15 septembre 2007
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Traits anthropologiques dégagés par les homélies sur l’Evangile de St Matthieu de saint Jean Chrysostome (SJC dans la suite)
De l’ensemble des homélies, on peut facilement tirer la conclusion que pour SJC la nature humaine est bonne, et en cela SJC se range aux côtés des autres Pères de l’Eglise.
C’est l’homélie 4 la première qui attaque le sujet : dans un développement très piquant, SJC se demande comment retrouver dans ses fidèles les traits d’un chrétien quand il est difficile de retrouver ceux d’un homme. On remarque une gradation des états : l’état de bête (même pire que les bêtes et les démons) auquel l’homme s’abaisse quand il trahit sa propre nature, l’état naturel de l’homme que nous allons décrire plus loin et l’état chrétien qui dépasse le naturel.
« Mais de plus (les apôtres) annonçaient aux hommes une doctrine élevée au-dessus de la nature humaine. Ils ne disaient rien de terrestre, et ils ne parlaient que des choses du ciel. Ils prêchaient une vie et un royaume dont on n’avait jamais entendu parler. Ils découvraient d’autres richesses et une autre pauvreté ; une autre liberté et une autre servitude ; une autre vie et une autre mort; un nouveau monde, et une manière de vie toute nouvelle; et enfin un changement, une sorte de renouvellement général de toutes choses. » .
L’homme naturel se trouve entre ces deux pôles et nous allons voir plus loin pour quelles raisons il prend une direction plutôt qu’une autre et quelles en sont les conséquences d’après SJC.
L’homme – corps et âme
De manière très claire, SJC montre que l’homme est constitué de deux parties : corps et âme. J’insiste sur la clarté de sa position à ce sujet, car il y a des interprétations sur l’œuvre d’autres Pères de l’Eglise qui soutiendraient une conception triadique de l’homme : corps, âme, esprit. Chez SJC, il n’ y a pas de doute par rapport à cela et nous allons voir plus loin quelle place il donne à l’esprit.
L’homme est constitué de ces deux éléments, le corps et l’âme, mais il y a un ordre. Premièrement, il y a un fort lien entre ces deux parties : ce qui se passe dans l’âme influence le corps et ce qui se passe dans le corps a des conséquences sur l’âme. Deuxièmement, l’âme est supérieure au corps. Il faut tout de suite dire ici un mot sur le fait que dans toutes les homélies nous n’avons pas trouvé un mot qui saurait être méprisant par rapport au corps. J’insiste sur cela parce que sur ce point il y a aussi des interprétations sur la patristique qui dévalorise le corps. Nous allons présenter quelques citations pour en mieux saisir les nuances.
L’homme est constitué de deux éléments : le corps et l’âme, Jésus-Christ en est le créateur :
« (le Christ) mêlait à la prédication de sa parole les guérisons miraculeuses des corps pour fermer la bouche à l’insolence des hérétiques et pour montrer, par le soin qu’il témoignait de l’une et l’autre de ces deux substances qui composent l’homme, qu’il était le créateur de l’une et de l’autre. C’est la raison pour laquelle sa providence partageait si souvent ses grâces tantôt au corps et tantôt à l’âme, comme il le témoigne même en cet endroit. » .
Interdépendance harmonieuse du corps et de l’âme
Mais voyons maintenant comment il décrit le lien entre le corps et l’âme : « L’excès de nourriture produit la mauvaise mixtion des humeurs dans le corps humain, et lorsque les éléments dont celui-ci se compose ont cessé d’être en harmonie, il s’ensuit des maladies graves qui amènent la mort : eh bien, le même phénomène se remarque aussi dans nos âmes » .
Il est inutile de dire à quel point cette approche du corps, de son harmonie, est actuelle.
Dans l’homélie 34, qui commente Mt 10, 23-34 (l’envoi des apôtres à la prédication et les annonces des souffrances et de la mort ), SJC fait un commentaire très intéresssant sur la mort, pourquoi il y a la mort du corps et qu’en est-il de l’âme. Il décrit de manière très claire le lien entre ces deux parties d’un côté, et la supériorité de l’âme, de l’autre côté. Le corps reçoit sa beauté de l’âme et l’état de l’âme joyeuse ou triste, contente ou inquiète, agitée ou en paix, envieuse ou pleine de bonté, se reflète dans le corps, sur le visage, dans le regard ou dans la santé même.
L’homélie 44 contient un traité diététique où le saint insiste sur l’importance de se nourrir correctement en évitant les excès, qui sont cause de « milles mauvaises humeurs qui deviennent une source de corruption et de pourriture » ; et il tranche à la fin en disant « tout ce qui est au délà de la nécéssité n’est plus une nourriture, mais un poison ». Et si la plu part des maladies corporelles tirent leur origine de celles de l’âme, l’âme à son tour souffre à cause des dérèglements qu’engendrent les excès dans le corps.
Nous allons voir dans la suite comment SJC présente la supériorité de l’âme par rapport au corps :
«L’âme est la reine, et le corps l’esclave. Pourquoi abandonnez-vous celle qui commande pour admirer celui qui lui obéit? Pourquoi quittez-vous celle qui possède la lumière et la sagesse, pour vous asservir au corps et aux sens qui ne sont que ses organes? » Et ailleurs il dit la même chose : « Car vous savez que notre âme est ce que nous avons de plus précieux. Mais si ce n’est que le corps qui s’engraisse, lorsque l’âme sèche de jour en jour, que vous sert cette abondance de biens que vous possédez? Que sert le plaisir de la servante lorsque la maîtresse se meurt ? Que sert le vêtement magnifique, lorsque le corps est près de mourir? » « Si quelqu’un voulait orner votre maison de tapisseries rehaussées d’or et d’argent, et qu’il vous laissât cependant tout nu, ou couvert d’habits sales et déchirés, souffririez-vous cette injure? Cependant c’est vous-mêmes qui vous faites cet outrage. Vous ornez magnifiquement votre corps, qui est comme la maison de votre âme, pendant que la maîtresse qui y doit habiter est toute déchirée et toute nue. »
L’affirmation fondamentale qui ressort de ces citations est que l’âme est supérieure au corps et qu’elle a une valeur inestimable pour nous-mêmes : elle est notre bien le plus précieux. Ne pas la traiter en conséquence, c’est la déshonorer.
Vertus naturelles et passions naturelles et non naturelles à l’être humain
Cela nous permet ainsi de parler des vertus et des passions naturelles à l’homme et des passions qui ne lui sont pas naturelles. Commençons par les passions et les vertus naturelles : « Et cependant ces deux passions, la colère et la concupiscence, sont toutes les deux inhérentes à notre nature» ,
Il y a des passions naturelles comme il y a aussi des passions qui ne sont pas naturelles. Par exemple l’avarice : « Cette passion ne vient point de la nature, comme on peut en juger par ceux qui échappent à sa tyrannie. Ce qui est naturel est commun à tous les hommes. Ainsi tous les hommes n’étant pas universellement avares, il est clair que ceux qui le sont, ne le sont que par leur faute et par leur propre négligence. » Cette citation est très intéressante, car elle nous donne aussi le critère selon lequel SJC distingue ce qui est naturel de ce qui ne l’est pas et surtout ce qui fait qu’une passion habite l’homme ou pas. La deuxième citation nous éclaire encore mieux : « Car la malice n’est pas naturelle à la créature, mais elle vient du choix de la volonté. »
C’est bien là que je voulais en arriver : à la volonté. Dans l’homélie 29, quand Jésus-Christ défend d’arracher l’ivraie, il le fait parce que, dit SJC, « la volonté n’est point liée ni assujettie aux lois inviolables de la nature ; et Dieu l’a honorée du don de la liberté » et donc un changement en dernier instant est possible. La semence ne peut pas changer, de semence de blé en semence d’ivraie et vice versa, mais l’homme oui, il le peut en vertu de sa liberté et par sa volonté.
Mais l’être humain n’est pas seulement doté d’une volonté libre, il est aussi doué de raison :
« Car Dieu nous a donné la raison, afin qu’elle bannisse l’ignorance de nos esprits, qu’elle nous fasse juger équitablement des choses, qu’elle soit comme la lumière qui conduit tous nos pas et comme un bouclier qui nous couvre de tous côtés contre ce qui pourrait nous attrister et nous nuire. Cependant nous foulons aux pieds ce don de Dieu, et nous le livrons pour des choses vaines et superflues» .
Dans cette homélie, la raison joue le rôle de médecin rendu malade par l’or et la richesse, enfermé après dans un coffre plein d’or et tout cela au détriment de l’âme. Dans la même homélie 20, d’une façon imagée, il dit « l’esprit est à l’âme ce que l’œil est au coprs » et il conclut le passage en disant « soyons donc conséquents, et si nous prenons tant de soin pour conserver l’oeil qui dirige notre corps, n’en ayons pas moins pour entretenir saine et sauve la raison qui éclaire notre âme. »
Les penchants de l’homme
L’homme est doté de la volonté libre, il est doué de raison mais il a aussi des penchants. Il existe dans l’homme un penchant vers le mal, et quand il s’expose au mal (ici il s’agit d’aller au théatre et de voir et d’entendre des vulgarités), il a toutes les chances d’y tomber.
« Ne savez-vous pas quelle pente nous avons au mal ? Lors donc qu’à cette inclination naturelle nous ajoutons encore l’art et l’étude, comment ne tomberons-nous pas dans l’enfer, puisque nous nous hâtons de nous y jeter? »
Mais il faut nuancer cette affirmation avec une autre pour avoir un regard juste sur la conception de SJC sur ce point . Le mal n’est pas naturel à l’homme.
« Si le mal était naturel à l’homme, il lui serait inévitable, quoi qu’il put faire, et ainsi cet avis de Jésus-Christ serait inutile. Mais, comme il est impossible que les instructions d’un Dieu soient inutiles et hors de propos, nous devons conclure que le mal vient de notre volonté, et non de la nécessité de la nature » .
Il s’agit ici du conseil du Christ de retrancher ce qui nous scandalise et le fait que le Christ donne ce conseil veut dire qu’il est en notre pouvoir de le faire.
L’homme a aussi un penchant de l’autre côté, cette fois-ci, le bon côté. L’homme a aussi une pente naturelle qui le porte à la miséricorde :
« Car nous avons tous une pente naturelle qui nous porte à la miséricorde. Et c’est ce secret instinct de la nature qui fait que nous ressentons de l’indignation lorsque l’on fait injustice aux autres et que nous pleurons lorsque nous en voyons d’autres qui pleurent. Comme Dieu veut que nous ressentions cette compassion pour tous les hommes, il l’a lui-même imprimée et comme gravée dans la nature. Il semble lui avoir voulu commander de contribuer de sa part à produire en nous ces sentiments, afin que nous reconnaissions dans cet instinct naturel combien la miséricorde lui est agréable, et combien il désire de nous que nous l’exercions envers tout le monde » .
Un autre paragraphe très intéressant est celui où SJC commente Mt 7, 12: « Ainsi, tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux : c’est la Loi et les prophètes ». De ce verset SJC tire la conclusion :
« On voit clairement par ces paroles que la vertu est conforme à la nature même: que nous avons au dedans de nous un maître qui nous apprend ce que nous devons faire; et qu’ainsi nous ne pouvons nous excuser sur notre ignorance » .
L’anthropologie chrysostomienne en miroir avec l’anthropologie de saint Grégoire de Nysse
Brève présentation de St Grégoire de Nysse et de son traité La création de l’homme
Premièrement, La Création de l’homme « est le premier traité consacré par un penseur chrétien au problème anthropologique.» Deuxièmement, nous avons la chance d’avoir en la personne de l’évêque de Nysse un homme de son temps, un des plus grands. « Homme de son temps, Grégoire récapitule en lui toute la culture de l’Antiquité : il a passé de longues années à acquérir une formation philosophique dont les piliers sont les œuvres des grands penseurs grecs ». Nous apprenons par la suite que l’évêque de Nysse était ouvert à la science de son temps, les mathématiques euclidiennes, l’astronomie et surtout la médecine, les domaines qui le préoccupaient.
L’analyse du traité La création de l’homme en miroir avec l’anthropologie chrysostomienne
Maintenant je vous propose de confronter l’anthropologie chrysostomienne au traité La création de l’homme de Grégoire de Nysse. La meilleure manière de réaliser cette analyse m’a paru être celle d’une présentation du traité chapitre par chapitre, en mettant en évidence à chaque étape les parallèles avec l’anthropologie chrysostomienne.
L’homme créé avec un double fondement : terrestre et divin
Ainsi, après un premier chapitre dans lequel Père Grégoire présente la création comme la demeure merveilleuse préparée par Dieu pour l’homme, le deuxième explique que cela a été fait ainsi pour accueillir l’homme en roi, maître et souverain. Il y a dans ce deuxième chapitre une remarque qui nous intéresse particulièrement : « De la même façon, celui qui, dans son immense richesse, est l’hôte de notre nature, décore d’abord la demeure de beautés de tout genre et prépare ce grand festin aux mets variés ; alors il introduit l’homme pour lui confier non l’acquisition des biens qu’il n’aurait pas encore, mais la jouissance de ce qui s’offre à lui. C’est pourquoi, en le créant, il jette un double fondement par le mélange du divin au terrestre, afin que par l’un et l’autre caractère, l’homme ait naturellement la double jouissance de Dieu par sa divine nature, des biens terrestres par la sensation qui est du même ordre que ces biens » .
C’est ce double aspect de la jouissance céleste et terrestre qui rapproche Père Grégoire du prêtre Jean. Chez SJC, comme nous l’avons vu, la jouissance terrestre et céleste vont de pair, mais il y a un ordre pour que cette harmonie se réalise. Cette jouissance est le reflet de son anthropologie : l’âme est supérieure au corps et c’est le soin de l’âme qui importe à l’homme sans toutefois qu’il doive négliger le corps. Celui qui prendra soin de son âme évitera à son corps les mauvais traitements qu’il subit de la part d’une âme malade. L’exemple le plus net est la gourmandise qui entraîne beaucoup de maladies et rend le corps mou et sans vigueur. De même, l’homme qui recherche avant tout la jouissance céleste pourra aussi goûter la jouissance terrestre. Désirer la jouissance terrestre sans se soucier de la dimension céleste témoigne d’une âme malade, d’un désordre.
L’homme marqué par le sceau de la beauté divine et les traits caractéristiques de la divinité
Les chapitres III, IV et V traitent d’une manière exquise de cette beauté divine dont le Créateur a marqué comme d’un sceau, éternellement, le sommet de la création du visible : l’homme, image de la royauté de Dieu.
L’argument qu’avance Père Grégoire pour nous faire saisir la grandeur de la nature humaine est la circonspection avec laquelle s’avance l’auteur de l’univers quand il crée l’homme; même le soleil et le ciel ne sont pas dignes d’un tel traitement de la part du Créateur, eux que rien n’égale dans toute la création . Pour la création de l’homme tout est une préparation, tout correspond à la fin pour laquelle il est fait.
Le chapitre IV insiste sur la royauté absolue dont la nature humaine est investie, et surtout sur le fait qu’elle est préparée à exercer cette royauté.
« Ce caractère royal, en effet, qui l’élève bien au-dessus des conditions privées, l’âme spontanément le manifeste, par son autonomie et son indépendance et par ce fait que, dans sa conduite, elle est maîtresse de son propre vouloir. De quoi ceci est-il propre, sinon d’un roi ? »
Chez Chrysostome on trouve la même perspective. La noblesse de l’âme est liée à sa liberté. Si la liberté fait défaut suite à la soumission volontaire de l’homme aux passions, l’homme perd sa noblesse et sa nature humaine se trouve dénaturée, abaissée. L’homme se trouve dans un état où dans l’on reconnaît plus les traits de sa nature humaine, mais les traits de la nature animale. La liberté est donc marque de noblesse aussi bien chez Chrysostome que chez Grégoire de Nysse.
Le Ve chapitre porte sur l’homme qui est image de la royauté de Dieu. Nous y trouvons une affirmation qui nous renvoie directement à ce que nous venons d’exposer dans la lettre précédente sur l’anthropologie chez SJC. Ainsi Grégoire de Nysse dit : « Dieu est amour et source d’amour. Jean le Sublime dit que “L’amour vient de Dieu” et “Dieu est amour”. Le modeleur de notre nature a mis aussi en nous ce caractère. “En ceci, dit-il, en effet, tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous vous aimez les uns les autres”. Donc, si l’amour est absent, tous les traits de l’image en nous seront déformés. »
Chez SJC on trouve exactement la même affirmation. Ce qui rend un homme homme, c’est la charité. Quand elle est absente, l’homme n’est plus un homme, mais il vit en dessous de sa nature. On trouve la même idée que c’est le Créateur qui a mis la charité dans notre caractère, son exercice étant le signe le plus évident de la parenté divine de l’homme.
L’homme fait de matière et d’esprit– interdépendance et ordre
Le chapitre VI qui traite de la parenté de l’esprit avec la nature donne une affirmation très intéressante pour notre recherche. En parlant de l’Esprit comme l’unique faculté qui se répand à travers les sens, Saint Grégoire de Nysse dit : « c’est (l’Esprit) qui aime ce qui le charme et écarte ce qui lui déplaît » . Or, dans la théorie économique, un des traits caractéristiques de l’homo oeconomicus, c’est justement celui-ci : chercher ce qui fait plaisir et éviter ce qui fait mal. Les anthropologues ont justement remarqué que ce trait n’est pas caractéristique de l’homo oeconomicus, mais de l’homme tout court. Et on voit chez Grégoire de Nysse que ce comportement est inscrit dans la nature humaine et est conforme à la nature humaine. Chercher le plaisir et éviter la douleur ne serait donc pas un comportement aberrant ou pervers. Non, l’homme, comme on l’a vu dans le deuxième chapitre du traité, a été fait pour la jouissance. Une nuance à mettre en évidence ici : la jouissance est naturelle à l’homme – corps et âme – en unité, en harmonie. Le discours sur la recherche de la jouissance chez Grégoire de Nysse et chez Jean Chrysostome aussi, reflète l’anthropologie eschatologique sous-jacente à leurs œuvres et à leur vie. La jouissance s’entend dans cette harmonie du corps et de l’âme. On ne saurait nommer plaisir quelque chose qui touche seulement le corps.
Au chapitre VII nous trouvons un développement parmi les plus intéressants sur le travail. L’homme, dit Grégoire de Nysse , vient au monde dépouillé des protections naturelles, « il mérite plus de pitié que d’envie » . Les animaux le dépassent largement de ce point de vue. Mais c’est justement son état de nudité et de faiblesse qui oblige l’homme à commander aux animaux, ce qui est en fin de compte un signe de sa grandeur. Toute l’activité que l’homme déploie afin de s’assurer le nécessaire pour vivre prouve son intelligence et sa supériorité par rapport au monde créé. Son ingéniosité lui permet de soumettre la nature et les animaux à ses besoins. Nous pouvons en tirer la conclusion que le travail, c’est-à-dire l’activité que l’homme déploie pour sa survie, est une marque de sa royauté. Dans le processus du travail, l’homme exerce sa supériorité par rapport à toute la création. C’est ainsi que le travail devient une marque de la royauté de la nature humaine. Marx dira quinze siècles plus tard que c’est le travail qui ennoblit l’homme. L’usage progressif des instruments de travail a permis à l’homme de développer ses capacités de maîtrise du monde extérieur. Il y aurait ici une nuance intéressante à creuser.
Dans le chapitre, Saint Grégoire présente l’ordre dans la création des êtres qui va de l’inférieur au plus parfait. Sa présentation de cette évolution de la nature a une ressemblance frappante avec l’évolutionnisme. . Saint Grégoire donne cette division des êtres : il y a une nature corporelle et une nature intellectuelle . Il laisse de côté la nature corporelle pour s’occuper des âmes qui animent la matière inanimée. Il existe ainsi une forme vitale naturelle qui correspond à la vie des plantes ; ensuite il place les êtres qui ont la sensation, qui connaissent le sensible (les animaux) mais qui ne possèdent pas la nature spirituelle qui, elle, est l’apanage de l’homme.
« Cet animal rationnel qu’est l’homme est en effet formé de tous les genres d’âmes : sa nourriture, il la prend par la partie naturelle de son âme ; à cette puissance d’accroissement, il unit la puissance des sens, qui tient naturellement le milieu entre la substance intellectuelle et la matérielle, mais plus elle participe de la lourdeur de la matière, moins elle participe de l’intelligence. Ensuite se fait l’intime fusion entre la substance spirituelle et ce qu’il y a de plus mince et de plus lumineux dans la nature sensible, en sorte que l’homme se trouve composé de ces trois substances. »
« Cependant on ne doit pas en conclure que le composé humain soit formé d’un mélange de trois âmes que l’on pourrait considérer dans leurs délimitations propres et qui donnerait à penser que notre nature est un composé de plusieurs âmes. En réalité l’âme, dans sa vérité et sa perfection, est une par nature, étant à la fois spirituelle et sans matière et, par les sens, se trouvant mêlée à la nature matérielle. »
Quelle conclusion pourrons-nous tirer de ces passages ? Comme il est facile de se perdre dans ces affirmations, j’ai lu aussi les homélies pascales de Saint Grégoire de Nysse, l’homélie étant un genre plus simple adapté à un public divers quant à sa capacité de compréhension, un genre qui vise justement à clarifier les ambiguïtés. Ainsi, dans la première homélie, nous trouvons la position nette de Saint Grégoire sur la nature humaine. L’homme est fait d’un corps et d’une âme, tous les deux ayant part à la résurrection. Les trois parties dont parle Grégoire de Nysse visent, en effet, les facultés de l’âme. La conception dualiste de l’homme ¬– matière et esprit – se dégage aussi de tous les autres développements du traité sur la création de l’homme. Nous pourrons encore mieux voir cela quand Grégoire de Nysse parle lui aussi d’un ordre qui existe dans la nature humaine. Nous avons vu à quel point SJC insiste sur la supériorité de l’âme pas rapport au corps, qui lui, doit servir l’âme. La situation contraire engendre des désordres qui font que finalement on ne retrouve plus dans un homme les traits de sa propre nature humaine. Voici que nous trouvons chez Grégoire de Nysse presque les même affirmations que chez SJC.
Chez tous les deux, c’est la beauté de l’homme qui est en jeu. Car l’esprit de l’homme est créé beau comme image de la beauté du prototype, il est comme un miroir qui reflète cette beauté. La nature, administrée par l’esprit, reçoit sa beauté de l’esprit, comme un miroir du miroir. La nature gouverne et soutient la partie matérielle de l’être existant. Ainsi, chacune de ces parties reçoit sa beauté tant que l’ordre de dépendance est respecté.
Cette interdépendance entre la matière et l’esprit est mise fortement en évidence par les deux Pères. Ainsi, chez saint Grégoire de Nysse nous trouvons au chapitre XII :
« Pour ma part, je reconnais sans peine que la prépondérance des affections physiques trouble souvent l’intelligence et que les dispositions du corps émoussent l’activité naturelle de la raison ».
Chez Chrysostome on trouve cette même idée quand il s’adresse à ceux qui vivent dans le confort et le luxe en rendant ainsi leur âme molle et lâche.
Les deux remarques que nous avons faites sur l’anthropologie chrysostomienne sont valables pour celle de Grégoire de Nysse. Il s’agit d’une part de l’homme composé de matière et d’esprit, ces deux parties étant en lien et s’influençant réciproquement et, d’autre part, du fait qu’il y a un ordre, l’âme étant supérieure au corps, et que garder cet ordre est équivalent pour l’homme à garder sa nature humaine.
« …Nous disons que la nature, administrée par l’esprit, s’attache à lui et de cette beauté placée près d’elle, reçoit elle-même son ornement, comme si elle était miroir de miroir, à son tour, elle gouverne et soutient la partie matérielle de l’être existant à qui elle appartient. Tant que cette dépendance est gardée entre les éléments, tous sont unis, chacun à son degré, à la beauté en soi, car l’élément supérieur transmet sa beauté à celui qui est placé sous lui. Mais lorsque dans cette harmonie naturelle, il se produit une rupture ou que, à l’inverse de l’ordre, le supérieur se met à la remorque de l’inférieur, alors la matière, mise à part de la nature, met à jour sa difformité (car d’elle-même elle n’a ni forme ni constitution) ; puis sa difformité corrompt la beauté de la nature, qui reçoit sa beauté de l’esprit. » « En effet, de toute nécessité, la matière qui mendie sa propre forme impose sa difformité et sa laideur à celui qui veut lui ressembler » .
Même image d’harmonie et d’ordre chez SJC quand l’esprit conduit en maître et que la matière obéit en servante. Nous trouvons chez les deux l’idée qu’il y a difformité quand l’ordre n’est pas respecté : «…dans le composé humain, l’esprit est gouverné par Dieu, et notre vie matérielle par l’esprit, lorsqu’elle garde l’ordre de la nature. Mais se détourne-t-elle de cet ordre, elle devient étrangère à l’influence de l’esprit » .
C’est exactement le raisonnement de SJC qui dit que celui qui est dominé par les passions (l’avarice, etc,) est sourd aux paroles du Christ. Dans le même chapitre, Saint Grégoire dit expressément que c’est suite à quelque passion ( gr. pathos) que les parties de notre être se détournent de leur constitution naturelle. Nous sommes là devant la même conception de l’être humain.
Et quand est-ce que cet ordre naturel n’est plus respecté ?
« Il y a des cas où c’est l’esprit qui suit comme un serviteur les inclinations de la nature. Souvent, en effet, la nature du corps prend le commandement, à la suite du chagrin qui est en nous ou du désir de ce qui nous charme : alors elle a l’initiative, excitant en nous l’appétit ou nous faisant chercher notre plaisir. Pendant ce temps, se soumettant à ces penchants (SJC parle lui aussi des penchants), l’esprit s’unit au corps pour lui fournir les moyens qui sont en lui de satisfaire à ces besoins. » .
Nous retrouvons les mêmes idées exprimées par Grégoire de Nysse au chapitre XVIII (p.169) où il parle de la vie humaine dans les pathé – passions.
Mais qu’en est-il de la liberté de l’homme ? Pourquoi est-ce que cet être créé beau et harmonieux arrive à se trouver sous l’emprise des passions ? Le chapitre XVI montre le fondement de la liberté de l’homme. Créée à l’image de Dieu, la nature humaine est rendue participante de toutes sortes de biens : vertus, sagesse, liberté, etc.
"Un de ces biens consiste à être libre de tout déterminisme, à n’être soumis à aucun pouvoir physique, mais à avoir, en effet, une volonté indépendante. La vertu, en effet, est sans maître et spontanée ; tout ce qui se fait par contrainte ou violence n’en est pas. »
Si la nature humaine est rendue participante aux attributs mêmes de la divinité, il y a quelque chose qui la différencie fondamentalement. La nature humaine est créée et par conséquent soumise au changement, tandis que la divinité est immuable et toujours identique à elle-même.
Conclusions sur le parallèle entre l’anthropologie de Grégoire de Nysse et l’anthropologie chrysostomienne
Père Grégoire de Nysse écrit un traité sur le thème de « à l’image et la ressemblance » ; SJC, lui, à partir de l’image, prêche la ressemblance tout au long de ses homélies. Dans les œuvres du premier, on a exalté le caractère mystique de la théologie ; au deuxième, on a souvent refusé le titre de « théologie » en exacerbant le côté moral de ses œuvres. Leur conception de l’être humain est parfaitement identique dans les moindres détails. Le premier utilise un langage philosophique, se réfère volontiers aux thèmes propres à la philosophie et s’en inspire, tandis que le deuxième est connu plutôt pour avoir adressé des paroles dures à l’égard des philosophes et de la philosophie en général. Comment expliquer alors cette rencontre ?
Je tenterai une réponse. Tous les deux sont, en fait, de grands maîtres spirituels. Tous les deux sont des moines ayant eux-mêmes parcouru ce chemin qui part de l’image et s’oriente vers la ressemblance. C’est une anthropologie d’origine monastique qui a pour but la déification de l’homme, qui correspond au plan de Dieu pour l’homme. Que chacun d’entre eux ait exprimé la réalité d’une telle vie en fonction de sa propre personnalité et de sa situation, cela n’a pas changé l’essentiel de leur discours sur l’homme. Bien au contraire, cela prouve que mystique et morale vont de pair, et seulement quand elles vont de pair elles sont toutes les deux authentiques . La morale dans ce cas n’est nullement un ensemble de règles extérieures à l’homme qui s’impose à lui ; la morale est la spiritualité faite chair et elle prend sa source au plus profond de l’être humain, là où l’image de Dieu a marqué comme d’un sceau indélébile la nature humaine, sommet de la création.
Nous voyons qu’il s’agit d’une anthropologie plus qu’optimiste. Chez les deux maîtres, le mal n’est pas pour toujours, la victoire est sûre.
Le livre L’homme, icône de Dieu présente cela dans un éventail qui remonte aux sources bibliques et traverse les siècles jusqu’à Léon le Grand, et passe d’Alexandrie en Cappadoce pour s’arrêter à Rome. Sur le même thème, le livre Le Vivant divinisé dans la première partie fait aussi une présentation de certains éléments fondamentaux de l’anthropologie patristique dans toute leur richesse et dans leur cohérence.
Nicoleta Acatrinei, Faculté de Théologie de Neuchâtel
Fribourg, 11 septembre 2005
De l’ensemble des homélies, on peut facilement tirer la conclusion que pour SJC la nature humaine est bonne, et en cela SJC se range aux côtés des autres Pères de l’Eglise.
C’est l’homélie 4 la première qui attaque le sujet : dans un développement très piquant, SJC se demande comment retrouver dans ses fidèles les traits d’un chrétien quand il est difficile de retrouver ceux d’un homme. On remarque une gradation des états : l’état de bête (même pire que les bêtes et les démons) auquel l’homme s’abaisse quand il trahit sa propre nature, l’état naturel de l’homme que nous allons décrire plus loin et l’état chrétien qui dépasse le naturel.
« Mais de plus (les apôtres) annonçaient aux hommes une doctrine élevée au-dessus de la nature humaine. Ils ne disaient rien de terrestre, et ils ne parlaient que des choses du ciel. Ils prêchaient une vie et un royaume dont on n’avait jamais entendu parler. Ils découvraient d’autres richesses et une autre pauvreté ; une autre liberté et une autre servitude ; une autre vie et une autre mort; un nouveau monde, et une manière de vie toute nouvelle; et enfin un changement, une sorte de renouvellement général de toutes choses. » .
L’homme naturel se trouve entre ces deux pôles et nous allons voir plus loin pour quelles raisons il prend une direction plutôt qu’une autre et quelles en sont les conséquences d’après SJC.
L’homme – corps et âme
De manière très claire, SJC montre que l’homme est constitué de deux parties : corps et âme. J’insiste sur la clarté de sa position à ce sujet, car il y a des interprétations sur l’œuvre d’autres Pères de l’Eglise qui soutiendraient une conception triadique de l’homme : corps, âme, esprit. Chez SJC, il n’ y a pas de doute par rapport à cela et nous allons voir plus loin quelle place il donne à l’esprit.
L’homme est constitué de ces deux éléments, le corps et l’âme, mais il y a un ordre. Premièrement, il y a un fort lien entre ces deux parties : ce qui se passe dans l’âme influence le corps et ce qui se passe dans le corps a des conséquences sur l’âme. Deuxièmement, l’âme est supérieure au corps. Il faut tout de suite dire ici un mot sur le fait que dans toutes les homélies nous n’avons pas trouvé un mot qui saurait être méprisant par rapport au corps. J’insiste sur cela parce que sur ce point il y a aussi des interprétations sur la patristique qui dévalorise le corps. Nous allons présenter quelques citations pour en mieux saisir les nuances.
L’homme est constitué de deux éléments : le corps et l’âme, Jésus-Christ en est le créateur :
« (le Christ) mêlait à la prédication de sa parole les guérisons miraculeuses des corps pour fermer la bouche à l’insolence des hérétiques et pour montrer, par le soin qu’il témoignait de l’une et l’autre de ces deux substances qui composent l’homme, qu’il était le créateur de l’une et de l’autre. C’est la raison pour laquelle sa providence partageait si souvent ses grâces tantôt au corps et tantôt à l’âme, comme il le témoigne même en cet endroit. » .
Interdépendance harmonieuse du corps et de l’âme
Mais voyons maintenant comment il décrit le lien entre le corps et l’âme : « L’excès de nourriture produit la mauvaise mixtion des humeurs dans le corps humain, et lorsque les éléments dont celui-ci se compose ont cessé d’être en harmonie, il s’ensuit des maladies graves qui amènent la mort : eh bien, le même phénomène se remarque aussi dans nos âmes » .
Il est inutile de dire à quel point cette approche du corps, de son harmonie, est actuelle.
Dans l’homélie 34, qui commente Mt 10, 23-34 (l’envoi des apôtres à la prédication et les annonces des souffrances et de la mort ), SJC fait un commentaire très intéresssant sur la mort, pourquoi il y a la mort du corps et qu’en est-il de l’âme. Il décrit de manière très claire le lien entre ces deux parties d’un côté, et la supériorité de l’âme, de l’autre côté. Le corps reçoit sa beauté de l’âme et l’état de l’âme joyeuse ou triste, contente ou inquiète, agitée ou en paix, envieuse ou pleine de bonté, se reflète dans le corps, sur le visage, dans le regard ou dans la santé même.
L’homélie 44 contient un traité diététique où le saint insiste sur l’importance de se nourrir correctement en évitant les excès, qui sont cause de « milles mauvaises humeurs qui deviennent une source de corruption et de pourriture » ; et il tranche à la fin en disant « tout ce qui est au délà de la nécéssité n’est plus une nourriture, mais un poison ». Et si la plu part des maladies corporelles tirent leur origine de celles de l’âme, l’âme à son tour souffre à cause des dérèglements qu’engendrent les excès dans le corps.
Nous allons voir dans la suite comment SJC présente la supériorité de l’âme par rapport au corps :
«L’âme est la reine, et le corps l’esclave. Pourquoi abandonnez-vous celle qui commande pour admirer celui qui lui obéit? Pourquoi quittez-vous celle qui possède la lumière et la sagesse, pour vous asservir au corps et aux sens qui ne sont que ses organes? » Et ailleurs il dit la même chose : « Car vous savez que notre âme est ce que nous avons de plus précieux. Mais si ce n’est que le corps qui s’engraisse, lorsque l’âme sèche de jour en jour, que vous sert cette abondance de biens que vous possédez? Que sert le plaisir de la servante lorsque la maîtresse se meurt ? Que sert le vêtement magnifique, lorsque le corps est près de mourir? » « Si quelqu’un voulait orner votre maison de tapisseries rehaussées d’or et d’argent, et qu’il vous laissât cependant tout nu, ou couvert d’habits sales et déchirés, souffririez-vous cette injure? Cependant c’est vous-mêmes qui vous faites cet outrage. Vous ornez magnifiquement votre corps, qui est comme la maison de votre âme, pendant que la maîtresse qui y doit habiter est toute déchirée et toute nue. »
L’affirmation fondamentale qui ressort de ces citations est que l’âme est supérieure au corps et qu’elle a une valeur inestimable pour nous-mêmes : elle est notre bien le plus précieux. Ne pas la traiter en conséquence, c’est la déshonorer.
Vertus naturelles et passions naturelles et non naturelles à l’être humain
Cela nous permet ainsi de parler des vertus et des passions naturelles à l’homme et des passions qui ne lui sont pas naturelles. Commençons par les passions et les vertus naturelles : « Et cependant ces deux passions, la colère et la concupiscence, sont toutes les deux inhérentes à notre nature» ,
Il y a des passions naturelles comme il y a aussi des passions qui ne sont pas naturelles. Par exemple l’avarice : « Cette passion ne vient point de la nature, comme on peut en juger par ceux qui échappent à sa tyrannie. Ce qui est naturel est commun à tous les hommes. Ainsi tous les hommes n’étant pas universellement avares, il est clair que ceux qui le sont, ne le sont que par leur faute et par leur propre négligence. » Cette citation est très intéressante, car elle nous donne aussi le critère selon lequel SJC distingue ce qui est naturel de ce qui ne l’est pas et surtout ce qui fait qu’une passion habite l’homme ou pas. La deuxième citation nous éclaire encore mieux : « Car la malice n’est pas naturelle à la créature, mais elle vient du choix de la volonté. »
C’est bien là que je voulais en arriver : à la volonté. Dans l’homélie 29, quand Jésus-Christ défend d’arracher l’ivraie, il le fait parce que, dit SJC, « la volonté n’est point liée ni assujettie aux lois inviolables de la nature ; et Dieu l’a honorée du don de la liberté » et donc un changement en dernier instant est possible. La semence ne peut pas changer, de semence de blé en semence d’ivraie et vice versa, mais l’homme oui, il le peut en vertu de sa liberté et par sa volonté.
Mais l’être humain n’est pas seulement doté d’une volonté libre, il est aussi doué de raison :
« Car Dieu nous a donné la raison, afin qu’elle bannisse l’ignorance de nos esprits, qu’elle nous fasse juger équitablement des choses, qu’elle soit comme la lumière qui conduit tous nos pas et comme un bouclier qui nous couvre de tous côtés contre ce qui pourrait nous attrister et nous nuire. Cependant nous foulons aux pieds ce don de Dieu, et nous le livrons pour des choses vaines et superflues» .
Dans cette homélie, la raison joue le rôle de médecin rendu malade par l’or et la richesse, enfermé après dans un coffre plein d’or et tout cela au détriment de l’âme. Dans la même homélie 20, d’une façon imagée, il dit « l’esprit est à l’âme ce que l’œil est au coprs » et il conclut le passage en disant « soyons donc conséquents, et si nous prenons tant de soin pour conserver l’oeil qui dirige notre corps, n’en ayons pas moins pour entretenir saine et sauve la raison qui éclaire notre âme. »
Les penchants de l’homme
L’homme est doté de la volonté libre, il est doué de raison mais il a aussi des penchants. Il existe dans l’homme un penchant vers le mal, et quand il s’expose au mal (ici il s’agit d’aller au théatre et de voir et d’entendre des vulgarités), il a toutes les chances d’y tomber.
« Ne savez-vous pas quelle pente nous avons au mal ? Lors donc qu’à cette inclination naturelle nous ajoutons encore l’art et l’étude, comment ne tomberons-nous pas dans l’enfer, puisque nous nous hâtons de nous y jeter? »
Mais il faut nuancer cette affirmation avec une autre pour avoir un regard juste sur la conception de SJC sur ce point . Le mal n’est pas naturel à l’homme.
« Si le mal était naturel à l’homme, il lui serait inévitable, quoi qu’il put faire, et ainsi cet avis de Jésus-Christ serait inutile. Mais, comme il est impossible que les instructions d’un Dieu soient inutiles et hors de propos, nous devons conclure que le mal vient de notre volonté, et non de la nécessité de la nature » .
Il s’agit ici du conseil du Christ de retrancher ce qui nous scandalise et le fait que le Christ donne ce conseil veut dire qu’il est en notre pouvoir de le faire.
L’homme a aussi un penchant de l’autre côté, cette fois-ci, le bon côté. L’homme a aussi une pente naturelle qui le porte à la miséricorde :
« Car nous avons tous une pente naturelle qui nous porte à la miséricorde. Et c’est ce secret instinct de la nature qui fait que nous ressentons de l’indignation lorsque l’on fait injustice aux autres et que nous pleurons lorsque nous en voyons d’autres qui pleurent. Comme Dieu veut que nous ressentions cette compassion pour tous les hommes, il l’a lui-même imprimée et comme gravée dans la nature. Il semble lui avoir voulu commander de contribuer de sa part à produire en nous ces sentiments, afin que nous reconnaissions dans cet instinct naturel combien la miséricorde lui est agréable, et combien il désire de nous que nous l’exercions envers tout le monde » .
Un autre paragraphe très intéressant est celui où SJC commente Mt 7, 12: « Ainsi, tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux : c’est la Loi et les prophètes ». De ce verset SJC tire la conclusion :
« On voit clairement par ces paroles que la vertu est conforme à la nature même: que nous avons au dedans de nous un maître qui nous apprend ce que nous devons faire; et qu’ainsi nous ne pouvons nous excuser sur notre ignorance » .
L’anthropologie chrysostomienne en miroir avec l’anthropologie de saint Grégoire de Nysse
Brève présentation de St Grégoire de Nysse et de son traité La création de l’homme
Premièrement, La Création de l’homme « est le premier traité consacré par un penseur chrétien au problème anthropologique.» Deuxièmement, nous avons la chance d’avoir en la personne de l’évêque de Nysse un homme de son temps, un des plus grands. « Homme de son temps, Grégoire récapitule en lui toute la culture de l’Antiquité : il a passé de longues années à acquérir une formation philosophique dont les piliers sont les œuvres des grands penseurs grecs ». Nous apprenons par la suite que l’évêque de Nysse était ouvert à la science de son temps, les mathématiques euclidiennes, l’astronomie et surtout la médecine, les domaines qui le préoccupaient.
L’analyse du traité La création de l’homme en miroir avec l’anthropologie chrysostomienne
Maintenant je vous propose de confronter l’anthropologie chrysostomienne au traité La création de l’homme de Grégoire de Nysse. La meilleure manière de réaliser cette analyse m’a paru être celle d’une présentation du traité chapitre par chapitre, en mettant en évidence à chaque étape les parallèles avec l’anthropologie chrysostomienne.
L’homme créé avec un double fondement : terrestre et divin
Ainsi, après un premier chapitre dans lequel Père Grégoire présente la création comme la demeure merveilleuse préparée par Dieu pour l’homme, le deuxième explique que cela a été fait ainsi pour accueillir l’homme en roi, maître et souverain. Il y a dans ce deuxième chapitre une remarque qui nous intéresse particulièrement : « De la même façon, celui qui, dans son immense richesse, est l’hôte de notre nature, décore d’abord la demeure de beautés de tout genre et prépare ce grand festin aux mets variés ; alors il introduit l’homme pour lui confier non l’acquisition des biens qu’il n’aurait pas encore, mais la jouissance de ce qui s’offre à lui. C’est pourquoi, en le créant, il jette un double fondement par le mélange du divin au terrestre, afin que par l’un et l’autre caractère, l’homme ait naturellement la double jouissance de Dieu par sa divine nature, des biens terrestres par la sensation qui est du même ordre que ces biens » .
C’est ce double aspect de la jouissance céleste et terrestre qui rapproche Père Grégoire du prêtre Jean. Chez SJC, comme nous l’avons vu, la jouissance terrestre et céleste vont de pair, mais il y a un ordre pour que cette harmonie se réalise. Cette jouissance est le reflet de son anthropologie : l’âme est supérieure au corps et c’est le soin de l’âme qui importe à l’homme sans toutefois qu’il doive négliger le corps. Celui qui prendra soin de son âme évitera à son corps les mauvais traitements qu’il subit de la part d’une âme malade. L’exemple le plus net est la gourmandise qui entraîne beaucoup de maladies et rend le corps mou et sans vigueur. De même, l’homme qui recherche avant tout la jouissance céleste pourra aussi goûter la jouissance terrestre. Désirer la jouissance terrestre sans se soucier de la dimension céleste témoigne d’une âme malade, d’un désordre.
L’homme marqué par le sceau de la beauté divine et les traits caractéristiques de la divinité
Les chapitres III, IV et V traitent d’une manière exquise de cette beauté divine dont le Créateur a marqué comme d’un sceau, éternellement, le sommet de la création du visible : l’homme, image de la royauté de Dieu.
L’argument qu’avance Père Grégoire pour nous faire saisir la grandeur de la nature humaine est la circonspection avec laquelle s’avance l’auteur de l’univers quand il crée l’homme; même le soleil et le ciel ne sont pas dignes d’un tel traitement de la part du Créateur, eux que rien n’égale dans toute la création . Pour la création de l’homme tout est une préparation, tout correspond à la fin pour laquelle il est fait.
Le chapitre IV insiste sur la royauté absolue dont la nature humaine est investie, et surtout sur le fait qu’elle est préparée à exercer cette royauté.
« Ce caractère royal, en effet, qui l’élève bien au-dessus des conditions privées, l’âme spontanément le manifeste, par son autonomie et son indépendance et par ce fait que, dans sa conduite, elle est maîtresse de son propre vouloir. De quoi ceci est-il propre, sinon d’un roi ? »
Chez Chrysostome on trouve la même perspective. La noblesse de l’âme est liée à sa liberté. Si la liberté fait défaut suite à la soumission volontaire de l’homme aux passions, l’homme perd sa noblesse et sa nature humaine se trouve dénaturée, abaissée. L’homme se trouve dans un état où dans l’on reconnaît plus les traits de sa nature humaine, mais les traits de la nature animale. La liberté est donc marque de noblesse aussi bien chez Chrysostome que chez Grégoire de Nysse.
Le Ve chapitre porte sur l’homme qui est image de la royauté de Dieu. Nous y trouvons une affirmation qui nous renvoie directement à ce que nous venons d’exposer dans la lettre précédente sur l’anthropologie chez SJC. Ainsi Grégoire de Nysse dit : « Dieu est amour et source d’amour. Jean le Sublime dit que “L’amour vient de Dieu” et “Dieu est amour”. Le modeleur de notre nature a mis aussi en nous ce caractère. “En ceci, dit-il, en effet, tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous vous aimez les uns les autres”. Donc, si l’amour est absent, tous les traits de l’image en nous seront déformés. »
Chez SJC on trouve exactement la même affirmation. Ce qui rend un homme homme, c’est la charité. Quand elle est absente, l’homme n’est plus un homme, mais il vit en dessous de sa nature. On trouve la même idée que c’est le Créateur qui a mis la charité dans notre caractère, son exercice étant le signe le plus évident de la parenté divine de l’homme.
L’homme fait de matière et d’esprit– interdépendance et ordre
Le chapitre VI qui traite de la parenté de l’esprit avec la nature donne une affirmation très intéressante pour notre recherche. En parlant de l’Esprit comme l’unique faculté qui se répand à travers les sens, Saint Grégoire de Nysse dit : « c’est (l’Esprit) qui aime ce qui le charme et écarte ce qui lui déplaît » . Or, dans la théorie économique, un des traits caractéristiques de l’homo oeconomicus, c’est justement celui-ci : chercher ce qui fait plaisir et éviter ce qui fait mal. Les anthropologues ont justement remarqué que ce trait n’est pas caractéristique de l’homo oeconomicus, mais de l’homme tout court. Et on voit chez Grégoire de Nysse que ce comportement est inscrit dans la nature humaine et est conforme à la nature humaine. Chercher le plaisir et éviter la douleur ne serait donc pas un comportement aberrant ou pervers. Non, l’homme, comme on l’a vu dans le deuxième chapitre du traité, a été fait pour la jouissance. Une nuance à mettre en évidence ici : la jouissance est naturelle à l’homme – corps et âme – en unité, en harmonie. Le discours sur la recherche de la jouissance chez Grégoire de Nysse et chez Jean Chrysostome aussi, reflète l’anthropologie eschatologique sous-jacente à leurs œuvres et à leur vie. La jouissance s’entend dans cette harmonie du corps et de l’âme. On ne saurait nommer plaisir quelque chose qui touche seulement le corps.
Au chapitre VII nous trouvons un développement parmi les plus intéressants sur le travail. L’homme, dit Grégoire de Nysse , vient au monde dépouillé des protections naturelles, « il mérite plus de pitié que d’envie » . Les animaux le dépassent largement de ce point de vue. Mais c’est justement son état de nudité et de faiblesse qui oblige l’homme à commander aux animaux, ce qui est en fin de compte un signe de sa grandeur. Toute l’activité que l’homme déploie afin de s’assurer le nécessaire pour vivre prouve son intelligence et sa supériorité par rapport au monde créé. Son ingéniosité lui permet de soumettre la nature et les animaux à ses besoins. Nous pouvons en tirer la conclusion que le travail, c’est-à-dire l’activité que l’homme déploie pour sa survie, est une marque de sa royauté. Dans le processus du travail, l’homme exerce sa supériorité par rapport à toute la création. C’est ainsi que le travail devient une marque de la royauté de la nature humaine. Marx dira quinze siècles plus tard que c’est le travail qui ennoblit l’homme. L’usage progressif des instruments de travail a permis à l’homme de développer ses capacités de maîtrise du monde extérieur. Il y aurait ici une nuance intéressante à creuser.
Dans le chapitre, Saint Grégoire présente l’ordre dans la création des êtres qui va de l’inférieur au plus parfait. Sa présentation de cette évolution de la nature a une ressemblance frappante avec l’évolutionnisme. . Saint Grégoire donne cette division des êtres : il y a une nature corporelle et une nature intellectuelle . Il laisse de côté la nature corporelle pour s’occuper des âmes qui animent la matière inanimée. Il existe ainsi une forme vitale naturelle qui correspond à la vie des plantes ; ensuite il place les êtres qui ont la sensation, qui connaissent le sensible (les animaux) mais qui ne possèdent pas la nature spirituelle qui, elle, est l’apanage de l’homme.
« Cet animal rationnel qu’est l’homme est en effet formé de tous les genres d’âmes : sa nourriture, il la prend par la partie naturelle de son âme ; à cette puissance d’accroissement, il unit la puissance des sens, qui tient naturellement le milieu entre la substance intellectuelle et la matérielle, mais plus elle participe de la lourdeur de la matière, moins elle participe de l’intelligence. Ensuite se fait l’intime fusion entre la substance spirituelle et ce qu’il y a de plus mince et de plus lumineux dans la nature sensible, en sorte que l’homme se trouve composé de ces trois substances. »
« Cependant on ne doit pas en conclure que le composé humain soit formé d’un mélange de trois âmes que l’on pourrait considérer dans leurs délimitations propres et qui donnerait à penser que notre nature est un composé de plusieurs âmes. En réalité l’âme, dans sa vérité et sa perfection, est une par nature, étant à la fois spirituelle et sans matière et, par les sens, se trouvant mêlée à la nature matérielle. »
Quelle conclusion pourrons-nous tirer de ces passages ? Comme il est facile de se perdre dans ces affirmations, j’ai lu aussi les homélies pascales de Saint Grégoire de Nysse, l’homélie étant un genre plus simple adapté à un public divers quant à sa capacité de compréhension, un genre qui vise justement à clarifier les ambiguïtés. Ainsi, dans la première homélie, nous trouvons la position nette de Saint Grégoire sur la nature humaine. L’homme est fait d’un corps et d’une âme, tous les deux ayant part à la résurrection. Les trois parties dont parle Grégoire de Nysse visent, en effet, les facultés de l’âme. La conception dualiste de l’homme ¬– matière et esprit – se dégage aussi de tous les autres développements du traité sur la création de l’homme. Nous pourrons encore mieux voir cela quand Grégoire de Nysse parle lui aussi d’un ordre qui existe dans la nature humaine. Nous avons vu à quel point SJC insiste sur la supériorité de l’âme pas rapport au corps, qui lui, doit servir l’âme. La situation contraire engendre des désordres qui font que finalement on ne retrouve plus dans un homme les traits de sa propre nature humaine. Voici que nous trouvons chez Grégoire de Nysse presque les même affirmations que chez SJC.
Chez tous les deux, c’est la beauté de l’homme qui est en jeu. Car l’esprit de l’homme est créé beau comme image de la beauté du prototype, il est comme un miroir qui reflète cette beauté. La nature, administrée par l’esprit, reçoit sa beauté de l’esprit, comme un miroir du miroir. La nature gouverne et soutient la partie matérielle de l’être existant. Ainsi, chacune de ces parties reçoit sa beauté tant que l’ordre de dépendance est respecté.
Cette interdépendance entre la matière et l’esprit est mise fortement en évidence par les deux Pères. Ainsi, chez saint Grégoire de Nysse nous trouvons au chapitre XII :
« Pour ma part, je reconnais sans peine que la prépondérance des affections physiques trouble souvent l’intelligence et que les dispositions du corps émoussent l’activité naturelle de la raison ».
Chez Chrysostome on trouve cette même idée quand il s’adresse à ceux qui vivent dans le confort et le luxe en rendant ainsi leur âme molle et lâche.
Les deux remarques que nous avons faites sur l’anthropologie chrysostomienne sont valables pour celle de Grégoire de Nysse. Il s’agit d’une part de l’homme composé de matière et d’esprit, ces deux parties étant en lien et s’influençant réciproquement et, d’autre part, du fait qu’il y a un ordre, l’âme étant supérieure au corps, et que garder cet ordre est équivalent pour l’homme à garder sa nature humaine.
« …Nous disons que la nature, administrée par l’esprit, s’attache à lui et de cette beauté placée près d’elle, reçoit elle-même son ornement, comme si elle était miroir de miroir, à son tour, elle gouverne et soutient la partie matérielle de l’être existant à qui elle appartient. Tant que cette dépendance est gardée entre les éléments, tous sont unis, chacun à son degré, à la beauté en soi, car l’élément supérieur transmet sa beauté à celui qui est placé sous lui. Mais lorsque dans cette harmonie naturelle, il se produit une rupture ou que, à l’inverse de l’ordre, le supérieur se met à la remorque de l’inférieur, alors la matière, mise à part de la nature, met à jour sa difformité (car d’elle-même elle n’a ni forme ni constitution) ; puis sa difformité corrompt la beauté de la nature, qui reçoit sa beauté de l’esprit. » « En effet, de toute nécessité, la matière qui mendie sa propre forme impose sa difformité et sa laideur à celui qui veut lui ressembler » .
Même image d’harmonie et d’ordre chez SJC quand l’esprit conduit en maître et que la matière obéit en servante. Nous trouvons chez les deux l’idée qu’il y a difformité quand l’ordre n’est pas respecté : «…dans le composé humain, l’esprit est gouverné par Dieu, et notre vie matérielle par l’esprit, lorsqu’elle garde l’ordre de la nature. Mais se détourne-t-elle de cet ordre, elle devient étrangère à l’influence de l’esprit » .
C’est exactement le raisonnement de SJC qui dit que celui qui est dominé par les passions (l’avarice, etc,) est sourd aux paroles du Christ. Dans le même chapitre, Saint Grégoire dit expressément que c’est suite à quelque passion ( gr. pathos) que les parties de notre être se détournent de leur constitution naturelle. Nous sommes là devant la même conception de l’être humain.
Et quand est-ce que cet ordre naturel n’est plus respecté ?
« Il y a des cas où c’est l’esprit qui suit comme un serviteur les inclinations de la nature. Souvent, en effet, la nature du corps prend le commandement, à la suite du chagrin qui est en nous ou du désir de ce qui nous charme : alors elle a l’initiative, excitant en nous l’appétit ou nous faisant chercher notre plaisir. Pendant ce temps, se soumettant à ces penchants (SJC parle lui aussi des penchants), l’esprit s’unit au corps pour lui fournir les moyens qui sont en lui de satisfaire à ces besoins. » .
Nous retrouvons les mêmes idées exprimées par Grégoire de Nysse au chapitre XVIII (p.169) où il parle de la vie humaine dans les pathé – passions.
Mais qu’en est-il de la liberté de l’homme ? Pourquoi est-ce que cet être créé beau et harmonieux arrive à se trouver sous l’emprise des passions ? Le chapitre XVI montre le fondement de la liberté de l’homme. Créée à l’image de Dieu, la nature humaine est rendue participante de toutes sortes de biens : vertus, sagesse, liberté, etc.
"Un de ces biens consiste à être libre de tout déterminisme, à n’être soumis à aucun pouvoir physique, mais à avoir, en effet, une volonté indépendante. La vertu, en effet, est sans maître et spontanée ; tout ce qui se fait par contrainte ou violence n’en est pas. »
Si la nature humaine est rendue participante aux attributs mêmes de la divinité, il y a quelque chose qui la différencie fondamentalement. La nature humaine est créée et par conséquent soumise au changement, tandis que la divinité est immuable et toujours identique à elle-même.
Conclusions sur le parallèle entre l’anthropologie de Grégoire de Nysse et l’anthropologie chrysostomienne
Père Grégoire de Nysse écrit un traité sur le thème de « à l’image et la ressemblance » ; SJC, lui, à partir de l’image, prêche la ressemblance tout au long de ses homélies. Dans les œuvres du premier, on a exalté le caractère mystique de la théologie ; au deuxième, on a souvent refusé le titre de « théologie » en exacerbant le côté moral de ses œuvres. Leur conception de l’être humain est parfaitement identique dans les moindres détails. Le premier utilise un langage philosophique, se réfère volontiers aux thèmes propres à la philosophie et s’en inspire, tandis que le deuxième est connu plutôt pour avoir adressé des paroles dures à l’égard des philosophes et de la philosophie en général. Comment expliquer alors cette rencontre ?
Je tenterai une réponse. Tous les deux sont, en fait, de grands maîtres spirituels. Tous les deux sont des moines ayant eux-mêmes parcouru ce chemin qui part de l’image et s’oriente vers la ressemblance. C’est une anthropologie d’origine monastique qui a pour but la déification de l’homme, qui correspond au plan de Dieu pour l’homme. Que chacun d’entre eux ait exprimé la réalité d’une telle vie en fonction de sa propre personnalité et de sa situation, cela n’a pas changé l’essentiel de leur discours sur l’homme. Bien au contraire, cela prouve que mystique et morale vont de pair, et seulement quand elles vont de pair elles sont toutes les deux authentiques . La morale dans ce cas n’est nullement un ensemble de règles extérieures à l’homme qui s’impose à lui ; la morale est la spiritualité faite chair et elle prend sa source au plus profond de l’être humain, là où l’image de Dieu a marqué comme d’un sceau indélébile la nature humaine, sommet de la création.
Nous voyons qu’il s’agit d’une anthropologie plus qu’optimiste. Chez les deux maîtres, le mal n’est pas pour toujours, la victoire est sûre.
Le livre L’homme, icône de Dieu présente cela dans un éventail qui remonte aux sources bibliques et traverse les siècles jusqu’à Léon le Grand, et passe d’Alexandrie en Cappadoce pour s’arrêter à Rome. Sur le même thème, le livre Le Vivant divinisé dans la première partie fait aussi une présentation de certains éléments fondamentaux de l’anthropologie patristique dans toute leur richesse et dans leur cohérence.
Nicoleta Acatrinei, Faculté de Théologie de Neuchâtel
Fribourg, 11 septembre 2005