8 septembre 2009
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Dans son livre paru à Zurich en 1944 Civitas Humana, Wilhelm Röpke écrit, en citant Benjamin Constant [en français] : « L’imperceptible Genève a fourni aux annales des sciences, de la philosophie et de la morale, une moisson plus ample que bien des empires cent fois plus vastes et plus puissants . » Wilhelm Röpke (1899-1966) fait lui-même partie de ceux qui contribuèrent à renforcer la réputation de Genève : c’était un économiste allemand qui a enseigné durant 28 ans à l’Institut des Hautes Etudes Internationales. Qui donc était Wilhelm Röpke et pour quelles raisons son chemin l’a-t-il amené à Genève ?
Wilhelm Röpke est né le 10 octobre à Schwarmstedt près de Hanovre dans une famille de médecins de tradition luthérienne. Il a étudié l’économie politique dans les universités de Göttingen, de Tübingen et de Marburg . Après sa soutenance de thèse, il est devenu le 1er octobre 1924 peu de jours avant son 25e anniversaire, après sa nomination à l’université de Iéna, le professeur le plus jeune d’Allemagne. En 1927, il passa à l’université de Graz et en 1929, à celle de Marburg. Juste trois mois après la prise de pouvoir des nazis, ceux-ci l’expulsèrent le 25 avril 1933 au motif qu’il fut un des professeurs de l’université de Marburg qui s’était fait un nom en tant qu’adversaire du nationalsocialisme, en prenant la défense d’un collègue juif poussé au suicide. Il échappa à une arrestation en répondant en septembre 1933 à une proposition de l’université d’Istanbul que le fondateur de la Turquie laïque, Kemal Atatürk, avait instaurée comme université nouvelle de conception occidentale. Fin 1937, il répondit à la proposition de la chaire des questions économiques internationales de l’institut de Genève, que devaient suivre pour leur formation les futurs diplomates et les fonctionnaires des organisations internationales créées après la Première Guerre mondiale. En dépit de plusieurs tentatives en vue de l’inciter à rentrer en Allemagne après la fin du régime hitlérien, il y demeura jusqu’à sa mort qui survint le 13 février 1966. Mais, au cours de sa période genevoise, il a déjà été très sollicité, dès les années avant le régime hitlerien, comme expert et conseiller de la politique allemande. Il a défendu la réforme monétaire de Erhard et la libéralisation des prix de 1948, qui s’effectuèrent au début de la reprise économique de l’Allemagne ; il partageait l’option d’Adenauer en faveur de l’intégration occidentale de la République fédérale en vue de la protéger du communisme.
Wilhelm Röpke passe pour le grand penseur économique du 20e siècle et avec Walter Eucken, Alexander Rüstow, Franz Böhm, Alfred Müller-Armack et Ludwig Erhard qui allait devenir ministre de l’économie et chancelier, pour un des pères de l’économie sociale de marché, de cet ordre économique qui a été dans l’Allemagne d’après la Deuxième Guerre mondiale le fondement d’un essor économique, d’une paix sociale et d’une stabilité politique sans précédent. En dépit du fait qu’il soit demeuré à Genève, il a été l’ « intellectuel génial de la période Adenauer/Erhard » . Il a été davantage encore qu’un économiste politique. Il fut un théoricien de la société qui alliait les compétences du sociologue et du philosophe qui, en tant que luthérien, connaissait l’enseignement social catholique qu’il appréciait et ne cessait de citer, tout en déployant une intense activité dans ses publications qui, outre ses ouvrages, comprenaient d’innombrables articles en diverses langues et plusieurs pays, avant tout dans le Neue Züricher Zeitung, la Frankfurter Allgemeine Zeitung et le Rheinische Merkur. Aujourd’hui, il passe pour un « pionnier de l’économie culturelle ».
Röpke a développé sa théorie de la société dans trois ouvrages, qui représentent sa trilogie : Die Gesellschaftskrisis der Gegenwart (1942), Civitas Humana (1944) et « Jenseits von Angebot und Nachfrage »(1958), son livre le plus connu et dont le titre est devenu une référence célèbre. Les deux premiers livres, rédigés durant la Deuxième Guerre mondiale contiennent l’esquisse d’un ordre social pour la période suivant le régime hitlérien, avec une critique radicale des modèles sociaux totalitaires du national-socialisme et du communisme ainsi qu’une critique permanente des courants de la concentration de la puissance économique et politique dans ce qu’on appelle les pays industriels « capitalistes », destructeurs du marché, exigeant trop de l’Etat et paralysant la société. Rolf Hasse et Joachim Starbatty qualifient ces livres de « signes d’espoir et d’encouragement » dans la sombre période de la tyrannie . Röpke formule « les principes fondateurs de la République fédérale : l’économie de marché, le fédéralisme, l’alliance occidentale ». Dans L’au-delà de l’offre et de la demande, il expose dans une perspective, en partie marquée par son pessimisme, l’évolution des sociétés industrielles de l’ouest dans la première décennie qui suit la Deuxième Guerre mondiale. Il fait la critique du courant de la dérive de l’Etat providence et rappelle les préalables juridiques et éthiques d’une économie de marché libérale. Ce qui, selon lui, est décisif, ce sont « les réalités de l’au-delà de l’offre et de la demande dont dépendent le sens, la dignité et la plénitude de l’existence, les objectifs et les valeurs qui … sont inhérentes au domaine de la morale ». Il définit sa propre position comme celle d’un conservateur libéral qui se situe dans la ligne d’un Edmund Burke (1729-1797) et d’un Alexis de Tocqueville (1805-1859).
I. Marché et concurrence
Comme tous les créateurs du concept de l’économie de marché, Röpke voit dans cette économie de marché « l’unique ordre économique qui soit en harmonie … avec la liberté de l‘être humain ». Pour quelle raison faut-il donner la préférence à l’économie de marché – question qui se pose aussi à l’enseignement social chrétien - par rapport à toutes les autres organisations économiques ? Non, parce qu’elle nous mènerait à davantage de bien-être, mais pour le motif qu’elle correspond davantage à la liberté et à la dignité de la personne, qu’elle encourage sa capacité de réussir et qu’elle requiert le sens de sa responsabilité. Le fait que l’économie de marché nous conduise à une production supérieure et à davantage de bien-être que l’ordre économique socialiste est, selon lui, un « bonheur immérité ». Si tel n’était pas le cas et qu’elle apportât moins de bien être qu’une organisation économique socialiste, alors il faudrait bien lui donner la préférence .
A toutes les époques, la tâche de l’économie réside dans la nécessité d’approvisionner les hommes matériellement pour faire face à la rareté des ressources en vue de triompher de la pauvreté. Si l’économie entend assumer cette tâche, il lui faut se mettre au service du consommateur. Elle est alors au service du consommateur quand elle assure la concurrence comme un instrument apte à coordonner les décisions économiques décentralisées. À l‘encontre d’une opinion largement répandue même parmi les chrétiens, la concurrence n’a rien d’anti social. Bien au contraire, elle est « d’une utilité sociale, par le fait qu’elle améliore les produits, qu’elle fait baisser les coûts et les prix, augmentant alors ainsi le niveau de vie général . Elle offre à l’entrepreneur inventif, conscient des besoins et hardi la chance de réaliser du profit grâce à une satisfaction optimale des désirs des consommateurs. Mais cela l’oblige aussi à assumer sa responsabilité dans l’exercice de ses fonctions, parce que sa chance de gagner est sans cesse confrontée au risque de perdre. La concurrence donne à l’employé la chance d’avoir part au bénéfice grâce à des négociations salariales et à choisir librement son emploi. Elle rend possible au consommateur la satisfaction de ses besoins à des prix favorables. Comme tous ceux qui, dans le marché, offrent ou demandent quelque chose, en quête légitime de leurs avantages économiques, l’amélioration des produits et la baisse des prix et des coûts représentent une conséquence secondaire automatique. « Des conceptions nouvelles qui surgissent dans le processus de la concurrence, seront reprises par les concurrents … de sorte que se répand une connaissance des nouveautés par rapport aux biens, aux procédés de production et aux marchés. De cette manière, les fruits de ces succès individuels se développent dans la société (Hans Willgerodt). Du même coup, la concurrence diminue les bénéfices correspondants . » Aussi faut-il comprendre la concurrence « comme une forme de réalisation du progrès technique et économique qui s’effectue sans rencontrer le moindre obstacle ». Selon Röpke, l’économie ne se trouve jamais dans état d’équilibre stable d’offre et de demande. La pression de l’adaptation existe toujours. C’est pourquoi l’on n’a jamais le choix entre l’adaptation et la non adaptation, mais on n’a seulement le choix entre diverses formes d’adaptation : ou bien celle de du socialisme qui procède par le plan, les oukases ou la contrainte ou bien celle de l’économie de marché qui procède par la concurrence, la liberté des prix et un écart limité des salaires . » Quand on se trouve face à des marchés avec ou sans limites de concurrence « les clients sont contraints de subir des prix exorbitants, des qualités inférieures, un service insatisfaisant et l’attente de livraison ; ils sont relégués dans une position de quémandeurs ». Aussi peu qu’elle puisse plaire à tout individu particulier, c’est la mesure la plus efficace qui puisse mettre l’économie au service de tout consommateur. Elle rend possible « le bien être pour tous » (Ludwig Erhard). C’est pourquoi, cela lui confère d’ores et déjà une fonction sociale.
La doctrine sociale de l’Église catholique partage ces vues de façon implicite depuis Rerum Novarum et de façon tout à fait explicite depuis Centesimus annus. Jean Paul II voyait dans le libre marché « l’instrument le plus approprié pour répartir les ressources et répondre efficacement aux besoins » . Les mécanismes du marché aident « à faire mieux utiliser les ressources ; ils favorisent les échange de produits et surtout, ils placent au centre la volonté et les préférences de la personne ». C’est ce que confirme Benoît XVI dans Caritas in Veritate : « Le marché n’est pas de soi le lieu de la domination du fort sur le faible… » C’est bien au contraire « lorsqu’il est fondé sur une confiance réciproque et générale, l’institution économique qui permet aux personnes de se rencontrer en tant qu’agents économiques utilisant le contrat pour régler leurs relations et échangeant des biens et des services fongibles entre eux pour satisfaire leurs besoins et leurs désirs . »
Mais pour que la concurrence puisse exercer sa fonction sociale, encore faut-il, tant du point de vue de l’enseignement social chrétien que de celui de Röpke et des autres pères de l’économie sociale de marché, que quelques conditions préalables soient remplies : il faut que soit respecté la propriété privée et la liberté contractuelle, qu’elle soit assurée juridiquement, que soit garantie une libre fixation des prix sur le marché avec une monnaie stable et que la liberté du travail, du capital, des biens et des services soient assurée. Une telle économie de marché qui remplit de telles conditions est l’ordre économique qui répond au régime politique d’une démocratie qui respecte le mieux la séparation des pouvoirs. L’économie de marché peut seule stimuler et récompenser la disponibilité au travail de l’homme, si le marché n’est pas corrompu par des monopoles . Une telle concurrence qui remplit ces conditions est un instrument apte à décentraliser la puissance économique. La critique des courants de concentration et le plaidoyer en faveur de la décentralisation sont comme un fil rouge qui s’étire à travers l’œuvre de Röpke. Occasionnellement, il existe chez lui parfois une tendance à idéaliser des territoires de faible ampleur (à l’helvétique).
On pourrait pourtant soulever trois objections à l’encontre de cet éloge de l’économie de marché : 1. Une concurrence, livrée à elle-même, tend à ce que ceux qui offrent les biens et les services tentent de s’assurer des avantages étrangers à la concurrence par des oligopoles et des monopoles. Les offrants les plus forts refoulent les plus faibles. Ainsi la concurrence se trouve toujours exposé au danger de s’octroyer pour elle-même des avantages. 2. Même quand elle fonctionne de sorte qu’elle attribue les avantages mentionnés au bénéficiaire, toute société comporte d’innombrables groupes qui refusent d’apporter aucune contribution à la concurrence économique et qui se trouvent désavantagés dans la répartition de ses fruits : les personnes âgés et les malades, les invalides et les handicapés, les jeunes et les enfants de famille nombreuse et surtout les chômeurs. 3. Il existe des biens et des services qui ne sont pas commercialisables et qui échappent ainsi au jeu de l’offre et de la demande, ou, selon l’expression de l’encyclique Caritas in Veritate ne sont pas « fongibles » entre eux.
Il faut prendre au sérieux ces objections qui sont fondées et importantes. Elles ont d’ailleurs été bien prises au sérieux par Wilhelm Rökpe et les pères de l’économie sociale du marché. Cela les distingue des représentants d’un capitalisme du laisser-faire. C’est la raison pour laquelle il qualifie sa position de « troisième voie » au-delà du capitalisme et du collectivisme . Il réprouve tout autant le « libéralisme dégénéré » que le collectivisme . Alfred Müller-Armack reproche au libéralisme classique la « grave faute » d’avoir négligé non seulement le fait que le marché et la concurrence ont besoin d’assurances importantes de nature culturelle, sociale et politique, mais également le fait que les résultats des processus de l’économie de marché ne sont pas d’emblée satisfaisantes et, en conséquence, elles requièrent une rectification qui soit assurément en conformité avec le marché, mais qui soit d’abord pourtant de nature politique . À cet égard, le marché ne peut être laissé à lui-même ; d’une part, il a besoin de l’État, de l’autre, d’une culture humaniste. Le législateur, l’administration et la justice doivent garantir que l’accès reste ouvert, que la concurrence ne soit pas limitée, que les risques de perte ne soient pas à la charge des contribuables et que ses résultats soient l’objet de rectifications si prudentes qu’elles soient supportables socialement, mais la culture doit assurer les valeurs au-delà de l’offre et de la demande, qui marquent le comportement des intervenants du marché et qui, pour le bien commun, ne sont pas moins décisives que de bonnes institutions.
II. Les devoirs de l’État
L’État a un devoir capital de politique économique et un autre, qui n’est pas moins essentiel, de politique sociale. Le devoir économique est l’assurance de la liberté de concurrence, à bien des égards menacée par les méthodes déloyales de concurrence, par des accords sur les prix, des cartels, des oligopoles et des monopoles. Aussi Wilhelm Röpke et les théoriciens de l’économie de marché plaident-ils en faveur d’une volonté politique officielle qui instaure un encadrement, en assurant le marché et la concurrence tout comme la propriété privée et la liberté contractuelle. Ils n’opposent pas à l’État un refus d’intervenir. Mais ses mesures de flexibilité doivent être en conformité avec le marché et non pas des mesures de sauvegarde des industries qui s’opposeraient au marché . Le législateur, désireux d’assurer la liberté de concurrence, doit ne pas perdre de vue qu’en prenant trop de mesures et de réglementations néfastes, par exemple des subventions, des « primes à la casse », des contingentements du marché extérieur, des règlements relatifs aux devises, des cautions ou des crédits en vue d’éviter les faillites, autant de mesures qui peuvent conduire l’Etat à mettre en danger même la liberté de concurrence, comme on l’a vu en cette crise récente de l’économie. Il doit donc se garder de prendre trop de mesures tout comme il doit éviter d’en prendre trop peu.
Le second devoir de l’État réside dans la garantie d’un minimum de sécurité sociale. Un État qui, avec le marché, accepte aussi l’écart entre les salaires, et qui, en conséquence, envisage pour l’ouvrier le risque d’un chômage temporaire, doit lui garantir un « minimum de stabilité matérielle et immatérielle dans son existence » . La politique sociale vise, à cet égard, non seulement à rectifier ultérieurement des résultats fâcheux dans la redistribution, provenant des aléas du marché, mais encore la condition nécessaire de l’économie de marché. Une liberté économique, notamment la liberté de la concurrence et la justice sociale, « la compensation sociale » comme a coutume de le dire Müller-Armack, représentent des objectifs complémentaires et de même importance de l’économie sociale de marché. Assurément, c’est déjà la plus grande efficacité de l’économie qui passe pour « un bénéfice socio politique », mais cela ne suffit pas pour atteindre l’objectif de la justice sociale . Il est nécessaire d’y ajouter en plus un régime de prestations sociales, garantissant à cette couche de la société une existence humaine : de tels citoyens ne sont pas efficaces du point de vue économique ; ce sont les démunis et les non assurés pour qui l’État garantit le droit à l’aide sociale et c’est ainsi que finalement l’État, par la mise en œuvre de l’organisation du travail, grâce au droit du travail, au droit du contrat tarifaire, au droit de la charte d’entreprise et de la cogestion, protège les employés. On reconnaît ici la préoccupation des théoriciens de l’économie sociale du marché non seulement de la présence d’un régime de prestations de l’État social, mais aussi des méthodes de ces prestations. Ces prestations servies par l’État social doivent remplir les critères de la conformité du marché, elles doivent constituer en tant que transfert de revenu une aide destinée à se prendre soi-même en charge . C’est à cette seule condition, qu’ils évitent de saper l’économie de marché comme source d’impôts et de contribution pour financier ces prestations. En revanche, si l’État social tentait de les régler par une voie non conforme au marché, par exemple en recourant au contrôle des prix, aux subventions, aux garanties d’emplois, à la fixation du montant des salaires ou à d’autres mesures analogues, à long terme, il irait lui-même à sa perte.
L’enseignement social chrétien envisage également les devoirs de l’État relatifs à l’assurance d’un ordre économique et social ordonné au bien commun, bien que la seconde mission d’une politique sociale ait longtemps prévalu sur la première, à savoir la liberté du marché et de la concurrence. Si Léon XIII dans Rerum Novarum(1891) et Pie XI dans Quadragesimo Anno (1931) avait déjà souligné la nécessité de prendre des mesures publiques dans les limites du droit naturel et du principe de subsidiarité en vue de régler la question sociale et d’édifier un ordre social et politique plein d’humanité , les deux encycliques les plus récentes, Centesimus Annus de Jean-Paul II (1991) et Caritas in Veritate de Benoît XVI (2009) se sont consacrés à préciser les devoirs de l’État tenu d’assurer une organisation de l’économie du marché d’une part et de l’autre, un ordre social. Face à la crise économique actuelle, Benoît XVI part d’un renforcement du rôle de l’État. Il le perçoit dans le fait qu’il a récupéré nombre de ses compétences, sans dire par ailleurs de quelles compétences il s’agit . Finalement, comme l’avait indiqué Jean XXIII dans Pacem in Terris, il en appelle à une « autorité politique mondiale » qui, bien sûr, doit être axée sur le principe de subsidiarité . Centesimus Annus était sur ce point d’une part plus réservé et d’autre part plus précis. L’État, dit le pape, a « pour devoir, de déterminer le cadre juridique à l’intérieur desquels se déploient les rapports économiques et de sauvegarder ainsi la condition première d’une économie libre, qui présuppose une certaine égalité entre les parties, d’une manière telle que l’une d’elles ne soit pas par rapport à l’autre puissante au point de la réduire pratiquement en esclavage . » Il doit éviter de « ramener le travail de l’homme et l’homme lui-même au rang d’une simple marchandise » . Il lui revient de se préoccuper de protéger les conditions de travail et le milieu naturel . Il doit réglementer les conditions de la cogestion , il doit empêcher les monopoles destructeurs de compromettre la concurrence et finalement garantir la sécurité des « libertés individuelles et de la propriété sans compter une monnaie stable et des services publics efficaces » . Ses politiques économiques, financières, sociales et environnementales sont destinées « à assurer une croissance équilibrée et une situation de plein emploi », une assurance des retraités et des chômeurs, un niveau élevé de formation et des politiques de recyclage professionnel pour faciliter le passage des travailleurs dans les secteurs en crise vers d’autres secteurs de développement . » Quoiqu’il en soit de la diversité des tâches, que l’enseignement social chrétien reconnait à l’État, il ne cesse de lui en rappeler ses limites. Dans deux secteurs qui posent problèmes, qui sont particulièrement d’actualité dans la crise économique présente, ceci se vérifie et dans ces deux séries de questions, on relève de nouveau des parallèles avec l’œuvre de Wilhelm Röpke, auxquels récemment Wolfgang Ockenfels a fait référence .
Dans Centesimus Annus, Jean-Paul II écrit que l’État peut à côté de ses multiples tâches singulières « envisager des interventions de suppléance dans des situations exceptionnelles lorsque des groupes sociaux ou des ensembles d’entreprises sont trop faibles ou en cours de constitution ne sont pas à la hauteur de leurs tâches . » Cela visait, assurément, ces pays qui, en 1991, étaient en train de surmonter l’oppression communiste, qui avait ignoré une économie de marché et un libre entreprenariat. Cela vaut certainement aussi pour des crises financières et économiques globales ou « systémiques » comme ce fut le cas de la crise économique mondiale de 1931 ou la crise financière et économique actuelle. Mais déjà, dans Centesimus Annus, Jean-Paul II avertissait « que ces interventions de suppléance, que justifie l’urgence d’agir pour le bien commun, doivent être limitées dans le temps, autant que possible, pour ne pas enlever de manière stable à ces groupes ou à ces entreprises les compétences qui leur appartiennent et pour ne pas étendre à l’excès le cadre de l’action de l’État, en portant atteinte à la liberté économique ou civile » . Wilhelm Röpke avait le même point de vue. Pour triompher de la « Grande Dépression », de la crise économique mondiale de 1931, il reconnaissait tout à fait à l’Etat dont par ailleurs il soulignait les limites, de grandes interventions de suppléance, même si dans d’autres cas, il était un critique décidé de la théorie de Keynes de la gouvernance conjoncturelle par le recours aux abstraites grandeurs d’ensemble. Mais, dans ce cas exceptionnel, il soutenait comme Keynes l’obligation de l’État en vue de relancer la demande .
Le second parallèle relatif aux limites de l’État se manifeste dans la critique de l’Etat d’assistance. Que l’État ait le devoir d’assurer un régime de prestation publique pour « écarter les formes inhumaines de la misère et de la disette », depuis Rerum Novarum, l’enseignement social chrétien ne laisse aucun doute. Mais l’Etat social doit lui aussi respecter le principe de subsidiarité. En revanche, cet État d’assistance qui fait fi de ce principe de subsidiarité, voici ce qu’en dit Jean-Paul II dans Centesimus Annus ; il le met en garde « en intervenant directement et privant la société de ses responsabilités, l’Etat de l’assistance provoque la déperdition des forces humaines, l’hypertrophie des appareils publics, animés par une logique bureaucratique plus que par la préoccupation d’être au service des usagers, avec une croissance énorme des dépenses » . Aussi aucun État ne peut-il assurer l’exercice du droit au travail pour tous. L’Etat ne pourrait assurer un tel droit « sans contrôler toute la vie économique et entraver la liberté des initiatives individuelles » . Wilhelm Röpke qui, lui non plus, ne laisse aucun doute sur la nécessité « d’une aide solidaire de la société » qu’il faut apporter aux victimes des développements économiques, critique l’hypertrophie de l’État d’assistance réduit à un « argent de poche », qui prive l’homme de la libre disposition de son revenu et se réserve pour lui la satisfaction des biens nécessaires à l’existence. Un tel État, selon Röpke et Tocqueville, devient le tyran en détruisant la liberté. Le résultat n’est pas l’humanisation de l’Etat, mais l’étatisation de l’homme .
III. Au-delà de l’offre et de la demande
Pour l’assurance de l’économie sociale de marché, pas moins importante qu’une bonne intelligence des devoirs de l’État, c’est la culture de la société et l’éthique des acteurs du marché. Dans l’ensemble de son œuvre, Röpke ne laisse apparaître aucun doute sur le fait que le marché et la concurrence « ne peuvent être « seulement entendue et défendue comme une partie de l’ensemble d’une organisation supérieure et plus ample ». Selon lui, la société elle-même ne peut s’édifier sur la loi de l’offre et de la demande. L’État est davantage qu’une société par actions . L’économie de marché a besoin « d’un cadre stable de nature anthropologique et sociologique » . Röpke critique la « pudeur des savants », notamment celle des économistes politiques, à se préoccuper des questions éthiques . Selon lui, les sciences sociales, y compris le droit et l’économie, sont des sciences morales et pratiques, inséparables des jugements de valeurs . Hennecke, le biographe de Röpke, qualifie l’intelligence qu’il a de la science économique d’« éthique au sens aristotélicien» . Quant à Röpke, il décrit sa position comme une « troisième voie » au-delà du capitalisme et du collectivisme ou encore comme un « humanisme économique» » . Ce cadre anthropologique et sociologique, dans lequel il désire le voir inséré, est en étroite parenté avec les fondements anthropologiques et les principes d’ordre de l’enseignement social chrétien. Il est rare que Röpke parle expressis verbis de cet enseignement social chrétien, des Églises ou de la religion. Il fait partie de ceux qui, selon ses propres termes, « n’aiment pas exhiber ses convictions religieuses ». Mais quand il lui arrive de parler de ses certitudes religieuses et de ses convictions relatives à l’éthique sociale, alors dans ses passages décisifs de son œuvre, il s’autorise à nous donner des aperçus tout en profondeur. Selon lui, la cause centrale de la crise de la culture au 20e siècle est une « crise spirituelle et religieuse » . Il établit un rapport entre le degré de civilisation et celui de religiosité » . Selon lui, une àme vide favorise davantage le communisme qu’un ventre creux. . Il pense, non sans un certain sarcasme « que les conséquences pratiques de l’hypothèse de la non existence de Dieu représentent une déduction d’une nouvelle preuve indirecte de Dieu » . Sa critique du relativisme est parfaitement comparable à celle de Benoît XVI concernant la dictature du relativisme. Le relativisme axiologique de toutes les valeurs relativise, comme il l’écrit déjà en 1944, s’annule de lui-même. C’est une méthodologie scientifique qui, tandis qu’elle condamne les jugements de valeur dans la science, comporte elle-même un jugement de valeur, mais fait preuve d’intolérance en interdisant tous les autres . Le relativisme est, toujours selon Röpke, responsable « de l’instabilité du monde actuel » ; c’est bien pourquoi le message de Noël de Pie XII de 1942 avec sa critique du positivisme du droit, « a trouvé un écho qui a dépassé bien au-delà du monde catholique » . En tant que luthérien, Röpke magnifie « l’apport considérable de l’Église catholique » au Moyen Age, en ce qu’elle a constitué un contre poids à la domination politique, en accordant à la personne humaine une priorité sur l’État. Le christianisme a surmonté « l’esprit pharaonique » de l’Etat antique, préservant ainsi l’Europe de « devenir une presqu’île de l’Asie ». Avec la division des Eglises des deux confessions et la nationalisation, « la limitation de la puissance de l’Etat est devenue de nouveau un problème brûlant ». Il critique sa propre Eglise, le luthéranisme, pour son « allégeance envahissante envers l’État » et le calvinisme, pour ses « tendances théocratiques ».Celui des réformateurs dont il se sentait le plus proche était encore Zwingli, par ce qu’il avait su garder ses distances, tant vis-à-vis de « l’obstination théologique de Luther que des ferventes tendances théocratiques de Calvin ».
En 1944, Röpke se reconnaît dans l’encyclique Quadragesimo Anno de 1931 : il en approuve la philosophie de la société et de l’économie tout comme il en rejette un libéralisme dégénéré ainsi que le collectivisme. Il défend l’encyclique contre une interprétation corporatiste qui entend fonder avec elle un gouvernement des états. L’encyclique ne s’oppose ni au marché ni à la concurrence, mais à la lutte des classes. Elle s’engage autant en faveur de « le assainissement de l’économie de marché de ses dégénérescences monopolistiques » et pour la déprolétarisation que contre la sape de l’État par des groupements qui veulent imposer leur puissance à l’économie . Pour décrire son propre concept d’Etat fédéraliste, il s’appuie sur une expression de l’enseignement social chrétien qui l’exprime « au mieux » : à savoir le principe de subsidiarité dont Quadragesimo Anno a pour la première fois élaboré la définition .
L’ethos des acteurs du marché fait partie aussi des conditions de réalisation d’une économie de marché : il a, pour Wilhelm Röpke, ses racines également au-delà de l’offre et de la demande. Son image de l’homme est formée par l’héritage spirituel de la tradition de l’Antiquité et du Christianisme. Il voit dans l’être humain « l’enfant et l’image de Dieu », qu’on ne peut rabaisser au niveau d’un simple moyen, sans être Dieu lui-même « comme le suggère l’hybris d’un faux humanisme athée au point d’en faire une idole ». Mais l’image de Dieu est mortelle. Cette affirmation est moins banale qu’il n’y paraît à première vue. Dans sa critique de la culture, qui se trouve dans Civitas Humana, il constate d’emblée « que nul ne peut être véritablement libre s’il n’a pas fait en lui la paix avec la mort ». L’économie de marché présupppose les vertus éthiques. Auto discipline, sens de la justice, sincérité, honnêteté, esprit chevaleresque, retenue, esprit civique, respect de la dignité humaine d’autrui, des normes morales solides, autant de réalités dont les humains doivent être pourvus, lorsqu’ils viennent sur le marché et s’affrontent les uns aux autres dans la concurrence. Ce sont des soutiens qui les préserveront toutes les deux de la dégénérescence. Famille, Église et les authentiques communautés doivent les en pourvoir . Le marché et la concurrence dépendent donc de ces préalables qu’ils ne peuvent pas eux-mêmes produire. Leurs fondations morales sont les dix commandements , qui sont les commandements de l’éthique que l’Église a mission de transmettre. Mais, dans ce domaine, Röpke attribue aussi à la famille un rôle central. Elle est, selon lui, dans une société saine, le premier lieu de la responsabilité et de la planification de la vie .
Face aux nombreux périls encourus par la famille du fait des courants culturelles et politiques comme la montée spectaculaire du divorce, le faible taux de naissances, l’idéologie du « gender » et la politique relative aux crèches dont le but immédiat n’est pas le bien de l’enfant et la formation du patrimoine humain des générations futures, mais la liberté de la mère de se vouer au marché du travail actuel , ne se trouve pas dans une meilleure situation au sujet des préalables de l’ethos des acteurs du marché, trente ans après la mort de Röpke. Plus la famille faillit en tant que lieu de la responsabilité et des enjeux de la vie, plus nombreux sont les conjoints seuls pour l’éducation et les enfants qui grandissent sans famille, plus répandue est la situation de ceux qui demandent de l’aide et des mesures à l’Etat . Plus la famille est faible, plus l’Etat tend à devenir un Etat d’assistance. Plus l’Etat d’assistance se renforce, plus Leviathan approche.
Selon l’enseignement social chrétien, un ordre économique sans fondement éthique et un marché sans morale ne sont pas non plus imaginables. Sur ce point, la doctrine sociale catholique et l’éthique sociale protestante sont d’accord . En ce sens, il n’est pas surprenant qu’il y ait de nombreuses convergences entre Wilhelm Röpke et l’enseignement social chrétien. Déjà dans Rerum Novarum, Léon XIII avait souligné la portée de la religion et de l’Eglise dans la solution de la question sociale . Le rapport humain du capital et du travail n’a pas été pour lui au premier chef une question économique, mais une question morale et politique. Dans son encyclique Quadragesimo Anno, tant apprécié par Röpke, Pie XI a mis en garde contre l’attitude de « distendre les domaines de l’économique et de la morale », au point qu’ils soient étrangers l’un à l’autre . Quand toutes les encycliques sociales abordent les questions économiques, elles développent le domaine qui se trouve au-delà de l’offre et de la demande. La perspective chrétienne dans l’examen des questions de l’activité économique se reconnaît « en ce qu’elle ne se limite pas à s’interroger sur ses règles, mais elle se questionne sur sa qualité morale et sa signification ». Cela vaut aussi pour l’éthique sociale des protestants . Si le marché et la concurrence doivent toujours être au service de l’homme, pourtant, comme le rappelle le Concile de Vatican II, dans la première phrase du chapitre sur l’économie dans son texte clé que fut Gaudium et Spes, c’est l’homme qui est « l’auteur, le centre et le but de toute la vie économico sociale » ; c’est la raison pour laquelle, également dans la vie économique, il faut respecter et promouvoir la dignité de la personne humaine et sa vocation intégrale autant que le bien de l’ensemble de la société. À partir de ce point précis, Jean-Paul II, dans Centesimus Annus, écrit que « le système économique ne comporte pas dans son propre cadre des critères qui permettent de distinguer correctement les formes nouvelles et les plus élevées de satisfaction des besoins humains et les besoins nouveaux induits qui empêchent la personnalité de parvenir à sa maturité ». Dans Caritas in Veritate, Benoît XVI constate de façon lapidaire que « pour fonctionner correctement, l’économie a besoin de l’éthique, non d’une éthique quelconque, mais d’une éthique amie de la personne » . On devrait « œuvrer – non seulement pour que naissent des secteurs …éthiques dans l’économie et la finance, pour que toute l’économie et toute la finance soient éthiques et le soient non à cause d’un étiquetage extérieur, mais à cause du respect d’exigences intrinsèques à la nature même . La fin de l’économie « ne réside pas dans l’économie elle-même, mais dans sa destination humaine et sociale » .
Toutes les encycliques sociales comportent des déclarations assez concrètes sur la destination sociale et humaine au service de laquelle se trouve l’économie. Elle doit être au service de tout l’homme et de tous les hommes. Être au service de tout l’homme implique qu’elle doit servir et prendre en considération non seulement ses besoins matériels, mais aussi immatériels, consciente qu’il n’y a pas seulement des biens vendables . Être au service de tous les hommes implique qu’elle doit tenir compte du principe de la destination universelle des biens et par là, du bien commun, donc de faire participer toutes les couches de la population et tous les peuples aux fruits du développement . Dans sa conclusion, Jean-Paul II écrit dans Centesimus Annus, au sujet de la solution de la globalité des problèmes, « ce n’est pas seulement une question de production économique ou bien d’organisation juridique ou sociale », elle est bien davantage un changement de mentalité, de comportement et de structures ». En proposant sa contribution, l’Église se sent particulièrement responsable ; Jean-Paul II émet l’espoir que même les nombreuses personnes qui ne professent pas une religion puissent contribuer à donner à la question sociale le fondement éthique qui s’impose.
D’un commun accord, Wilhelm Röpke et l’enseignement chrétien social tentent de montrer que le marché et la concurrence ne sont pas un produit naturel, mais culturel et que le marché n’est pas seulement un lieu d’échange pour les producteurs et les consommateurs, pour l’offre et la demande, mais une condition indispensable de la liberté humaine et son épanouissement. Ils montrent que le marché a besoin d’un soin tout particulier, un soin qui se reflète dans l’architecture de bien des villes de l’Europe centrale : dans bien des cas, au centre de ces cités se trouve une place du marché, entourée d’un hôtel de ville, d’un tribunal, d’une balance publique, d’un bureau de poste, d’un ou de plusieurs hôtels et d’une église ; or, il n’est pas rare que l’église s’élève au centre de la place du marché.
Prof. Dr. Manfred Spieker
Traduit de l’allemand par Charles Chauvin
14.08.09 – 20.08.09
Le traducteur a pu consulter, pour quelques citations de Wilhelm Röpke le texte de la traduction française de Civitas Humana, paru sous ce titre et de Par delà l’offre et la demande, tous les deux parus chez Payot (dans les années 1960), qui a aussi édité La crise de notre temps. Ces trois ouvrages figurent au catalogue de la Bibliothèque Nationale. Cela m’a permis, tout en gardant le premier jet de ma propre traduction, d’améliorer incidemment la formulation de telle ou telle expression.( NdT).
Wilhelm Röpke est né le 10 octobre à Schwarmstedt près de Hanovre dans une famille de médecins de tradition luthérienne. Il a étudié l’économie politique dans les universités de Göttingen, de Tübingen et de Marburg . Après sa soutenance de thèse, il est devenu le 1er octobre 1924 peu de jours avant son 25e anniversaire, après sa nomination à l’université de Iéna, le professeur le plus jeune d’Allemagne. En 1927, il passa à l’université de Graz et en 1929, à celle de Marburg. Juste trois mois après la prise de pouvoir des nazis, ceux-ci l’expulsèrent le 25 avril 1933 au motif qu’il fut un des professeurs de l’université de Marburg qui s’était fait un nom en tant qu’adversaire du nationalsocialisme, en prenant la défense d’un collègue juif poussé au suicide. Il échappa à une arrestation en répondant en septembre 1933 à une proposition de l’université d’Istanbul que le fondateur de la Turquie laïque, Kemal Atatürk, avait instaurée comme université nouvelle de conception occidentale. Fin 1937, il répondit à la proposition de la chaire des questions économiques internationales de l’institut de Genève, que devaient suivre pour leur formation les futurs diplomates et les fonctionnaires des organisations internationales créées après la Première Guerre mondiale. En dépit de plusieurs tentatives en vue de l’inciter à rentrer en Allemagne après la fin du régime hitlérien, il y demeura jusqu’à sa mort qui survint le 13 février 1966. Mais, au cours de sa période genevoise, il a déjà été très sollicité, dès les années avant le régime hitlerien, comme expert et conseiller de la politique allemande. Il a défendu la réforme monétaire de Erhard et la libéralisation des prix de 1948, qui s’effectuèrent au début de la reprise économique de l’Allemagne ; il partageait l’option d’Adenauer en faveur de l’intégration occidentale de la République fédérale en vue de la protéger du communisme.
Wilhelm Röpke passe pour le grand penseur économique du 20e siècle et avec Walter Eucken, Alexander Rüstow, Franz Böhm, Alfred Müller-Armack et Ludwig Erhard qui allait devenir ministre de l’économie et chancelier, pour un des pères de l’économie sociale de marché, de cet ordre économique qui a été dans l’Allemagne d’après la Deuxième Guerre mondiale le fondement d’un essor économique, d’une paix sociale et d’une stabilité politique sans précédent. En dépit du fait qu’il soit demeuré à Genève, il a été l’ « intellectuel génial de la période Adenauer/Erhard » . Il a été davantage encore qu’un économiste politique. Il fut un théoricien de la société qui alliait les compétences du sociologue et du philosophe qui, en tant que luthérien, connaissait l’enseignement social catholique qu’il appréciait et ne cessait de citer, tout en déployant une intense activité dans ses publications qui, outre ses ouvrages, comprenaient d’innombrables articles en diverses langues et plusieurs pays, avant tout dans le Neue Züricher Zeitung, la Frankfurter Allgemeine Zeitung et le Rheinische Merkur. Aujourd’hui, il passe pour un « pionnier de l’économie culturelle ».
Röpke a développé sa théorie de la société dans trois ouvrages, qui représentent sa trilogie : Die Gesellschaftskrisis der Gegenwart (1942), Civitas Humana (1944) et « Jenseits von Angebot und Nachfrage »(1958), son livre le plus connu et dont le titre est devenu une référence célèbre. Les deux premiers livres, rédigés durant la Deuxième Guerre mondiale contiennent l’esquisse d’un ordre social pour la période suivant le régime hitlérien, avec une critique radicale des modèles sociaux totalitaires du national-socialisme et du communisme ainsi qu’une critique permanente des courants de la concentration de la puissance économique et politique dans ce qu’on appelle les pays industriels « capitalistes », destructeurs du marché, exigeant trop de l’Etat et paralysant la société. Rolf Hasse et Joachim Starbatty qualifient ces livres de « signes d’espoir et d’encouragement » dans la sombre période de la tyrannie . Röpke formule « les principes fondateurs de la République fédérale : l’économie de marché, le fédéralisme, l’alliance occidentale ». Dans L’au-delà de l’offre et de la demande, il expose dans une perspective, en partie marquée par son pessimisme, l’évolution des sociétés industrielles de l’ouest dans la première décennie qui suit la Deuxième Guerre mondiale. Il fait la critique du courant de la dérive de l’Etat providence et rappelle les préalables juridiques et éthiques d’une économie de marché libérale. Ce qui, selon lui, est décisif, ce sont « les réalités de l’au-delà de l’offre et de la demande dont dépendent le sens, la dignité et la plénitude de l’existence, les objectifs et les valeurs qui … sont inhérentes au domaine de la morale ». Il définit sa propre position comme celle d’un conservateur libéral qui se situe dans la ligne d’un Edmund Burke (1729-1797) et d’un Alexis de Tocqueville (1805-1859).
I. Marché et concurrence
Comme tous les créateurs du concept de l’économie de marché, Röpke voit dans cette économie de marché « l’unique ordre économique qui soit en harmonie … avec la liberté de l‘être humain ». Pour quelle raison faut-il donner la préférence à l’économie de marché – question qui se pose aussi à l’enseignement social chrétien - par rapport à toutes les autres organisations économiques ? Non, parce qu’elle nous mènerait à davantage de bien-être, mais pour le motif qu’elle correspond davantage à la liberté et à la dignité de la personne, qu’elle encourage sa capacité de réussir et qu’elle requiert le sens de sa responsabilité. Le fait que l’économie de marché nous conduise à une production supérieure et à davantage de bien-être que l’ordre économique socialiste est, selon lui, un « bonheur immérité ». Si tel n’était pas le cas et qu’elle apportât moins de bien être qu’une organisation économique socialiste, alors il faudrait bien lui donner la préférence .
A toutes les époques, la tâche de l’économie réside dans la nécessité d’approvisionner les hommes matériellement pour faire face à la rareté des ressources en vue de triompher de la pauvreté. Si l’économie entend assumer cette tâche, il lui faut se mettre au service du consommateur. Elle est alors au service du consommateur quand elle assure la concurrence comme un instrument apte à coordonner les décisions économiques décentralisées. À l‘encontre d’une opinion largement répandue même parmi les chrétiens, la concurrence n’a rien d’anti social. Bien au contraire, elle est « d’une utilité sociale, par le fait qu’elle améliore les produits, qu’elle fait baisser les coûts et les prix, augmentant alors ainsi le niveau de vie général . Elle offre à l’entrepreneur inventif, conscient des besoins et hardi la chance de réaliser du profit grâce à une satisfaction optimale des désirs des consommateurs. Mais cela l’oblige aussi à assumer sa responsabilité dans l’exercice de ses fonctions, parce que sa chance de gagner est sans cesse confrontée au risque de perdre. La concurrence donne à l’employé la chance d’avoir part au bénéfice grâce à des négociations salariales et à choisir librement son emploi. Elle rend possible au consommateur la satisfaction de ses besoins à des prix favorables. Comme tous ceux qui, dans le marché, offrent ou demandent quelque chose, en quête légitime de leurs avantages économiques, l’amélioration des produits et la baisse des prix et des coûts représentent une conséquence secondaire automatique. « Des conceptions nouvelles qui surgissent dans le processus de la concurrence, seront reprises par les concurrents … de sorte que se répand une connaissance des nouveautés par rapport aux biens, aux procédés de production et aux marchés. De cette manière, les fruits de ces succès individuels se développent dans la société (Hans Willgerodt). Du même coup, la concurrence diminue les bénéfices correspondants . » Aussi faut-il comprendre la concurrence « comme une forme de réalisation du progrès technique et économique qui s’effectue sans rencontrer le moindre obstacle ». Selon Röpke, l’économie ne se trouve jamais dans état d’équilibre stable d’offre et de demande. La pression de l’adaptation existe toujours. C’est pourquoi l’on n’a jamais le choix entre l’adaptation et la non adaptation, mais on n’a seulement le choix entre diverses formes d’adaptation : ou bien celle de du socialisme qui procède par le plan, les oukases ou la contrainte ou bien celle de l’économie de marché qui procède par la concurrence, la liberté des prix et un écart limité des salaires . » Quand on se trouve face à des marchés avec ou sans limites de concurrence « les clients sont contraints de subir des prix exorbitants, des qualités inférieures, un service insatisfaisant et l’attente de livraison ; ils sont relégués dans une position de quémandeurs ». Aussi peu qu’elle puisse plaire à tout individu particulier, c’est la mesure la plus efficace qui puisse mettre l’économie au service de tout consommateur. Elle rend possible « le bien être pour tous » (Ludwig Erhard). C’est pourquoi, cela lui confère d’ores et déjà une fonction sociale.
La doctrine sociale de l’Église catholique partage ces vues de façon implicite depuis Rerum Novarum et de façon tout à fait explicite depuis Centesimus annus. Jean Paul II voyait dans le libre marché « l’instrument le plus approprié pour répartir les ressources et répondre efficacement aux besoins » . Les mécanismes du marché aident « à faire mieux utiliser les ressources ; ils favorisent les échange de produits et surtout, ils placent au centre la volonté et les préférences de la personne ». C’est ce que confirme Benoît XVI dans Caritas in Veritate : « Le marché n’est pas de soi le lieu de la domination du fort sur le faible… » C’est bien au contraire « lorsqu’il est fondé sur une confiance réciproque et générale, l’institution économique qui permet aux personnes de se rencontrer en tant qu’agents économiques utilisant le contrat pour régler leurs relations et échangeant des biens et des services fongibles entre eux pour satisfaire leurs besoins et leurs désirs . »
Mais pour que la concurrence puisse exercer sa fonction sociale, encore faut-il, tant du point de vue de l’enseignement social chrétien que de celui de Röpke et des autres pères de l’économie sociale de marché, que quelques conditions préalables soient remplies : il faut que soit respecté la propriété privée et la liberté contractuelle, qu’elle soit assurée juridiquement, que soit garantie une libre fixation des prix sur le marché avec une monnaie stable et que la liberté du travail, du capital, des biens et des services soient assurée. Une telle économie de marché qui remplit de telles conditions est l’ordre économique qui répond au régime politique d’une démocratie qui respecte le mieux la séparation des pouvoirs. L’économie de marché peut seule stimuler et récompenser la disponibilité au travail de l’homme, si le marché n’est pas corrompu par des monopoles . Une telle concurrence qui remplit ces conditions est un instrument apte à décentraliser la puissance économique. La critique des courants de concentration et le plaidoyer en faveur de la décentralisation sont comme un fil rouge qui s’étire à travers l’œuvre de Röpke. Occasionnellement, il existe chez lui parfois une tendance à idéaliser des territoires de faible ampleur (à l’helvétique).
On pourrait pourtant soulever trois objections à l’encontre de cet éloge de l’économie de marché : 1. Une concurrence, livrée à elle-même, tend à ce que ceux qui offrent les biens et les services tentent de s’assurer des avantages étrangers à la concurrence par des oligopoles et des monopoles. Les offrants les plus forts refoulent les plus faibles. Ainsi la concurrence se trouve toujours exposé au danger de s’octroyer pour elle-même des avantages. 2. Même quand elle fonctionne de sorte qu’elle attribue les avantages mentionnés au bénéficiaire, toute société comporte d’innombrables groupes qui refusent d’apporter aucune contribution à la concurrence économique et qui se trouvent désavantagés dans la répartition de ses fruits : les personnes âgés et les malades, les invalides et les handicapés, les jeunes et les enfants de famille nombreuse et surtout les chômeurs. 3. Il existe des biens et des services qui ne sont pas commercialisables et qui échappent ainsi au jeu de l’offre et de la demande, ou, selon l’expression de l’encyclique Caritas in Veritate ne sont pas « fongibles » entre eux.
Il faut prendre au sérieux ces objections qui sont fondées et importantes. Elles ont d’ailleurs été bien prises au sérieux par Wilhelm Rökpe et les pères de l’économie sociale du marché. Cela les distingue des représentants d’un capitalisme du laisser-faire. C’est la raison pour laquelle il qualifie sa position de « troisième voie » au-delà du capitalisme et du collectivisme . Il réprouve tout autant le « libéralisme dégénéré » que le collectivisme . Alfred Müller-Armack reproche au libéralisme classique la « grave faute » d’avoir négligé non seulement le fait que le marché et la concurrence ont besoin d’assurances importantes de nature culturelle, sociale et politique, mais également le fait que les résultats des processus de l’économie de marché ne sont pas d’emblée satisfaisantes et, en conséquence, elles requièrent une rectification qui soit assurément en conformité avec le marché, mais qui soit d’abord pourtant de nature politique . À cet égard, le marché ne peut être laissé à lui-même ; d’une part, il a besoin de l’État, de l’autre, d’une culture humaniste. Le législateur, l’administration et la justice doivent garantir que l’accès reste ouvert, que la concurrence ne soit pas limitée, que les risques de perte ne soient pas à la charge des contribuables et que ses résultats soient l’objet de rectifications si prudentes qu’elles soient supportables socialement, mais la culture doit assurer les valeurs au-delà de l’offre et de la demande, qui marquent le comportement des intervenants du marché et qui, pour le bien commun, ne sont pas moins décisives que de bonnes institutions.
II. Les devoirs de l’État
L’État a un devoir capital de politique économique et un autre, qui n’est pas moins essentiel, de politique sociale. Le devoir économique est l’assurance de la liberté de concurrence, à bien des égards menacée par les méthodes déloyales de concurrence, par des accords sur les prix, des cartels, des oligopoles et des monopoles. Aussi Wilhelm Röpke et les théoriciens de l’économie de marché plaident-ils en faveur d’une volonté politique officielle qui instaure un encadrement, en assurant le marché et la concurrence tout comme la propriété privée et la liberté contractuelle. Ils n’opposent pas à l’État un refus d’intervenir. Mais ses mesures de flexibilité doivent être en conformité avec le marché et non pas des mesures de sauvegarde des industries qui s’opposeraient au marché . Le législateur, désireux d’assurer la liberté de concurrence, doit ne pas perdre de vue qu’en prenant trop de mesures et de réglementations néfastes, par exemple des subventions, des « primes à la casse », des contingentements du marché extérieur, des règlements relatifs aux devises, des cautions ou des crédits en vue d’éviter les faillites, autant de mesures qui peuvent conduire l’Etat à mettre en danger même la liberté de concurrence, comme on l’a vu en cette crise récente de l’économie. Il doit donc se garder de prendre trop de mesures tout comme il doit éviter d’en prendre trop peu.
Le second devoir de l’État réside dans la garantie d’un minimum de sécurité sociale. Un État qui, avec le marché, accepte aussi l’écart entre les salaires, et qui, en conséquence, envisage pour l’ouvrier le risque d’un chômage temporaire, doit lui garantir un « minimum de stabilité matérielle et immatérielle dans son existence » . La politique sociale vise, à cet égard, non seulement à rectifier ultérieurement des résultats fâcheux dans la redistribution, provenant des aléas du marché, mais encore la condition nécessaire de l’économie de marché. Une liberté économique, notamment la liberté de la concurrence et la justice sociale, « la compensation sociale » comme a coutume de le dire Müller-Armack, représentent des objectifs complémentaires et de même importance de l’économie sociale de marché. Assurément, c’est déjà la plus grande efficacité de l’économie qui passe pour « un bénéfice socio politique », mais cela ne suffit pas pour atteindre l’objectif de la justice sociale . Il est nécessaire d’y ajouter en plus un régime de prestations sociales, garantissant à cette couche de la société une existence humaine : de tels citoyens ne sont pas efficaces du point de vue économique ; ce sont les démunis et les non assurés pour qui l’État garantit le droit à l’aide sociale et c’est ainsi que finalement l’État, par la mise en œuvre de l’organisation du travail, grâce au droit du travail, au droit du contrat tarifaire, au droit de la charte d’entreprise et de la cogestion, protège les employés. On reconnaît ici la préoccupation des théoriciens de l’économie sociale du marché non seulement de la présence d’un régime de prestations de l’État social, mais aussi des méthodes de ces prestations. Ces prestations servies par l’État social doivent remplir les critères de la conformité du marché, elles doivent constituer en tant que transfert de revenu une aide destinée à se prendre soi-même en charge . C’est à cette seule condition, qu’ils évitent de saper l’économie de marché comme source d’impôts et de contribution pour financier ces prestations. En revanche, si l’État social tentait de les régler par une voie non conforme au marché, par exemple en recourant au contrôle des prix, aux subventions, aux garanties d’emplois, à la fixation du montant des salaires ou à d’autres mesures analogues, à long terme, il irait lui-même à sa perte.
L’enseignement social chrétien envisage également les devoirs de l’État relatifs à l’assurance d’un ordre économique et social ordonné au bien commun, bien que la seconde mission d’une politique sociale ait longtemps prévalu sur la première, à savoir la liberté du marché et de la concurrence. Si Léon XIII dans Rerum Novarum(1891) et Pie XI dans Quadragesimo Anno (1931) avait déjà souligné la nécessité de prendre des mesures publiques dans les limites du droit naturel et du principe de subsidiarité en vue de régler la question sociale et d’édifier un ordre social et politique plein d’humanité , les deux encycliques les plus récentes, Centesimus Annus de Jean-Paul II (1991) et Caritas in Veritate de Benoît XVI (2009) se sont consacrés à préciser les devoirs de l’État tenu d’assurer une organisation de l’économie du marché d’une part et de l’autre, un ordre social. Face à la crise économique actuelle, Benoît XVI part d’un renforcement du rôle de l’État. Il le perçoit dans le fait qu’il a récupéré nombre de ses compétences, sans dire par ailleurs de quelles compétences il s’agit . Finalement, comme l’avait indiqué Jean XXIII dans Pacem in Terris, il en appelle à une « autorité politique mondiale » qui, bien sûr, doit être axée sur le principe de subsidiarité . Centesimus Annus était sur ce point d’une part plus réservé et d’autre part plus précis. L’État, dit le pape, a « pour devoir, de déterminer le cadre juridique à l’intérieur desquels se déploient les rapports économiques et de sauvegarder ainsi la condition première d’une économie libre, qui présuppose une certaine égalité entre les parties, d’une manière telle que l’une d’elles ne soit pas par rapport à l’autre puissante au point de la réduire pratiquement en esclavage . » Il doit éviter de « ramener le travail de l’homme et l’homme lui-même au rang d’une simple marchandise » . Il lui revient de se préoccuper de protéger les conditions de travail et le milieu naturel . Il doit réglementer les conditions de la cogestion , il doit empêcher les monopoles destructeurs de compromettre la concurrence et finalement garantir la sécurité des « libertés individuelles et de la propriété sans compter une monnaie stable et des services publics efficaces » . Ses politiques économiques, financières, sociales et environnementales sont destinées « à assurer une croissance équilibrée et une situation de plein emploi », une assurance des retraités et des chômeurs, un niveau élevé de formation et des politiques de recyclage professionnel pour faciliter le passage des travailleurs dans les secteurs en crise vers d’autres secteurs de développement . » Quoiqu’il en soit de la diversité des tâches, que l’enseignement social chrétien reconnait à l’État, il ne cesse de lui en rappeler ses limites. Dans deux secteurs qui posent problèmes, qui sont particulièrement d’actualité dans la crise économique présente, ceci se vérifie et dans ces deux séries de questions, on relève de nouveau des parallèles avec l’œuvre de Wilhelm Röpke, auxquels récemment Wolfgang Ockenfels a fait référence .
Dans Centesimus Annus, Jean-Paul II écrit que l’État peut à côté de ses multiples tâches singulières « envisager des interventions de suppléance dans des situations exceptionnelles lorsque des groupes sociaux ou des ensembles d’entreprises sont trop faibles ou en cours de constitution ne sont pas à la hauteur de leurs tâches . » Cela visait, assurément, ces pays qui, en 1991, étaient en train de surmonter l’oppression communiste, qui avait ignoré une économie de marché et un libre entreprenariat. Cela vaut certainement aussi pour des crises financières et économiques globales ou « systémiques » comme ce fut le cas de la crise économique mondiale de 1931 ou la crise financière et économique actuelle. Mais déjà, dans Centesimus Annus, Jean-Paul II avertissait « que ces interventions de suppléance, que justifie l’urgence d’agir pour le bien commun, doivent être limitées dans le temps, autant que possible, pour ne pas enlever de manière stable à ces groupes ou à ces entreprises les compétences qui leur appartiennent et pour ne pas étendre à l’excès le cadre de l’action de l’État, en portant atteinte à la liberté économique ou civile » . Wilhelm Röpke avait le même point de vue. Pour triompher de la « Grande Dépression », de la crise économique mondiale de 1931, il reconnaissait tout à fait à l’Etat dont par ailleurs il soulignait les limites, de grandes interventions de suppléance, même si dans d’autres cas, il était un critique décidé de la théorie de Keynes de la gouvernance conjoncturelle par le recours aux abstraites grandeurs d’ensemble. Mais, dans ce cas exceptionnel, il soutenait comme Keynes l’obligation de l’État en vue de relancer la demande .
Le second parallèle relatif aux limites de l’État se manifeste dans la critique de l’Etat d’assistance. Que l’État ait le devoir d’assurer un régime de prestation publique pour « écarter les formes inhumaines de la misère et de la disette », depuis Rerum Novarum, l’enseignement social chrétien ne laisse aucun doute. Mais l’Etat social doit lui aussi respecter le principe de subsidiarité. En revanche, cet État d’assistance qui fait fi de ce principe de subsidiarité, voici ce qu’en dit Jean-Paul II dans Centesimus Annus ; il le met en garde « en intervenant directement et privant la société de ses responsabilités, l’Etat de l’assistance provoque la déperdition des forces humaines, l’hypertrophie des appareils publics, animés par une logique bureaucratique plus que par la préoccupation d’être au service des usagers, avec une croissance énorme des dépenses » . Aussi aucun État ne peut-il assurer l’exercice du droit au travail pour tous. L’Etat ne pourrait assurer un tel droit « sans contrôler toute la vie économique et entraver la liberté des initiatives individuelles » . Wilhelm Röpke qui, lui non plus, ne laisse aucun doute sur la nécessité « d’une aide solidaire de la société » qu’il faut apporter aux victimes des développements économiques, critique l’hypertrophie de l’État d’assistance réduit à un « argent de poche », qui prive l’homme de la libre disposition de son revenu et se réserve pour lui la satisfaction des biens nécessaires à l’existence. Un tel État, selon Röpke et Tocqueville, devient le tyran en détruisant la liberté. Le résultat n’est pas l’humanisation de l’Etat, mais l’étatisation de l’homme .
III. Au-delà de l’offre et de la demande
Pour l’assurance de l’économie sociale de marché, pas moins importante qu’une bonne intelligence des devoirs de l’État, c’est la culture de la société et l’éthique des acteurs du marché. Dans l’ensemble de son œuvre, Röpke ne laisse apparaître aucun doute sur le fait que le marché et la concurrence « ne peuvent être « seulement entendue et défendue comme une partie de l’ensemble d’une organisation supérieure et plus ample ». Selon lui, la société elle-même ne peut s’édifier sur la loi de l’offre et de la demande. L’État est davantage qu’une société par actions . L’économie de marché a besoin « d’un cadre stable de nature anthropologique et sociologique » . Röpke critique la « pudeur des savants », notamment celle des économistes politiques, à se préoccuper des questions éthiques . Selon lui, les sciences sociales, y compris le droit et l’économie, sont des sciences morales et pratiques, inséparables des jugements de valeurs . Hennecke, le biographe de Röpke, qualifie l’intelligence qu’il a de la science économique d’« éthique au sens aristotélicien» . Quant à Röpke, il décrit sa position comme une « troisième voie » au-delà du capitalisme et du collectivisme ou encore comme un « humanisme économique» » . Ce cadre anthropologique et sociologique, dans lequel il désire le voir inséré, est en étroite parenté avec les fondements anthropologiques et les principes d’ordre de l’enseignement social chrétien. Il est rare que Röpke parle expressis verbis de cet enseignement social chrétien, des Églises ou de la religion. Il fait partie de ceux qui, selon ses propres termes, « n’aiment pas exhiber ses convictions religieuses ». Mais quand il lui arrive de parler de ses certitudes religieuses et de ses convictions relatives à l’éthique sociale, alors dans ses passages décisifs de son œuvre, il s’autorise à nous donner des aperçus tout en profondeur. Selon lui, la cause centrale de la crise de la culture au 20e siècle est une « crise spirituelle et religieuse » . Il établit un rapport entre le degré de civilisation et celui de religiosité » . Selon lui, une àme vide favorise davantage le communisme qu’un ventre creux. . Il pense, non sans un certain sarcasme « que les conséquences pratiques de l’hypothèse de la non existence de Dieu représentent une déduction d’une nouvelle preuve indirecte de Dieu » . Sa critique du relativisme est parfaitement comparable à celle de Benoît XVI concernant la dictature du relativisme. Le relativisme axiologique de toutes les valeurs relativise, comme il l’écrit déjà en 1944, s’annule de lui-même. C’est une méthodologie scientifique qui, tandis qu’elle condamne les jugements de valeur dans la science, comporte elle-même un jugement de valeur, mais fait preuve d’intolérance en interdisant tous les autres . Le relativisme est, toujours selon Röpke, responsable « de l’instabilité du monde actuel » ; c’est bien pourquoi le message de Noël de Pie XII de 1942 avec sa critique du positivisme du droit, « a trouvé un écho qui a dépassé bien au-delà du monde catholique » . En tant que luthérien, Röpke magnifie « l’apport considérable de l’Église catholique » au Moyen Age, en ce qu’elle a constitué un contre poids à la domination politique, en accordant à la personne humaine une priorité sur l’État. Le christianisme a surmonté « l’esprit pharaonique » de l’Etat antique, préservant ainsi l’Europe de « devenir une presqu’île de l’Asie ». Avec la division des Eglises des deux confessions et la nationalisation, « la limitation de la puissance de l’Etat est devenue de nouveau un problème brûlant ». Il critique sa propre Eglise, le luthéranisme, pour son « allégeance envahissante envers l’État » et le calvinisme, pour ses « tendances théocratiques ».Celui des réformateurs dont il se sentait le plus proche était encore Zwingli, par ce qu’il avait su garder ses distances, tant vis-à-vis de « l’obstination théologique de Luther que des ferventes tendances théocratiques de Calvin ».
En 1944, Röpke se reconnaît dans l’encyclique Quadragesimo Anno de 1931 : il en approuve la philosophie de la société et de l’économie tout comme il en rejette un libéralisme dégénéré ainsi que le collectivisme. Il défend l’encyclique contre une interprétation corporatiste qui entend fonder avec elle un gouvernement des états. L’encyclique ne s’oppose ni au marché ni à la concurrence, mais à la lutte des classes. Elle s’engage autant en faveur de « le assainissement de l’économie de marché de ses dégénérescences monopolistiques » et pour la déprolétarisation que contre la sape de l’État par des groupements qui veulent imposer leur puissance à l’économie . Pour décrire son propre concept d’Etat fédéraliste, il s’appuie sur une expression de l’enseignement social chrétien qui l’exprime « au mieux » : à savoir le principe de subsidiarité dont Quadragesimo Anno a pour la première fois élaboré la définition .
L’ethos des acteurs du marché fait partie aussi des conditions de réalisation d’une économie de marché : il a, pour Wilhelm Röpke, ses racines également au-delà de l’offre et de la demande. Son image de l’homme est formée par l’héritage spirituel de la tradition de l’Antiquité et du Christianisme. Il voit dans l’être humain « l’enfant et l’image de Dieu », qu’on ne peut rabaisser au niveau d’un simple moyen, sans être Dieu lui-même « comme le suggère l’hybris d’un faux humanisme athée au point d’en faire une idole ». Mais l’image de Dieu est mortelle. Cette affirmation est moins banale qu’il n’y paraît à première vue. Dans sa critique de la culture, qui se trouve dans Civitas Humana, il constate d’emblée « que nul ne peut être véritablement libre s’il n’a pas fait en lui la paix avec la mort ». L’économie de marché présupppose les vertus éthiques. Auto discipline, sens de la justice, sincérité, honnêteté, esprit chevaleresque, retenue, esprit civique, respect de la dignité humaine d’autrui, des normes morales solides, autant de réalités dont les humains doivent être pourvus, lorsqu’ils viennent sur le marché et s’affrontent les uns aux autres dans la concurrence. Ce sont des soutiens qui les préserveront toutes les deux de la dégénérescence. Famille, Église et les authentiques communautés doivent les en pourvoir . Le marché et la concurrence dépendent donc de ces préalables qu’ils ne peuvent pas eux-mêmes produire. Leurs fondations morales sont les dix commandements , qui sont les commandements de l’éthique que l’Église a mission de transmettre. Mais, dans ce domaine, Röpke attribue aussi à la famille un rôle central. Elle est, selon lui, dans une société saine, le premier lieu de la responsabilité et de la planification de la vie .
Face aux nombreux périls encourus par la famille du fait des courants culturelles et politiques comme la montée spectaculaire du divorce, le faible taux de naissances, l’idéologie du « gender » et la politique relative aux crèches dont le but immédiat n’est pas le bien de l’enfant et la formation du patrimoine humain des générations futures, mais la liberté de la mère de se vouer au marché du travail actuel , ne se trouve pas dans une meilleure situation au sujet des préalables de l’ethos des acteurs du marché, trente ans après la mort de Röpke. Plus la famille faillit en tant que lieu de la responsabilité et des enjeux de la vie, plus nombreux sont les conjoints seuls pour l’éducation et les enfants qui grandissent sans famille, plus répandue est la situation de ceux qui demandent de l’aide et des mesures à l’Etat . Plus la famille est faible, plus l’Etat tend à devenir un Etat d’assistance. Plus l’Etat d’assistance se renforce, plus Leviathan approche.
Selon l’enseignement social chrétien, un ordre économique sans fondement éthique et un marché sans morale ne sont pas non plus imaginables. Sur ce point, la doctrine sociale catholique et l’éthique sociale protestante sont d’accord . En ce sens, il n’est pas surprenant qu’il y ait de nombreuses convergences entre Wilhelm Röpke et l’enseignement social chrétien. Déjà dans Rerum Novarum, Léon XIII avait souligné la portée de la religion et de l’Eglise dans la solution de la question sociale . Le rapport humain du capital et du travail n’a pas été pour lui au premier chef une question économique, mais une question morale et politique. Dans son encyclique Quadragesimo Anno, tant apprécié par Röpke, Pie XI a mis en garde contre l’attitude de « distendre les domaines de l’économique et de la morale », au point qu’ils soient étrangers l’un à l’autre . Quand toutes les encycliques sociales abordent les questions économiques, elles développent le domaine qui se trouve au-delà de l’offre et de la demande. La perspective chrétienne dans l’examen des questions de l’activité économique se reconnaît « en ce qu’elle ne se limite pas à s’interroger sur ses règles, mais elle se questionne sur sa qualité morale et sa signification ». Cela vaut aussi pour l’éthique sociale des protestants . Si le marché et la concurrence doivent toujours être au service de l’homme, pourtant, comme le rappelle le Concile de Vatican II, dans la première phrase du chapitre sur l’économie dans son texte clé que fut Gaudium et Spes, c’est l’homme qui est « l’auteur, le centre et le but de toute la vie économico sociale » ; c’est la raison pour laquelle, également dans la vie économique, il faut respecter et promouvoir la dignité de la personne humaine et sa vocation intégrale autant que le bien de l’ensemble de la société. À partir de ce point précis, Jean-Paul II, dans Centesimus Annus, écrit que « le système économique ne comporte pas dans son propre cadre des critères qui permettent de distinguer correctement les formes nouvelles et les plus élevées de satisfaction des besoins humains et les besoins nouveaux induits qui empêchent la personnalité de parvenir à sa maturité ». Dans Caritas in Veritate, Benoît XVI constate de façon lapidaire que « pour fonctionner correctement, l’économie a besoin de l’éthique, non d’une éthique quelconque, mais d’une éthique amie de la personne » . On devrait « œuvrer – non seulement pour que naissent des secteurs …éthiques dans l’économie et la finance, pour que toute l’économie et toute la finance soient éthiques et le soient non à cause d’un étiquetage extérieur, mais à cause du respect d’exigences intrinsèques à la nature même . La fin de l’économie « ne réside pas dans l’économie elle-même, mais dans sa destination humaine et sociale » .
Toutes les encycliques sociales comportent des déclarations assez concrètes sur la destination sociale et humaine au service de laquelle se trouve l’économie. Elle doit être au service de tout l’homme et de tous les hommes. Être au service de tout l’homme implique qu’elle doit servir et prendre en considération non seulement ses besoins matériels, mais aussi immatériels, consciente qu’il n’y a pas seulement des biens vendables . Être au service de tous les hommes implique qu’elle doit tenir compte du principe de la destination universelle des biens et par là, du bien commun, donc de faire participer toutes les couches de la population et tous les peuples aux fruits du développement . Dans sa conclusion, Jean-Paul II écrit dans Centesimus Annus, au sujet de la solution de la globalité des problèmes, « ce n’est pas seulement une question de production économique ou bien d’organisation juridique ou sociale », elle est bien davantage un changement de mentalité, de comportement et de structures ». En proposant sa contribution, l’Église se sent particulièrement responsable ; Jean-Paul II émet l’espoir que même les nombreuses personnes qui ne professent pas une religion puissent contribuer à donner à la question sociale le fondement éthique qui s’impose.
D’un commun accord, Wilhelm Röpke et l’enseignement chrétien social tentent de montrer que le marché et la concurrence ne sont pas un produit naturel, mais culturel et que le marché n’est pas seulement un lieu d’échange pour les producteurs et les consommateurs, pour l’offre et la demande, mais une condition indispensable de la liberté humaine et son épanouissement. Ils montrent que le marché a besoin d’un soin tout particulier, un soin qui se reflète dans l’architecture de bien des villes de l’Europe centrale : dans bien des cas, au centre de ces cités se trouve une place du marché, entourée d’un hôtel de ville, d’un tribunal, d’une balance publique, d’un bureau de poste, d’un ou de plusieurs hôtels et d’une église ; or, il n’est pas rare que l’église s’élève au centre de la place du marché.
Prof. Dr. Manfred Spieker
Traduit de l’allemand par Charles Chauvin
14.08.09 – 20.08.09
Le traducteur a pu consulter, pour quelques citations de Wilhelm Röpke le texte de la traduction française de Civitas Humana, paru sous ce titre et de Par delà l’offre et la demande, tous les deux parus chez Payot (dans les années 1960), qui a aussi édité La crise de notre temps. Ces trois ouvrages figurent au catalogue de la Bibliothèque Nationale. Cela m’a permis, tout en gardant le premier jet de ma propre traduction, d’améliorer incidemment la formulation de telle ou telle expression.( NdT).