mais la mentalité de nos sociétés marquées par le fort développement des sciences n’est pas capable d’apporter de réponse précise. Il en est même devenu une mode d’entretenir le scepticisme en affirmant que l'homme est un mystère. Oui évidement, l'homme dans sa dimension corporelle et spirituelle est un vrai mystère. Cependant, en un autre sens de ce mot, l’homme n'est pas une réalité que nous ignorons, mais le sujet d’une ignorance de notre part, l’objet du mystère si important qui nous mène à une vraie
Nous sommes témoins de nombreuses tentatives de recherche d’une explication de la vie humaine. A propos des sciences biologiques et médicales par exemple, on a constaté que la réponse sera donnée par les découvertes génétiques. Toutefois, la recherche scientifique inhérente aux processus biochimiques, ses objets de recherche, ne sont pas capables de proposer des définitions d’ordre philosophique. En fin de compte, la génétique parle de l'homme comme d'une structure univoque : un être perdu dans le cosmos, sans raison d'exister.
Les sciences biologiques, traitant des processus biologiques multiples, ne visent pas directement la vie comme telle. D’où, l’absence de définition du corps humain et de la vie humaine. Celle-ci ne peut être qu’élaborée à partir d’une philosophie de l'être. Qui, parmi les scientifiques modernes marqués par l'idéologie positiviste, est capable de traiter sérieusement de la philosophie de l'être ? C'est pourquoi, dans le cadre du développement des sciences exactes accéléré par le puissant courant positiviste à la fin du XIXème siècle, le Pape Léon XIII a réclamé le retour à la philosophie qui permet d’élaborer une solide réflexion sur les questions d’ordre moral. Si nous voulons savoir comment traiter l'homme, il nous faut d'abord savoir qui est l'homme, pour agir selon la vérité et pour le bien de l'homme. Le message de l'encyclique Aeterni Patris reste donc plus encore d’actualité. Au milieu des opinions diverses et des positions multiples, ce message trace la voie face aux idées et aux idéologies qui fourmillent chaque jour devant nous.
En posant un premier regard sur la question de notre vie, on peut facilement comprendre qu’il s’agit là de quelque chose de très important pour nous. On peut être riche ou pauvre, homme de la rue ou président, professeur ou élève, prêtre ou médecin, chacun de nous est avant tout un être humain. Une deuxième remarque tirée de nos expériences quotidiennes y ajoute que la vie est un don que nous avons recu gratuitement, car il ne dépend pas de nous. A ce sujet, notre opinion est indiscutable : la vie est un don de nos parents, un don de la nature ou un don de Dieu Créateur. La notion de “don” s'inscrit dans une logique de fécondité, donc d'amour. Alors quelle menace que ce soit contre la vie, la nôtre ou la vie d’un autre, elle est toujours une perversion de l'amour. Cette logique de l'amour introduit et préfigure la dimension extraordinaire de la vie humaine. D’elle vient notre admiration suivie de notre responsabilité pour la vie. En tant que personnes humaines chrétiennes, nous mesurons la valeur du don de la vie, don de notre Créateur Amour et Vérité. La vie d'un homme n'est donc pas la vie d'un être absurde, perdu dans le cosmos, mais la vie d’une personne humaine consciente de sa présence au monde et qui reste en relation avec Son Créateur et les autres personnes du monde. D’ailleurs, nous ne savons pas ce que cette personne réalisera volontairement ou involontairement dans sa vie, ce qu’elle transmettra par son témoignage de vie aux générations présentes et futures.
Le langage du personnalisme possède une grande richesse, car il aborde et parle de l’homme dans son humanité, sa dimension unique et personnelle. La plupart des discussions qui abordent la protection de la vie humaine se concentre sur la question du début et de la fin de la vie, lieux des fragilités humaines où l’homme est dépendant. Il me semble que le problème est mal posé. Les philosophies de processus, mécanistes ou scientifiques, ne peuvent toucher le coeur de ces moments décisifs que sont le commencement et la fin de la vie.
Comme disait sans cesse le professeur Marie-Dominique Philippe, l'homme est avant tout une réalité concrète. Toute philosophie humaine doit alors faire appel à une philosophie de l'être. Dans cette philosophie qu’a réclamée le Pape Léon XIII, ce que j’ai mentionné au début de cet article, la réponse à la question sur le début de la vie s’éclaircit. En philosophie de l'être, on prend conscience que la vie humaine est fondée sur le jugement d'existence, “ceci est”, premier principe métaphysique en philososophie première, conforme à notre premier regard intérieur sur la vie qui actualise une essence de la dimension corporelle et spirituelle. L'âme humaine, qui est en philosophie du vivant ce que la substance est en philosophie de l’être, la détermination de la forme chez Aristote, unit la matière pour construire le corps humain, “cathédrale de molécules”, et en tant que source d’unité de nos activités vitales favorisera la manifestation de nos capacités et de nos fonctions.
La conception du corps humain engage un processus qui débute au moment où deux premières cellules sont unies par l’âme, source d’unité déterminant la forme. L’important n’est donc pas de comptabiliser le nombre de cellules que comprend le corps humain dans son développement pour savoir à quel moment l’être humain humain existe. Ce n’est pas le nombre de cellules qui permet d’affirmer que la conception est effective ou pas : elle est. L'embryon n'est pas un nombre de cellules à déterminer. L’embryon est une personne avec un corps imparfait, incomplet, encore très fragile et soumis à se développer dans le sein de sa mère. Il n’en est pas moins déjà une personne.
Dans cette perspective, il faut transformer notre regard sur la conception de l'homme. Humainement, il s’agit d’un évènement extraordinaire qui bouleverse une famille, puis ses habitudes de vie quotidienne. Toutefois, au plan de la philosophie humaine, la naissance est une rencontre mystérieuse de fécondité, un face à face entre un nouveau-né et ses parents, puis ses proches. Elle ne caractérise pas le début de la vie de l'homme, mais elle matérialise d’une certaine manière le passage de l’invisible au visible, ce que la science n’admet pas ou mal. La médecine prénatale nous permet de voir le petit bébé immergé dans le ventre de sa mère. Puis le diagnostic et le traitement prénatal permet de traiter ce petit patient en cours de formation. Déjà au cours de ces étapes prénatales, la conscience de la famille se prépare à la présence de l'enfant. Et là, fort heureusement, le progrès scientifique vient à notre aide.
Une autre question se pose : “Pourquoi à partir de l'enseignement de l’Eglise enrichi après le Concile Vatican II, en particulier nourri du nombre si important de documents parus pendant le pontificat du Pape Jean-Paul II sur le droit et la protection de la vie, j'ai du me référer à un texte paru à la fin du XIXème siècle ? ” D’abord, le Pape Léon XIII a tenu une place éminente dans l’élaboration de la Doctrine sociale de l'Eglise. Ensuite, le contenu de l'encyclique Aeterni Patris est insuffisamment connu, ce qui limite les programmes et les réformes universitaires. Enfin, le rappel de ce document est un signe encourageant. Lors de sa parution, on considérait à tort que tout était perdu face aux idéologies de progrès, que la parole du pape était inutile.
Aujourd’hui, ce document s’avère tout à fait d’actualité, car aucun dialogue véritable ne peut s’instaurer avec le monde laïc sans avoir posé la bonne question que traite cette encyclique : “Si nous ne découvrons pas un point commun, nous n'arrivons pas à comprendre qui est l'homme.”
Kazimierz Szalata,
Université Cardinal Wyszynski Varsovie
NOTA
Texte exact de Léon XIII au début de l’encyclique Aeterni Patris : “Il est naturel à l'homme de prendre pour guide de ses actes sa propre raison, il arrive que les défaillances de l'esprit entraînent facilement celles de la volonté ; et c'est ainsi que la fausseté des opinions, qui ont leur siège dans l'intelligence, influe sur les actions humaines et les vicie. Au contraire, si l'intelligence est saine et fermement appuyée sur des principes vrais et solides, elle sera, pour la société comme pour les particuliers, la source de grands avantages, d'innombrables bienfaits.”