15 septembre 2007
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L’homme qui possède l’art de faire se contredire ; qui sous la forme astucieuse de l’art imitatif d’opinion est propre à imiter ; qui dans la partie relative aux apparences, elle-même détachée de l’art de produire des simulacres s’est réservé pour sa part la portion verbale de l’illusionnisme, portion non point divine, mais humaine de la production : en affirmant que « là est le généalogie, là est le sang » du sophiste authentique, on dirait, semble-t-il bien, tout ce qui a de plus vrai (Platon Le Sophiste -268-).
A l’occasion du vingtième anniversaire de la mort de Michel Foucault , puis lors de la mort de Jacques Derrida, les médias ont proposé de généreuses couvertures et utilisé un langage riche en superlatifs .Ces idées, exprimées souvent avec talent, ont actuellement pour caractéristique principale de nier la nature humaine dans son essence même.
Ecoutons Michel Foucault interrogé par Madeleine Chapsal pour La Quinzaine littéraire du 16 mai 1966 :
En apparence, oui, les découvertes de Lévi-Strauss, de Lacan, de Dumézil appartiennent à ce qu’il est convenu d’appeler les sciences humaines ; mais ce qu’il y a de caractéristique, c’est que toutes ces recherches non seulement effacent l’image traditionnelle qu’on s’était fait de l’homme, mais à mon avis elles tendent toutes à rendre inutile, dans la recherche et dans la pensée, l’idée même de l’homme. L’héritage le plus pesant qui nous vient du XIX ème- et dont il est grand temps de nous débarrasser- c’est l’humanisme…Notre tâche est de nous affranchir définitivement de l’humanisme.
Cette entreprise, explique Michel Foucault , a commencé avec Nietzsche lorsque ce dernier a montré que la mort de Dieu n’était pas l’apparition , mais la disparition de l’homme, que l’homme et Dieu avaient d’étranges rapports de parents …que Dieu étant mort, l’homme n’a pas pu ne pas disparaître…
Sartre et Camus malgré leur athéisme avaient gardé l’humanisme, il convient maintenant de détruire ces chimères obnubilantes que constitue l’idée selon laquelle il faut chercher l’homme.
Affirmant que l’Occident a cessé de croire en Dieu ,Michel Foucault, interrogé au Japon par Watanabe , explique que la sexualité est devenue un lieu privilégié pour l’expérience du sacré. Dépasser les limites dans la sexualité, cela a fini par équivaloir à expérimenter le sacré
Lors d’un débat avec Chomsky sur la nature humaine (1974) dont l’auteur américain défendait la notion, Foucault indiqua sa méfiance à l’égard de l’idée même de nature humaine dénuée, selon lui, de toute valeur scientifique.
La même année, invité à l’université pontificale catholique de Rio de Janeiro, il cita Nietzsche en soutenant l’idée d’une rupture entre la connaissance et les choses ou plutôt l’absence dans la connaissance de quelque chose comme bonheur et amour, mais haine et hostilité ; il n’y a pas unification, mais système précaire de pouvoir.
Enfin lors d’un entretien avec J.Chancel à Radio France en 1975, Foucault devenu professeur au collège de France et présenté comme « un des plus grands penseurs de ce temps », commença par écarter l’idée de devenir meilleur et proposa plutôt de majorer la quantité de plaisir dont (l’homme) est capable dans son existence
Il avoua que son erreur n’a pas été de dire que l’homme n’existe pas, mais d’imaginer qu’il serait si facile de le démolir
Aristote avait distingué l’hédonisme, qui est la recherche des plaisirs, et l’eudémonisme qui est la quête du bonheur. En niant la possibilité du bonheur Foucault, historien philosophe, n’avait plus que le plaisir à offrir, mais il s’aperçut que la nature humaine, faite pour le bonheur, résistait à cette réduction. Il fallait donc la démolir.C’était le côté violent de la théorie et Marx était convoqué : A la limite on pourrait se demander quelle différence il pourrait y avoir entre être historien et être marxiste. Le mur de Berlin n’était pas encore tombé.
Interviewée par le journal La Croix, le 25 juin 2004, Blandine Kriegel qui collabora avec M.Foucault au collège de France, pense qu’il a été le plus grand philosophe de sa génération et à la question : « quelle est sa grand référence française ? » Blandine Kriegel répond :Je pense que l’on peut évoquer Pascal, pour la dimension de la finitude : une noblesse de la finitude telle qu’on la trouve dans l’œuvre de Pascal, du côté d’un certain jansénisme...En réalité c’est une véritable philosophie de l’individu qu’il propose. Comparer Foucault à Pascal c’est beaucoup, Jarry aurait peut-être dit « Hénorme ».
Plus loin elle affirme l’existence d’un humanisme foucaldien : non adossé à une conception toute puissante, mais au contraire modeste, éprise du négligé, du rejeté. Foucault avait prévenu : démolir l’homme est une entreprise ardue !
De son côté le journal Le Monde (20 septembre 2004) a consacré 10 pages à Michel Foucault et Natalia Avtomonova , de l’Institut de philosophie de Moscou, écrit : Certaines idées de Foucault, dans leur radicalité, pouvaient être interprétées, comme des provocations, par exemple « la mort de l’homme ».
Mais, en même temps, Foucault aspirait à la vie, à une nouvelle anthropologie concrète qui aurait permis de relier les savoirs, les institutions et les pratiques.
On voit que la destruction de l’homme dans les pays de tradition chrétienne résiste malgré tous les efforts de Foucault, mais à Tokyo, en revanche, l’œuvre de Foucault semble être acceptée sans glose humaniste. Foucault notait le lien entre la mort de Dieu et celle de l’homme.
Derrida, ami de Foucault et de Deleuze, tous marqués par Nietzsche et contempteurs de la nature humaine, vient de mourir. Le Monde lui a consacré 8 pages et Libération 7. Le théoricien de la déconstruction la définissait comme une pensée de l’origine et des limites de la question « qu’est ce que ? »…Elle est en effet une interrogation sur tout ce qui est plus qu’une interrogation . Appliquait-il cette déconstruction lorsqu’il déclara dans un entretien du 19 août 2004, publié par le monde sous le titre : « Je suis en guerre contre moi-même », : Si j’étais législateur , je proposerais tout simplement la disparition du mot et du concept de « mariage » dans un code civil et laïque…En supprimant le mot et le concept de « mariage », cette équivoque ou cette hypocrisie religieuse et sacrale, qui n’a aucune place dans une constitution laïque, on le remplacerait par une « union civile » contractuelle, une sorte de pacs généralisé, amélioré, raffiné ,souple et ajusté entre des partenaires de sexe ou de nombre non imposé.
Cette déconstruction sociale si radicalement interrogative sur les conséquences de ce bouleversement des fondements d’une société humaine n’était peut-être pas ce qui a inspiré le président de la République déclarant qu’avec Jacques Derrida, la France avait donné au monde l’un des plus grands philosophes contemporains, l’une des figure majeure de la vie intellectuelle de notre temps . mais le ton était donné.
Notons cependant un trait émouvant à propos de Derrida.Dans le Monde du 12 octobre , Jean Luc Nancy, philosophe et ami de Derrida, évoquait une conversation qui eut lieu un peu avant la mort de ce dernier. S’entendant affirmer : tu es inconditionnellement et absolument celui que tu es- éternellement. Et cela n’a rien à voir avec une résurrection religieuse. Dérrida s’est écrié : Finalement, j’aimerais mieux une vraie résurrection classique !. Etait-ce une plaisanterie , comme le prétend Nancy , ou le cri d’une âme faite pour une immortalité réelle et non pas seulement métaphorique ou déconstructiviste ?
Le succès extraordinaire de Derrida sur les Campus américain est bien connu , mais son succès auprès des étudiants des universités russes l’est moins. Derrida intervint par exemple à l’université Lomonosov (MGU) de Moscou et dans un amphithéâtre comble il n’hésita pas à citer Marx, après tout il s’était déclaré marxiste à Paris et le restait à Moscou. L’académicien V. Ivanov le lui reprocha publiquement en rappelant ce que la Russie avait souffert avec ce nom là. Derrida ,répondit qu’il parlait maintenant dans un pays libre et avait la liberté de citer qui lui semblait bon. Ce n’est pas le marxiste que les étudiants russes venaient entendre mais l’auteur du déconstructivisme qu’on voulait écouter avec son obscur discours qui permet toutes les interprétations en restant à la pointe de la mode intellectuelle occidentale, disons même française car Foucault, Deleuze et Baudrillard occupent le terrain de la désespérance post-moderme .
Lorsqu’on appris la mort de Derrida, le doyen du département de philosophie de MGU demanda à quelle autorité française il fallait envoyer un télégramme de condoléances, on évoqua le président Chirac, puis on se décida pour l’académie des sciences française ! Il ne faut pas oublier que les professeurs d’université en Russie ne prennent pas leur retraite et meurent à la tâche ce qui explique que nombre d’entre eux ont été nommés à l’époque communiste. Au lieu de cours sur l’athéisme scientifique, par exemple, on aura un cours sur les religions mondiales par le même professeur.
L’Eglise orthodoxe est mal équipée pour relever les défis culturels et lorsqu’on entend un moine du célèbre monastère d’Optina Poustyne, fréquenté hier par Dostoievski, Léontief, Tolstoï et Soloviev , déclarer que si la science et la culture sont occidentales, la spiritualité est orientale , en l’occurrence russe, on s’inquiète pour cette spiritualité sans base culturelle.
La dureté des conditions de vie quotidienne, l’absence de débouchés professionnels enfin l’espèce d’enfermement général, expliquent la séduction du nihilisme , fût-il d’importation, chez les étudiants . Une consolation dans cet épais brouillards : deux fort ouvrages de 600 pages viennent de paraître à Moscou et mettent à la disposition de lecteurs russes des oeuvres d’Etienne Gilson et de Jacques Maritain, éminents philosophes socratiques français capables de faire face aux sophistes de France.
Pour la Russie, il existe un auteur, Serguei S. Avérintsev (1938-2004), prématurément décédé, dont l’œuvre diversifiée met au service de la vérité une culture raffinée ouverte aux autres traditions et une sûreté de jugement appliquée avec un égal bonheur à la poésie à la politique et à la religion qu’il pratiquait en chrétien orthodoxe convaincu. Ses œuvres complètes sont en cours de publication par les édition Doux Litera de Kiev sous la direction du professeur Konstantin Sigov. Philologiste de grand talent , Serge Avérintsev, membre de l’Académie des sciences de Russie et de l’Académie pontificale des sciences sociales à Rome, se proposa de rétablir les liens rompus de la Russie soviétisés avec la tradition byzantine et surtout avec la culture biblique . Il traduisit le Livre de Job, les psaumes et les Evangiles de Matthieu et de Luc. C’est l’esprit de Vladimir Soloviev qu’on retrouve chez lui.
Ces quelques considérations nous ramènent à Platon et plus précisément à Socrate qui interrogeait non pas pour détruire, comme les sophistes, mais pour chercher la vérité et singulièrement celle de la nature humaine qui est une réalité qu’il s’agit de connaître et non pas un concept que l’on peut supprimer.
Ce qui est remarquable ce n’est pas l’existence de sophistes mais l’ampleur de leur influence et les interprétations les plus paradoxales des jeux de langage qui souvent leur tiennent lieu de pensée. La France est riche de cette littérature et on peut s’en inquiéter car les idées mènent le monde qu’elles soient vraies ou fausses. La popularité des auteurs n’a aucune corrélation nécessaire avec la vérité de leurs oeuvres, on l’a vu avec les idéologies caractéristiques du XXème siècle. Mais, sociologiquement, cette popularité est un indicateur assez précis de l’orientation culturelle d’une société et finalement de son éthique de référence.
Un chrétien, et plus précisément un catholique, dispose de sources sûres et les 14 encycliques de Jean Paul II en font partie. Mais il faut aussi que ces lumières soient réfractées dans les cultures locales. Il faut des penseurs pour acculturer la vérité dans l’espace et dans le temps. Pendant une génération, disons de 1930 à 1960, la France a été féconde en philosophes d’inspiration (Maritain, Gilson) ou d’aspiration (Blondel, Marcel) chrétienne dont le rayonnement a été international .Il faut leur souhaiter une postérité.
La Sorbonne, rappelait Paul VI, avait été au Moyen Age, le four où cuisait le pain intellectuel de la chrétienté. Il n’y a plus de chrétienté, mais on a toujours besoin de pain.
Don Patrick de Laubier
patrick.delaubier@socio.unige.ch
Fribourg - septembre 2005
A l’occasion du vingtième anniversaire de la mort de Michel Foucault , puis lors de la mort de Jacques Derrida, les médias ont proposé de généreuses couvertures et utilisé un langage riche en superlatifs .Ces idées, exprimées souvent avec talent, ont actuellement pour caractéristique principale de nier la nature humaine dans son essence même.
Ecoutons Michel Foucault interrogé par Madeleine Chapsal pour La Quinzaine littéraire du 16 mai 1966 :
En apparence, oui, les découvertes de Lévi-Strauss, de Lacan, de Dumézil appartiennent à ce qu’il est convenu d’appeler les sciences humaines ; mais ce qu’il y a de caractéristique, c’est que toutes ces recherches non seulement effacent l’image traditionnelle qu’on s’était fait de l’homme, mais à mon avis elles tendent toutes à rendre inutile, dans la recherche et dans la pensée, l’idée même de l’homme. L’héritage le plus pesant qui nous vient du XIX ème- et dont il est grand temps de nous débarrasser- c’est l’humanisme…Notre tâche est de nous affranchir définitivement de l’humanisme.
Cette entreprise, explique Michel Foucault , a commencé avec Nietzsche lorsque ce dernier a montré que la mort de Dieu n’était pas l’apparition , mais la disparition de l’homme, que l’homme et Dieu avaient d’étranges rapports de parents …que Dieu étant mort, l’homme n’a pas pu ne pas disparaître…
Sartre et Camus malgré leur athéisme avaient gardé l’humanisme, il convient maintenant de détruire ces chimères obnubilantes que constitue l’idée selon laquelle il faut chercher l’homme.
Affirmant que l’Occident a cessé de croire en Dieu ,Michel Foucault, interrogé au Japon par Watanabe , explique que la sexualité est devenue un lieu privilégié pour l’expérience du sacré. Dépasser les limites dans la sexualité, cela a fini par équivaloir à expérimenter le sacré
Lors d’un débat avec Chomsky sur la nature humaine (1974) dont l’auteur américain défendait la notion, Foucault indiqua sa méfiance à l’égard de l’idée même de nature humaine dénuée, selon lui, de toute valeur scientifique.
La même année, invité à l’université pontificale catholique de Rio de Janeiro, il cita Nietzsche en soutenant l’idée d’une rupture entre la connaissance et les choses ou plutôt l’absence dans la connaissance de quelque chose comme bonheur et amour, mais haine et hostilité ; il n’y a pas unification, mais système précaire de pouvoir.
Enfin lors d’un entretien avec J.Chancel à Radio France en 1975, Foucault devenu professeur au collège de France et présenté comme « un des plus grands penseurs de ce temps », commença par écarter l’idée de devenir meilleur et proposa plutôt de majorer la quantité de plaisir dont (l’homme) est capable dans son existence
Il avoua que son erreur n’a pas été de dire que l’homme n’existe pas, mais d’imaginer qu’il serait si facile de le démolir
Aristote avait distingué l’hédonisme, qui est la recherche des plaisirs, et l’eudémonisme qui est la quête du bonheur. En niant la possibilité du bonheur Foucault, historien philosophe, n’avait plus que le plaisir à offrir, mais il s’aperçut que la nature humaine, faite pour le bonheur, résistait à cette réduction. Il fallait donc la démolir.C’était le côté violent de la théorie et Marx était convoqué : A la limite on pourrait se demander quelle différence il pourrait y avoir entre être historien et être marxiste. Le mur de Berlin n’était pas encore tombé.
Interviewée par le journal La Croix, le 25 juin 2004, Blandine Kriegel qui collabora avec M.Foucault au collège de France, pense qu’il a été le plus grand philosophe de sa génération et à la question : « quelle est sa grand référence française ? » Blandine Kriegel répond :Je pense que l’on peut évoquer Pascal, pour la dimension de la finitude : une noblesse de la finitude telle qu’on la trouve dans l’œuvre de Pascal, du côté d’un certain jansénisme...En réalité c’est une véritable philosophie de l’individu qu’il propose. Comparer Foucault à Pascal c’est beaucoup, Jarry aurait peut-être dit « Hénorme ».
Plus loin elle affirme l’existence d’un humanisme foucaldien : non adossé à une conception toute puissante, mais au contraire modeste, éprise du négligé, du rejeté. Foucault avait prévenu : démolir l’homme est une entreprise ardue !
De son côté le journal Le Monde (20 septembre 2004) a consacré 10 pages à Michel Foucault et Natalia Avtomonova , de l’Institut de philosophie de Moscou, écrit : Certaines idées de Foucault, dans leur radicalité, pouvaient être interprétées, comme des provocations, par exemple « la mort de l’homme ».
Mais, en même temps, Foucault aspirait à la vie, à une nouvelle anthropologie concrète qui aurait permis de relier les savoirs, les institutions et les pratiques.
On voit que la destruction de l’homme dans les pays de tradition chrétienne résiste malgré tous les efforts de Foucault, mais à Tokyo, en revanche, l’œuvre de Foucault semble être acceptée sans glose humaniste. Foucault notait le lien entre la mort de Dieu et celle de l’homme.
Derrida, ami de Foucault et de Deleuze, tous marqués par Nietzsche et contempteurs de la nature humaine, vient de mourir. Le Monde lui a consacré 8 pages et Libération 7. Le théoricien de la déconstruction la définissait comme une pensée de l’origine et des limites de la question « qu’est ce que ? »…Elle est en effet une interrogation sur tout ce qui est plus qu’une interrogation . Appliquait-il cette déconstruction lorsqu’il déclara dans un entretien du 19 août 2004, publié par le monde sous le titre : « Je suis en guerre contre moi-même », : Si j’étais législateur , je proposerais tout simplement la disparition du mot et du concept de « mariage » dans un code civil et laïque…En supprimant le mot et le concept de « mariage », cette équivoque ou cette hypocrisie religieuse et sacrale, qui n’a aucune place dans une constitution laïque, on le remplacerait par une « union civile » contractuelle, une sorte de pacs généralisé, amélioré, raffiné ,souple et ajusté entre des partenaires de sexe ou de nombre non imposé.
Cette déconstruction sociale si radicalement interrogative sur les conséquences de ce bouleversement des fondements d’une société humaine n’était peut-être pas ce qui a inspiré le président de la République déclarant qu’avec Jacques Derrida, la France avait donné au monde l’un des plus grands philosophes contemporains, l’une des figure majeure de la vie intellectuelle de notre temps . mais le ton était donné.
Notons cependant un trait émouvant à propos de Derrida.Dans le Monde du 12 octobre , Jean Luc Nancy, philosophe et ami de Derrida, évoquait une conversation qui eut lieu un peu avant la mort de ce dernier. S’entendant affirmer : tu es inconditionnellement et absolument celui que tu es- éternellement. Et cela n’a rien à voir avec une résurrection religieuse. Dérrida s’est écrié : Finalement, j’aimerais mieux une vraie résurrection classique !. Etait-ce une plaisanterie , comme le prétend Nancy , ou le cri d’une âme faite pour une immortalité réelle et non pas seulement métaphorique ou déconstructiviste ?
Le succès extraordinaire de Derrida sur les Campus américain est bien connu , mais son succès auprès des étudiants des universités russes l’est moins. Derrida intervint par exemple à l’université Lomonosov (MGU) de Moscou et dans un amphithéâtre comble il n’hésita pas à citer Marx, après tout il s’était déclaré marxiste à Paris et le restait à Moscou. L’académicien V. Ivanov le lui reprocha publiquement en rappelant ce que la Russie avait souffert avec ce nom là. Derrida ,répondit qu’il parlait maintenant dans un pays libre et avait la liberté de citer qui lui semblait bon. Ce n’est pas le marxiste que les étudiants russes venaient entendre mais l’auteur du déconstructivisme qu’on voulait écouter avec son obscur discours qui permet toutes les interprétations en restant à la pointe de la mode intellectuelle occidentale, disons même française car Foucault, Deleuze et Baudrillard occupent le terrain de la désespérance post-moderme .
Lorsqu’on appris la mort de Derrida, le doyen du département de philosophie de MGU demanda à quelle autorité française il fallait envoyer un télégramme de condoléances, on évoqua le président Chirac, puis on se décida pour l’académie des sciences française ! Il ne faut pas oublier que les professeurs d’université en Russie ne prennent pas leur retraite et meurent à la tâche ce qui explique que nombre d’entre eux ont été nommés à l’époque communiste. Au lieu de cours sur l’athéisme scientifique, par exemple, on aura un cours sur les religions mondiales par le même professeur.
L’Eglise orthodoxe est mal équipée pour relever les défis culturels et lorsqu’on entend un moine du célèbre monastère d’Optina Poustyne, fréquenté hier par Dostoievski, Léontief, Tolstoï et Soloviev , déclarer que si la science et la culture sont occidentales, la spiritualité est orientale , en l’occurrence russe, on s’inquiète pour cette spiritualité sans base culturelle.
La dureté des conditions de vie quotidienne, l’absence de débouchés professionnels enfin l’espèce d’enfermement général, expliquent la séduction du nihilisme , fût-il d’importation, chez les étudiants . Une consolation dans cet épais brouillards : deux fort ouvrages de 600 pages viennent de paraître à Moscou et mettent à la disposition de lecteurs russes des oeuvres d’Etienne Gilson et de Jacques Maritain, éminents philosophes socratiques français capables de faire face aux sophistes de France.
Pour la Russie, il existe un auteur, Serguei S. Avérintsev (1938-2004), prématurément décédé, dont l’œuvre diversifiée met au service de la vérité une culture raffinée ouverte aux autres traditions et une sûreté de jugement appliquée avec un égal bonheur à la poésie à la politique et à la religion qu’il pratiquait en chrétien orthodoxe convaincu. Ses œuvres complètes sont en cours de publication par les édition Doux Litera de Kiev sous la direction du professeur Konstantin Sigov. Philologiste de grand talent , Serge Avérintsev, membre de l’Académie des sciences de Russie et de l’Académie pontificale des sciences sociales à Rome, se proposa de rétablir les liens rompus de la Russie soviétisés avec la tradition byzantine et surtout avec la culture biblique . Il traduisit le Livre de Job, les psaumes et les Evangiles de Matthieu et de Luc. C’est l’esprit de Vladimir Soloviev qu’on retrouve chez lui.
Ces quelques considérations nous ramènent à Platon et plus précisément à Socrate qui interrogeait non pas pour détruire, comme les sophistes, mais pour chercher la vérité et singulièrement celle de la nature humaine qui est une réalité qu’il s’agit de connaître et non pas un concept que l’on peut supprimer.
Ce qui est remarquable ce n’est pas l’existence de sophistes mais l’ampleur de leur influence et les interprétations les plus paradoxales des jeux de langage qui souvent leur tiennent lieu de pensée. La France est riche de cette littérature et on peut s’en inquiéter car les idées mènent le monde qu’elles soient vraies ou fausses. La popularité des auteurs n’a aucune corrélation nécessaire avec la vérité de leurs oeuvres, on l’a vu avec les idéologies caractéristiques du XXème siècle. Mais, sociologiquement, cette popularité est un indicateur assez précis de l’orientation culturelle d’une société et finalement de son éthique de référence.
Un chrétien, et plus précisément un catholique, dispose de sources sûres et les 14 encycliques de Jean Paul II en font partie. Mais il faut aussi que ces lumières soient réfractées dans les cultures locales. Il faut des penseurs pour acculturer la vérité dans l’espace et dans le temps. Pendant une génération, disons de 1930 à 1960, la France a été féconde en philosophes d’inspiration (Maritain, Gilson) ou d’aspiration (Blondel, Marcel) chrétienne dont le rayonnement a été international .Il faut leur souhaiter une postérité.
La Sorbonne, rappelait Paul VI, avait été au Moyen Age, le four où cuisait le pain intellectuel de la chrétienté. Il n’y a plus de chrétienté, mais on a toujours besoin de pain.
Don Patrick de Laubier
patrick.delaubier@socio.unige.ch
Fribourg - septembre 2005