12 septembre 2009
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Introduction
Il pourrait sembler que le thème du loisir soit davantage d’actualité que celui du travail. Le loisir semble aujourd’hui prendre la place du travail dans l’ordre des finalités. On travaille pour s’offrir des vacances, pour s’acheter une résidence secondaire, pour partir en voyage. On parle d’économie du loisir, le loisir représentant un nombre d’emplois et d’activités considérable dans une économie comme la nôtre.
L’attractivité du loisir est incontestable et elle n’est pas remise en cause dans cet essai. Le travail apparaît pénible et s’effectue dans des conditions qui portent nos contemporains à ne pas en parler, à en oublier sa valeur et sa finalité. Le loisir est récréatif, réparateur. Il invite à la détente. Nous devons au Philosophe Josef Pieper une splendide réflexion sur la dignité du loisir, sur son importance dans nos civilisations occidentales, sur son aspect théorétique, contemplatif. Pour lui, le loisir a une dignité toute particulière, et ne s’identifie pas au divertissement ; le loisir pour Pieper est le temps consacré à l’activité de l’esprit, à la contemplation, et finalement au culte.
Pourtant c’est très largement dans le travail que l’homme se construit et se donne à autrui. En cela le travail constitue un enjeu majeur pour toute enquête à base d’anthropologie. Dans son encyclique récente, Caritas in veritate, Benoît XVI rappelait que « la question sociale est devenue radicalement une question anthropologique ». C’est l’optique que nous allons essayer de suivre dans les lignes qui viennent.
1) Le travail et ses démons
Le mot « travail » est hélas issu d’une étymologie malheureuse. Il provient du latin ‘tripalium’, qui signifie à l’origine un trépied pour aider à l’accouchement d’une femme, mais aussi un instrument de torture à trois pieux. D’autres réfutent ce sens et voient dans le tripalium un instrument utilisé dans les fermes pour ferrer les chevaux. Cette étymologie n’est sans doute pas étrangère au fait que le travail soit souvent associé à l’idée de pénibilité et de souffrance.
On considère parfois que le travail est une malédiction et on voit dans le travail le résultat du péché originel : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. » (Gn 3,19) Il y aurait là une sorte de châtiment ; cette idée est très ancrée et présente même chez des auteurs chrétiens engagés dans le domaine de la doctrine sociale. Par exemple, Frédéric Ozanam, lors d’un discours prononcé au collège Stanislas lors de la distribution des prix évoque ce point de vue, même s’il entend le dépasser : « Si dans les premiers souvenirs du genre humain, au milieu de ce renversement de la nature qui suit la chute originelle, la loi du travail paraît d’abord comme un châtiment, une volonté miséricordieuse fait en sorte que le châtiment répare la faute, et que dans l’humiliation courageusement subie, l’homme trouve une autre grandeur. »
Cette vieille idée que le travail est un châtiment n’est certainement pas fondée dans le livre de la Genèse, mais plutôt dans une espèce d’association implicite entre la pénibilité du travail et la culpabilité associée au péché. Au contraire, on se fait une image romantique du jardin d’Eden, qui serait un lieu de far niente, de non travail. Dans la Genèse, il n’y a rien de tel : c’est le sol qui est maudit en premier, et non le travail : « Maudit soit le sol à cause de toi ! » (Gn 3,17) ; d’autre part, avant même le péché originel, l’homme est invité à dominer la terre (Gn 1,28). On pressent qu’il sera important de regarder de près ces versets du livre de la Genèse, ainsi que d’autres textes, car on ne saurait se limiter à un livre, encore moins à un verset.
2) Le travail et ses vertus
« Dans ma vie, me confia un jour Monsieur François Michelin, je n’ai pas fait des pneus, mais j’ai produit des kilomètres ! » Un pneu n’est rien : c’est un instrument pour faire autre chose. Si le médecin de campagne achète des pneus, c’est parce qu’il a besoin de faire des kilomètres. On confond trop souvent la matière et le service produit par cette matière. Si l’on voit dans le travail un service rendu, celui-ci change tout à coup d’aspect, il devient « aimable », parce qu’il est relationnel, accompli pour quelqu’un, pour servir un autre.
Le travail, remarque Jean-Paul II, est le lieu de la sanctification, vécue dans l’ordinaire des jours : « La conscience de participer par le travail à l'œuvre de la création constitue la motivation la plus profonde pour l'entreprendre dans divers secteurs: "C'est pourquoi les fidèles, lisons-nous dans la constitution Lumen Gentium, doivent reconnaître la nature profonde de toute la création, sa valeur et sa finalité qui est la gloire de Dieu ; ils doivent, même à travers des activités proprement séculières, s'aider mutuellement en vue d'une vie plus sainte, afin que le monde s'imprègne de l'Esprit du Christ et atteigne plus efficacement sa fin dans la justice, la charité et la paix... Par leur compétence dans les disciplines profanes et par leur activité que la grâce du Christ élève au-dedans, qu'ils s'appliquent de toutes leurs forces à obtenir que les biens créés soient cultivés..., selon les fins du Créateur et l'illumination de son Verbe, grâce au travail de l'homme, à la technique et à la culture de la cité..." (LG 36). »
Ce paragraphe est d’une densité et d’une profondeur étonnantes : il ne s’agit de rien moins que de la sainteté… ou plutôt, du progrès vers elle au moyen du travail, de la compétence, des vertus morales mises en œuvre. Même s’il est dommage que le terme de sanctification ne figure pas dans l’encyclique, néanmoins, il est mentionné dans la constitution Gaudium et Spes, au numéro 48, non pas au sujet du travail, mais à propos des époux chrétiens qui œuvrent ensemble à leur « sanctification mutuelle » (mutuamque sanctificationem).
3) Chenu, Daloz et d’autres précurseurs
Il existe peu de travaux traitant spécifiquement de la théologie du travail. La question apparaît dans les années cinquante, avec l’ouvrage de Marie-Dominique Chenu o.p., Pour une théologie du travail.
L’auteur milite pour une approche intégrante de la vie sociale et de la vie chrétienne, alors qu’on avait tendance, selon une tradition augustinienne, à les séparer, en voyant la sainteté surtout dans les dévotions et la vie spirituelle. Selon cette perspective, « peu importe ce que je fais, seul compte l’amour de Dieu. » On pensait en effet que le travail n’avait pas de valeur en soi et demandait à être moralisé par de pieuses intentions. Cela aboutissait à une indépendance de l’esprit sur la matière, de sorte que la perfection spirituelle du travailleur se réglait en dehors de la perfection de l’œuvre. Chenu, se référant à saint Thomas, montre qu’une anthropologie réaliste permet d’intégrer le travail dans la sphère du christianisme, comme l’a montré quelques années plus tard le Concile.
« Pour le théologien qui, avec saint Thomas d'Aquin, tient au contraire pour l'union substantielle de l'âme et du corps, pour l'unité ontologique et psychologique de l'homme sous la diversité hiérarchisée de ses fonctions, la supériorité de l'esprit sur la matière n'implique point cette indépendante vis-à-vis de la matière »
Non, Le travail, la ‘civilisation du travail’, vaut en soi, pour sa vérité propre, pour son efficacité originale, pour la construction du monde, pour le destin historique de l'humanité. »
Un autre jalon important au XXème siècle est le travail de Lucien Daloz, intitulé « Soumettez la terre… Le travail et l’homme d’aujourd’hui », paru aux éditions ouvrières en 1964. Ayant publié une thèse de patristique sur la question du travail, il a considéré qu’il serait utile de développer le thème et de l’actualiser pour la société de son temps en l’abordant sous l’angle de la morale sociale. Cela a donné ce petit ouvrage qui dans une première partie aborde des aspects théologiques, et dans une seconde dresse un rappel de la position de l’Église sur le travail. Si la seconde partie est aujourd’hui largement dépassée, la première éclaire la question selon un point de vue christologique, en centrant surtout le débat sur la récapitulation de toutes choses en Christ, selon l’expression de saint Paul (Ep 1,9-10) « ainsi toutes les réalités terrestres, et le travail qui en fait partie, se trouvent-elles référées au Christ… en Jésus ‘le fils du charpentier’, le travail se trouve porté à sa plus haute dignité. »
4) Dieu au travail
Plus récemment, les souverains pontifes ont traité de la question du travail au moyen d’encycliques et de discours. L’encyclique de Jean-Paul II intitulée Laborem exercens met en valeur le travail par rapport à la dimension anthropologique : le travail n’est pas un châtiment pour l’homme, celui-ci étant puni par Dieu et obligé de travailler. Le travail est au contraire un chemin de croissance anthropologique, par lequel l’homme se réalise en servant ses frères. Le Pape Benoît XVI, dans son discours très remarqué au collège des Bernardins déclare :
« Le monde gréco-romain ne connaissait aucun Dieu créateur. La divinité suprême selon leur vision ne pouvait pas, pour ainsi dire, se salir les mains par la création de la matière. « L’ordonnancement » du monde était le fait du démiurge, une divinité subordonnée. Le Dieu de la Bible est bien différent: lui, l'Un, le Dieu vivant et vrai, est également le créateur. Dieu travaille, il continue d'œuvrer dans et sur l'histoire des hommes. Et dans le Christ, il entre comme Personne dans l'enfantement laborieux de l'histoire. « Mon Père est toujours à l'œuvre et moi aussi je suis à l'œuvre » (Jn 5,17). Dieu lui-même est le créateur du monde, et la Création n'est pas encore achevée. Dieu travaille, ergâzetai ! C'est ainsi que le travail des hommes devait apparaître comme une expression particulière de leur ressemblance avec Dieu qui rend l'homme participant à l'œuvre créatrice de Dieu dans le monde. Sans cette culture du travail qui, avec la culture de la parole, constitue le monachisme, le développement de l'Europe, son ethos et sa conception du monde sont impensables. »
Dieu travaille ! Une affirmation qui traverse toute l’histoire de la révélation, depuis le livre de la Genèse, en passant par les prophètes , et jusqu’aux épîtres de saint Paul (Col 1, 16) . C’est en partant des fondements bibliques que nous allons commencer cette enquête, pour passer du travail de Dieu au travail de l’homme. Dans une deuxième tape, nous aborderons quelques éléments anthropologiques, en lien avec la doctrine sociale de l’Église.
I. Fondements bibliques
1) Service, travail, et liturgie dans l’Ancien Testament
Il est utile de noter que dans l’Ancien Testament, c’est le même mot qui désigne la besogne servile de l’esclave et le service liturgique, dû au Seigneur. Le terme ‘avôdâ peut être employé selon trois sens ; il peut signifier le travail servile (dans les champs : Ps 104,23), le service rendu par un artisan (comme en 1 R 12,4), et aussi le service liturgique (Jos 22,27). Les deux premières formes sont voisines : elles désignent toujours un acte laborieux, un travail en fin de compte. Mais la troisième doit être considérée à part. Le service liturgique n’est pas un travail au sens ordinaire, mais un acte de vénération qui correspond à ce qui est dû au Seigneur. Il est utile de distinguer ces deux acceptions du terme ‘avôdâ, pour ensuite en étudier les rapports.
Ces deux formes de service s’opposent tant que le peuple d’Israël est captif en Égypte : Moïse demande à Pharaon de laisser sortir le peuple pour qu’il puisse rendre un culte au Seigneur dans le désert. L’Exode est l’acte par lequel le premier service laisse place au second, selon la demande du Seigneur à Moïse : Ex 9, 13b : « Tu lui diras (à Pharaon) : Ainsi parle Seigneur, le Dieu des Hébreux : Laisse partir mon peuple, qu'il me serve. » Il est utile de noter ici que la revendication est d’abord celle du Seigneur : le peuple hébreu est pour ainsi dire tiré d’Égypte par le Seigneur et par son instrument, Moïse. L’initiative de l’Exode est bien divine, et s’impose comme une nécessité, comme on le voit aussi dans le Livre du Lévitique, au chapitre 25. Traitant du jubilé, ce chapitre envisage toutes les possibilités de rachat des esclaves : un israélite tombé en esclavage peut se racheter lui-même, ou bien il peut être racheté par son oncle paternel, le fils de son oncle, ou l’un des membres de sa famille (Lv 25,49). Mais s’il n’y a personne pour le racheter, il est prévu qu’il retrouve la liberté, en dernier ressort, par cette institution extraordinaire qui prévoit l’effacement de toute dette et la suppression de toute aliénation : l’année jubilaire :
Lv 25, 55 : « Car c'est de moi que les Israélites sont les serviteurs ; ce sont mes serviteurs que j'ai fait sortir du pays d'Égypte. Je suis le Seigneur votre Dieu. » Le Targum Pseudo-Jonathan insiste encore davantage sur la relation de possession qui relie le Créateur à son peuple : « Car les enfants d'Israël sont à Moi, ordonnés au service de Ma Loi, ce sont mes serviteurs que j'ai fait sortir, libérés, du pays d’Égypte ; c’est moi le Seigneur, votre Dieu. »
Il y a dans ce verset à la fois une conclusion et une revendication ; une conclusion, car c’est le verset qui clôture le chapitre 25 sur l’année jubilaire ; une revendication de propriété en raison de l’affirmation : « ils sont à moi. » Jean-François Lefebvre voit dans cette formule : « Ils sont à moi ; je les ai fait sortir… » une ‘clause de motivation’ qui revient comme un refrain dans le chapitre (v. 38 ; 42 ; 55) « Si les fils d’Israël sont les esclaves ou les serviteurs du Seigneur, ils ne peuvent être esclaves d’un autre. » Robert Hubbart fait le rapprochement avec l’Évangile selon saint Matthieu : « Nul ne peut servir deux maîtres » (Mt 6,24) .
Ce passage d’un service à un autre peut s’interpréter de deux manières : d’un point de vue cultuel, car l’esclavage en Égypte revêt une dimension religieuse. Pour Israël, être libéré du joug des Égyptiens, c’est être libéré aussi des dieux de l’Égypte, comme on le devine en Ex 12,12, où l’ange exterminateur frappe aussi les dieux d’Égypte. Jean-François Lefebvre fait remarquer, en s’appuyant sur Jos 24,14-15, que « prendre possession du pays c’est fuir le service des faux dieux adorés en Aram et en Égypte, et opter résolument pour le service du Seigneur. »
Pour autant, il nous semble que le passage de la servitude au service passe par un changement dans la nature du joug ; on ne passe pas d’une religion à une autre, mais d’une servitude à une libération : certes, cette libération est un nouveau service, mais d’une nature radicalement différence, qui ne crée plus de tension ni d’oppression, mais qui ouvre à une intelligence de l’œuvre à accomplir et de la justice à établir.
Dès que les Israélites sont sur leur terre, tout change et il n’y a plus opposition entre le travail ordinaire et le service cultuel : Israël réalise progressivement que par la loi et les préceptes qui enveloppent la moindre des actions du quotidien, tout acte serait-il le plus profane, prend un sens religieux, devient un acte de service liturgique. Dans l’Israël ancien, celui-ci revêt surtout une dimension sacrificielle. Mais progressivement, la notion même de sacrifice est à la fois critiquée et étendue, comme on peut le voir dans le psaume 51 : « Car tu ne prends aucun plaisir au sacrifice ; un holocauste, tu n'en veux pas. 19 Le sacrifice à Dieu, c'est un esprit brisé ; d'un cœur brisé, broyé, Dieu, tu n'as point de mépris. » (Ps 51,18 19) Les lois sociales vont progressivement prendre une autorité plus grande que les sacrifices. Même la pratique du jeûne se déploie en un certain agir droit selon Isaïe : « N'est-ce pas plutôt ceci, le jeûne que je préfère : défaire les chaînes injustes, délier les liens du joug ; renvoyer libres les opprimés, et briser tous les jougs ? » (Is 58, 6) On comprend progressivement que la pratique loyale et juste dans l’activité sociale et économique, comme en matière domestique et familiale, vaille davantage qu’un formalisme sans ferveur, qui pourrait n’être qu’hypocrisie : « Celui qui marche dans la voie des parfaits sera mon servant. » (Ps 101,6b)
Finalement c’est l’Évangile et notamment celui de saint Matthieu qui donnera la vraie signification du sacrifice « Allez donc apprendre ce que signifie : C'est la miséricorde que je veux, et non le sacrifice. » (Mt 9,13a) La miséricorde prend place dans les affaires familiales et privées mais aussi et surtout en matière commerciale : pensons au débiteur impitoyable, qui est rudement condamné en raison de sa rapacité (Mt 18,23 s.) Ayant obtenu miséricorde, il aurait dû lui-même se comporter avec largesse et faire preuve lui-aussi de miséricorde, sans exiger une stricte application du droit. Cette conception du travail et du monde des affaires, qui contient un fort contenu qualitatif, et qui est imprégnée d’éthique, devient progressivement la nouvelle manière de servir le Seigneur. Elle restera même la seule, après la destruction du temple en 70. Il est regrettable que cette pratique, cette attitude de rectitude morale ait fait l’objet de si peu d’études ; on la trouve rarement explicitée dans l’Écriture, car elle fait partie de la vie ordinaire, et passe pour ainsi dire inaperçue.
Le Nouveau Testament donnera corps à ce qui est déjà esquissé dans l’Ancien Testament, pour que la vie entière, perdue aux yeux des hommes soit gagnée en vie éternelle : Saint Paul s’adressant aux Corinthiens leur donne cette recommandation : « Soit donc que vous mangiez, soit que vous buviez, et quoi que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu. » (1 Co 10, 31)
2) Le travail, et l’idéal de perfection
Nous allons voir que le commandement de travailler, qui est donné dans le livre de la Genèse, ne contient que bien peu de directives, et que l’homme est laissé à son initiative, plus précisément à son intelligence. En regardant de plus près les textes bibliques sur le travail, on s’aperçoit que l’homme est appelé à l’excellence, à la perfection. Cet élément a de grandes conséquences sur la dignité du travail lui-même. La première mention explicite d’un travail parfait est relative à l’œuvre du Créateur : « Dieu vit tout ce qu'il avait fait : cela était très bon (tôb me’od). » (Gn 1, 31) En raison du caractère exemplaire de l’œuvre du Créateur, cette qualité est aussi présentée à l’homme et implicitement proposée. Le Seigneur exprimera cet appel à Abram, de marcher en sa présence et d’être parfait (Gn 17,1). Même si cela concerne surtout les œuvres de piété et de morale, l’appel est clairement exprimé pour s’appliquer à tous les actes de la vie du patriarche.
C’est surtout dans le Livre des Proverbes, que l’on trouvera cet appel à l’excellence. Ainsi en Pr 22,29, nous avons cette mention de l’homme preste à la besogne ; Pr 22, 29 : « Vois-tu un homme preste à sa besogne ? Au service des rois il se tiendra, il ne se tiendra pas au service des gens obscurs. » D’ailleurs, l’adjectif mahîr est plus riche que la seule nuance de la promptitude : il signifie aussi le fait d’être expert en une matière, capable ; c’est ainsi que la Traduction Œcuménique de la Bible propose : « quelqu’un d’habile dans ce qu’il fait ». Dans Is 16,5 l’expression mehir tsedeq signifie tout autant ‘capable de faire justice’ que ‘prompt à la justice’.
Pourquoi mentionner le service des rois ? Parce que ceux-ci mettaient leur point d’honneur à faire travailler les plus excellents des ouvriers, et ils faisaient en sorte d’utiliser les meilleurs matériaux, comme on le voit pour les ouvriers du sanctuaire embauchés par Salomon : on embauche pour couper les cèdres des ouvriers sidoniens car ce sont les meilleurs (1 R 5,20) . L’habileté, ici est exprimée avec le vocabulaire de la connaissance (le verbe yāda‘) ; on pourrait traduire aussi : « il n’y a personne chez nous qui sache abattre les arbres comme les Sidoniens » (traduction de la TOB) Ce thème de l’excellence de l’ouvrier est fortement représenté chaque fois qu’il est question d’une construction, d’un bâtiment, comme le rappelle le proverbe 24,3 : « C'est par la sagesse qu'on bâtit une maison, par l'intelligence qu'on l'affermit. » Sagesse et intelligence sont pour ainsi dire le propre de l’homme qui participe à cette sagesse toute puissante du Créateur. Elles s’opposent à la paresse, et à la sottise, qui sont en quelque sorte l’anti-type du bon ouvrier : « Près du champ du paresseux j'ai passé, près de la vigne de l'homme court de sens. » (Pr 24, 30)
Autant le travail de qualité est associé à la science et au savoir, autant la paresse est associée à la stupidité. On retrouve dans l’Évangile les mêmes mentions ; l’homme qui construit sa maison sur le roc est avisé (phronimos) ; celui qui la bâtit sur le sable est insensé (môros) ; l’image est parlante, elle suggère une expérience autant qu’un savoir faire (Mt 4,24-27). Que l’on pense aussi à l’intendant fidèle et avisé (on retrouve l’adjectif phronimos) qui distribue le salaire en temps voulu (Mt 24,45) ; on se rappelle que distribuer le salaire sans faire attendre les ouvriers est une exigence de la Loi de sainteté, et qu’il y aurait une faute en cas d’infraction à cette règle. La qualité de cet intendant, sa fidélité sont mises en contraste avec le mauvais contremaître qui frappe les serviteurs, qui mange et boit avec les ivrognes, et qui ne se soucie en aucune manière du retour du maître (Mt 24,45 s.). On comprend par contraste que l’excellence du service de l’intendant réside dans une attitude de fond, celle de l’attente du maître, qui impose un grand nombre d’actes vertueux, et une certaine sobriété dans le comportement.
Un exemple plus longuement développé et fort éloquent nous est donné au chapitre 31 du Livre des Proverbes. Il s’agit d’une évocation de la femme parfaite : « Une maîtresse femme, qui la trouvera ? Elle a bien plus de prix que les perles ! » (Pr 31,10) Ce morceau souligne un grand nombre de qualités, en évoquant surtout le travail domestique : « 13 Elle cherche laine et lin et travaille d'une main allègre. 14 Elle est pareille à des vaisseaux marchands : de loin, elle amène ses vivres. 15 Il fait encore nuit qu'elle se lève, distribuant à sa maisonnée la pitance, et des ordres à ses servantes. 16 A-t-elle en vue un champ, elle l'acquiert ; du produit de ses mains, elle plante une vigne. 17 Elle ceint vigoureusement ses reins et déploie la force de ses bras. 18 Elle sait que ses affaires vont bien, de la nuit, sa lampe ne s'éteint. 19 Elle met la main à la quenouille, ses doigts prennent le fuseau. 20 Elle étend les mains vers le pauvre, elle tend les bras aux malheureux. 21 Elle ne redoute pas la neige pour sa maison, car toute sa maisonnée porte double vêtement. 22 Elle se fait des couvertures, de lin et de pourpre est son vêtement. 23 Aux portes de la ville, son mari est connu, il siège parmi les anciens du pays. 24 Elle tisse des étoffes et les vend, au marchand elle livre une ceinture. 25 Force et dignité forment son vêtement, elle rit au jour à venir. 26 Avec sagesse elle ouvre la bouche, sur sa langue : une doctrine de piété. 27 De sa maisonnée, elle surveille le va-et-vient, elle ne mange pas le pain de l'oisiveté. 28 Ses fils se lèvent pour la proclamer bienheureuse, son mari, pour faire son éloge : 29 « Nombre de femmes ont accompli des exploits, mais toi, tu les surpasses toutes ! » 30 Tromperie que la grâce ! Vanité, la beauté ! La femme qui craint le Seigneur, voilà celle qu'il faut féliciter ! » (Pr 31, 13 30)
Ce portrait de la femme parfaite est un éloge qui embrasse tous les aspects de la vie domestique ; ce qui est souligné, c’est son sens pratique autant que sa vertu morale. Elle exerce elle-même toutes sortes de tâches manuelles, mais elle est aussi en position d’autorité par rapport à ses servantes. Plus encore, elle exerce un pourvoir de gestion, faisant l’admiration de tous. Le verset 30 évoquant la crainte du Seigneur arrive comme une synthèse de l’ensemble, et cet élément nous paraît fort intéressant pour notre étude. En effet, il n’y a pas de séparation entre le domaine religieux et le domaine profane. La crainte du Seigneur se manifeste dans la vie concrète, dans les tâches domestiques les plus ordinaires, comme le fait de tisser une couverture ou de planter une vigne. Elle enveloppe aussi les actes de responsabilité, l’exercice de l’autorité, et même l’administration des biens, comme on en a un exemple au verset 16 au sujet de l’achat du terrain.
Si l’on enjambe quelques siècles, et que l’on se met en quête de littérature sapientielle concernant le travail humain, on découvrira un trésor dans le livre du Siracide, écrit aux environs de l’an 200 avant le Christ.
3) Sagesse, travail et prière dans le Livre du Siracide
Le livre du Siracide traite de plusieurs types d’activité laborieuse, et semble établir des comparaisons. Au chapitre 38, il souligne une sorte de servilité dans le travail manuel, à la différence du travail du scribe, qui est valorisé. Mais si le passage du Siracide (Si 38,25 34) commence de manière négative, il éclaire progressivement les aspects positifs du travail manuel, jusqu’à affirmer la valeur éternelle de ce qui est bien fait.
Au départ, il glorifie surtout le travail intellectuel : « La sagesse du scribe s'acquiert aux heures de loisir et celui qui est libre d'affaires devient sage. » (Si 38, 24) Le texte ici suggère la nécessité de ne pas être lié par des tâches serviles, mais de pouvoir disposer de loisirs pour cultiver la sagesse. Le texte continue : « Comment deviendrait-il sage, celui qui tient la charrue, dont toute la gloire est de brandir l'aiguillon, qui mène des bœufs et ne les quitte pas au travail, et qui ne parle que de bétail ? 26 Son cœur est occupé des sillons qu'il trace et ses veilles se passent à engraisser des génisses. »
Deux arguments sont ici évoqués : l’un concerne l’agir et l’autre le cœur. En ce qui concerne l’agir, l’exercice exclusif des tâches matérielles ne permet pas, selon le Siracide, d’accéder à la sagesse ; en ce qui concerne le cœur, c'est-à-dire si l’on se place à un niveau plus intérieur, on dira que le souci unique des choses matérielles distrait l’homme de la réflexion, de la pensée. Le cœur est occupé, il est versé seulement dans les questions matérielles, alors que l’occupation des veilles, c'est-à-dire des temps de loisir, pourrait être consacré à l’étude et à la pensée.
L’auteur évolue peu à peu vers des considérations plus positives pour aborder la question de la qualité du travail accompli : « Pareillement tous les ouvriers et gens de métier qui travaillent jour et nuit, ceux qui font profession de graver des sceaux et qui s'efforcent d'en varier le dessin ; ils ont à cœur de bien reproduire le modèle et veillent pour achever leur ouvrage. 28 Pareillement le forgeron assis près de l'enclume : il considère le fer brut ; la vapeur du feu lui ronge la chair, dans la chaleur du four il se démène ; le bruit du marteau l'assourdit, il a les yeux rivés sur son modèle ; il met tout son cœur à bien faire son travail et il passe ses veilles à le parfaire. 29 Pareillement le potier, assis à son travail, de ses pieds faisant aller son tour, sans cesse préoccupé de son ouvrage, tous ses gestes sont comptés ; 30 de son bras il pétrit l'argile, de ses pieds il la contraint ; il met son cœur à bien appliquer le vernis et pendant ses veilles il nettoie le foyer. »
On notera dans ces versets une insistance sur l’occupation du cœur, et de veilles ; peu à peu, le texte insiste de plus en plus sur les détails de chaque activité, en soulignant le souci de perfection.
« Tous ces gens ont mis leur confiance en leurs mains et chacun est habile dans son métier. 32 Sans eux nulle cité ne pourrait se construire, on ne pourrait ni s'installer ni voyager. 33 Mais on ne les rencontre pas au conseil du peuple et à l'assemblée ils n'ont pas un rang élevé. Ils n'occupent pas le siège du juge et ne méditent pas sur la loi. 34 Ils ne brillent ni par leur culture ni par leur jugement, on ne les rencontre pas parmi les faiseurs de maximes. Mais ils assurent une création éternelle, et leur prière a pour objet les affaires de leur métier. (litt : et leur prière (est dans) les affaires de leur métier). »
La finale est remarquable, bien que légèrement ambiguë : « On ne les rencontre pas parmi les faiseurs de maximes. » Cette assertion pourrait passer aujourd’hui pour un compliment : notre civilisation valorise largement les actes et l’agir, parfois au détriment de la philosophie. Ici, l’expression « faiseur de maxime (parabolè) » ne prend certainement pas de sens ironique. Il s’agit plutôt d’un titre honorifique ; pensons à Salomon, auteur de trois mille parabolè (1 R 5,12). Dans le contexte, l’accent est mis sur le contraste entre le manque de savoir et l’œuvre néanmoins réalisée. Tout est dans le « mais » (alla).
Le dernier élément est difficile à traduire : on peut comprendre que leur prière a pour objet les affaires de leur métier (BJ, TOB), c'est-à-dire qu’ils présentent au Seigneur les soucis et les actions de grâce liées à leur profession ; ou bien on peut comprendre aussi que leur prière, c’est les affaires de leur métier, et que leur métier est la prière qu’ils font monter vers le Seigneur.
Notons que pour les Pères de l’Église, le fait d’être absorbé par sa tâche, fut-elle manuelle, ne prend pas de sens péjoratif. Précisément, les Pères grecs sont culturellement assez proches des milieux où sont nés les écrits sapientiaux de l’Ancien Testament. Ainsi s’exprime saint Jean Chrysostome : « Ne pense pas que le soin (des choses spirituelles) te soit étranger parce que tu travailles de tes mains. Paul était un faiseur de tentes... Aucun de ceux qui exercent un art n'a donc à rougir; au contraire, qu'ils rougissent, ceux qui se nourrissent pour rien, qui vivent dans l'oisiveté, qui emploient une foule de serviteurs, et jouissent d'une immense domesticité. Vivre d'un travail continuel, c'est l'image de la sagesse; les âmes de tels gens sont plus pures, leurs esprits plus forts. L'oisif en effet bavarde beaucoup pour ne rien dire, s'agite beaucoup pour rien, et ne fait aucun travail dans toute la journée; il est plein d'une grande torpeur. Celui qui travaille n'admet rien de superflu ni dans ses actions, ni dans ses paroles, ni dans ses pensées; son âme tout entière est absorbée dans sa vie laborieuse... »
4) Le travail dans le Nouveau Testament
Les Évangiles et Paul dressent un tableau assez complet du travail humain. Beaucoup de paraboles et de récits empruntent à des éléments de la vie ordinaire. Les disciples sont décrits comme des ouvriers pour la moisson (Mt 9,37 38) . Ces ouvriers sont envoyés avec des principes d’action qui se rapprochent de ceux que l’on reconnaît habituellement dans le monde du travail ; par exemple il leur donne cette directive : « l’ouvrier mérite son salaire » (Lc 10,7) .
Ce sont des maximes de bon sens, qui invitent à un usage de la raison. Il s’agit davantage d’une théologie de l’homme au travail que d’une théologie du travail. La perspective de l’Évangile est orientée vers l’avènement du Royaume, l’annonce du salut par le Christ et l’ouverture vers une nouvelle liberté : les disciples quittent leur métier pour se mettre à la suite du Christ ; quant à l’ouvrier de la onzième heure, il est rémunéré comme s’il avait travaillé autant que le premier. On a une relativisation des questions économiques, mais non pas une négation.
Souvenons-nous que la plus grande partie de la vie de Jésus a été consacrée au travail manuel, comme le fait remarquer Jean-Paul II dans Laborem exercens. Il est fils de charpentier, comme c’est bien attesté dans l’Évangile de Matthieu (Mt 13,55) . On notera au passage la petite différence entre Matthieu et Marc : chez Marc, Jésus est appelé charpentier, et non pas fils du charpentier comme dans Matthieu (cf. Mc 6,3). Il signifie par là que le Seigneur a réellement exercé un métier, qu’il a travaillé de ses mains, et qu’il a mis au service de ses clients son intelligence et ses compétences.
Que dit Jésus du travail ? Dans la parabole des talents, le maître traite le mauvais serviteur de paresseux : Mt 25, 26 27 : "26 Mais son maître lui répondit : Serviteur mauvais et paresseux ! tu savais que je moissonne où je n'ai pas semé, et que je ramasse où je n'ai rien répandu ? 27 Eh bien ! tu aurais dû placer mon argent chez les banquiers, et à mon retour j'aurais recouvré mon bien avec un intérêt. » Cette parabole est souvent interprétée dans son sens spirituel. Il ne s’agirait pas tant de talents en valeur numéraire que de capacités physiques, intellectuelles et spirituelles à faire fructifier. Cependant il nous semble important de ne pas gommer le sens littéral. Le texte évoque bien des talents confiés par le maître, sous une forme matérielle, puisque le troisième serviteur creuse un trou dans le sol pour enterrer son talent. Ce qui est essentiellement évoqué dans cette parabole, c’est le devoir d’inventivité, d’initiative. Le maître ne discute pas en termes de rendements, puisque les deux premiers serviteurs sont traités à l’identique. Il exige un usage de la raison, une initiative réfléchie et responsable. Au chapitre 24, le maître loue le serviteur fidèle et prudent qu’il trouve en train d’accomplir les tâches confiées (Mt 24, 46).
5) L’enseignement de saint Paul
Paul exhorte explicitement ses frères de Thessalonique à travailler pour gagner leur vie : « Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus. Or nous apprenons qu’il y en a parmi vous qui vivent dans l’oisiveté, affairés sans rien faire. » (2 Th 3,10) Saint Paul a travaillé lui-même et a montré l’exemple, pour n’être pas à la charge des Thessaloniciens : « Nous ne nous sommes fait donner par personne le pain que nous mangions, mais de nuit comme de jour nous étions au travail, dans le labeur et la fatigue, pour n'être à la charge d'aucun de vous. » (2 Th 3, 8) Il exhorte les frères de Thessalonique à mettre leur honneur dans une vie calme, à s’occuper de leurs affaires, à travailler de leurs mains. C’est ainsi, dit-il, que « vous mènerez une vie honorable au regard de ceux du dehors et vous n'aurez besoin de personne. » (1 Th 4, 11 12)
Ce travail débouche aussi sur une solidarité des communautés, comme il le rappelle aux Ephésiens : « Que celui qui volait ne vole plus ; qu'il prenne plutôt la peine de travailler de ses mains, au point de pouvoir faire le bien en secourant les nécessiteux. » (Ep 4, 28)
Pourquoi une telle insistance ? C’est que Paul a été rendu attentif à un certain nombre de déviations possibles, notamment suite à la crise de Corinthe.
Paul, en effet avait reçu un rapport envoyé par les gens de Chloé (1 Co 1,11), une chrétienne semble t-il d’envergure, les uns se réclamant de Paul, les autres d’Apollos ; on ne sait pas grand’ chose de cette division, sinon qu’Apollos d’Alexandrie, brillant orateur selon Ac 18,27-28, devait être attiré par une sorte de théologie de la gloire, de la parousie, ce qui mettait en sourdine la Passion du Seigneur. Murphy-O’Connor suggère qu’Apollos utilisait à merveille « les méthodes d’interprétation de Philon, et son schéma philosophique. »
En effet, dans la première épître aux Corinthiens, Paul dénonce les hommes qui pensent que la possession de la sagesse les rend parfaits (1 Co 2, 6), qui se disent des hommes spirituels (1 Co 2,15), qui se pensent riches, s’estiment comme des rois (1 Co 4,8). Murphy-O’Connor suggère que ces gens se recrutaient parmi les membres les plus riches et les mieux éduqués de l’Église de Corinthe, et qui avaient le loisir de se livrer à des spéculations religieuses . Il est tentant de faire un parallèle avec les propos de Philon, qui distingue l’homme céleste et l’homme terrestre. L’homme céleste est celui qui dispose de la sagesse, et qui comprend que le corps est « mauvais par nature et insidieux pour l’âme ». L’homme terrestre lui est « l’ami du corps ». La mort n’est vue par les premiers que comme une libération d’un corps pesant et impur. Outre le dénigrement du corps, Philon affirme que seul le sage est libre : « il a la possibilité de tout faire, et de vivre à sa guise » , ce qui suggère la même licence morale que Paul dénonce chez les Corinthiens : le « tout est permis » de 1 Co 6,12.
Dès lors le fait de travailler perdait beaucoup de pertinence. On attendait tranquillement la parousie, et surtout on négligeait toute forme de morale puisque le corps n’avait pas d’importance. On comprend que Paul se soit élevé contre ce courant qui menaçait de diviser l’Église naissante. Après la crise de Corinthe, Paul prêche un Christ crucifié , et insiste davantage sur les antinomies, la force dans la faiblesse, la victoire par la croix. Il valorise également le travail manuel, en se mettant lui-même à l’œuvre.
Tirons maintenant quelques enseignements de ce qui précède : tant que le peuple hébreu est captif d’Égypte, la servitude, entendue comme travail d’esclave, s’oppose au service liturgique : Moïse demande à Pharaon d’aller dans le désert pour servir Dieu. L’antinomie cesse lorsque le peuple hébreu est libéré. Il peut ainsi servir le Seigneur, le véritable service étant la conformité à la loi, et une adhésion du cœur au Seigneur. La libération est donc d’abord cultuelle : l’Israélite est libéré des faux dieux et des idoles d’Égypte ; mais elle est aussi une libération intérieure, qui lui permet de mieux servir son prochain en pratiquant le travail avec justice et droiture. Cet aspect anthropologique va maintenant nous retenir.
II. Quelques aspects anthropologiques du travail
Il va sans dire que nous avons tous des idoles et des faux dieux. Les séductions du monde, les penchants mauvais peuvent conduire à des attitudes égoïstes, à un éloignement des perspectives proposées dans l’Évangile. Le travail en ce sens est une voie de salut et de croissance, parce qu’il a une dimension sociale. Cet aspect social du travail, sa dimension de service, de bien commun sont spécialement mis en lumière dans la Constitution Gaudium et Spes du Concile Vatican II. « Pour les croyants, une chose est certaine : considérée en elle-même, l'activité humaine, individuelle et collective, ce gigantesque effort par lequel les hommes, tout au long des siècles, s'acharnent à améliorer leurs conditions de vie, correspond au dessein de Dieu. » (§ 34-1) Abordant ce « gigantesque effort » sous l’angle moral et théologique, le Concile présente le travail comme conforme au projet divin, et comme recouvrant une dimension sociale.
1) Le travail comme service
Toujours dans la Constitution Gaudium et Spes, le Concile distingue trois éléments associés au travail humain : « Ces hommes et ces femmes qui, tout en gagnant leur vie et celle de leur famille, mènent leurs activités de manière à bien servir la société, sont fondés à voir dans leur travail un prolongement de l’œuvre du Créateur, un service de leurs frères, un apport personnel à la réalisation du plan providentiel dans l’histoire. » Il est important de noter, dans ce texte, que le fait de travailler pour gagner sa vie n’enlève rien à la dignité objective du travail. Le travail rémunéré ou bénévole réalise objectivement un prolongement de la création, un service fraternel et un apport personnel au plan providentiel.
Le Concile précise que « cet enseignement vaut aussi pour les activités les plus quotidiennes » ; il ne s’agit pas en effet d’actes brillants ou spécialement méritoires, d’œuvres extraordinaires, mais de la participation toute simple de l’homme avec ses limites, son péché et aussi ses ressources, à l’activité laborieuse. Remarquons que dans l’édition française, nous avons deux fois le verbe « servir » : une fois appliqué à la société (ministrent), et une fois appliqué aux frères (commodis consulere). Le verbe latin consulere signifie précisément : veiller à, pourvoir à. Le verbe ministrare peut prendre trois sens : servir comme on sert à boire, fournir, procurer (de la nourriture à quelqu’un) et dans le langage des marins, manœuvrer (un bateau à voile). Il y a donc lieu de distinguer le service rendu à la société, qui est la contrepartie générale d’un travail, que l’on peut mesurer de façon économique par la valeur ajoutée, et le service rendu aux frères, qui prend une dimension multiforme, marchande et non-marchande. Il importe en effet de dépasser ce qui pourrait être trop matériel dans la conception du service au sens étroit : offrir un service débouche en économie marchande sur une valeur et une rémunération. Servir autrui peut recouvrir un aspect qualitatif difficile à mesurer mais bien réel : il peut y avoir un service qui s’accomplit dans la courtoisie, l’amabilité, ceci pour établir des rapports de confiance durable. L’ensemble de ces éléments qualitatifs est inestimable pour le bon fonctionnement des relations économiques. Ils constituent un service qualifié du prochain, qui engage la qualité de la vie et la vérité des rapports humains.
Jean-Paul II, dans la continuité du Concile, exprime ce devoir de travailler pour le prochain : « L'homme doit travailler parce que le Créateur le lui a ordonné, et aussi du fait de son humanité même dont la subsistance et le développement exigent le travail. L'homme doit travailler par égard pour le prochain, spécialement pour sa famille, mais aussi pour la société à laquelle il appartient, pour la nation dont il est fils ou fille, pour toute la famille humaine dont il est membre, étant héritier du travail des générations qui l'ont précédé et en même temps co-artisan de l'avenir de ceux qui viendront après lui dans la suite de l'histoire. Tout cela constitue l'obligation morale du travail entendue en son sens le plus large. » (Laborem exercens § 16)
2) Le service des pauvres dans le travail
On pense toujours que l’on va venir en aide aux pauvres par le travail… social, par les œuvres, le partage, la philanthropie. Sans négliger ces formes indispensables de service des démunis, il ne faut pas oublier que le travail ordinaire, qu’il soit salarié, ou indépendant, sert et vient en aide aux pauvres, ne serait-ce que par la valeur ajoutée qu’il engendre. Pensons à l’invention du stylo Bic, qui a rendu accessible à une foule de gens un instrument simple et pratique d’écriture pour un prix infime. Pensons aussi à la fabrication et à la vente de tous ces produits ordinaires que l’on trouve dans les supermarchés et qui permettent à des catégories extrêmement variées sur le plan social d’accéder à une gamme invraisemblable de produits alimentaires et de toutes sortes de biens de consommation courante. Le Compendium rappelle que « le travail doit être honoré car il est source de richesse ou, du moins de dignes conditions de vie, et en général, c’est un instrument efficace contre la pauvreté. » (§ 257)
L’affirmation paraît un peu timide si l’on adopte un point de vue d’économiste : pourquoi en effet dire « en général » ? Il est bien évident que tant qu’on n’a pas produit de richesse par le travail, on ne peut venir en aide aux pauvres. Le travail est le préalable à toute lutte contre la pauvreté. Le « en général » veut peut-être signifier que le travail exerce une élévation « générale » de la richesse commune, en termes pourrait-on dire macroéconomique. Le travail permet de dégager une valeur ajoutée. C’est la création de cette valeur ajoutée qui est source de valeur et de rémunération.
Le numéro 265, qui se fonde largement sur la patristique, est plus affirmatif : « le chrétien est appelé à travailler non seulement pour se procurer du pain, mais aussi par sollicitude envers le prochain plus pauvre, auquel le Seigneur commande de donner à manger, à boire, des vêtements, un accueil, des soins et une compagnie (cf. Mt 25,25-26). » Il cite en note plusieurs pères de l’Église, dont saint Basile le grand et saint Athanase d’Alexandrie. Il s’agit d’une vision réaliste, qui souligne l’utilité de produire d’abord pour lutter contre la misère. Le Compendium précise que « les pères de l’Église ne considèrent jamais le travail comme ‘opus servile’ comme le considérait en revanche la culture de leur époque (allusion à l’hellénisme), mais toujours comme ‘opus humanum’, et ils tendent à en honorer toutes les expressions. »
Saint Ambroise a cette formule splendide : « Chaque travailleur est la main du Christ qui continue à créer et à faire du bien. » Le numéro 257 du Compendium renvoie à un proverbe « Main nonchalante appauvrit, la main des diligents enrichit. » (Pr 10, 4) L’absence de complément d’objet direct laisse ouverte l’interprétation du proverbe, et autorise une lecture globale, sociale, suggérant le rôle positif de l’effort humain pour toute société humaine. Le même paragraphe du Compendium met aussi en garde contre une certaine forme d’idolâtrie du travail. En effet, il ne faudrait pas aller jusqu’à cultiver une espèce de culture du travail, qui en ferait un but en soi. On sait que dans l’ancien Union soviétique, il y a eu cette tendance avec le stakhanovisme . Ce n’est certes pas le travail qui doit devenir la fin d’une vie, mais l’homme lui-même, selon la vocation qu’il a reçue.
Somme toute, le travail doit être une activité accomplie avec sagesse, cette sagesse culminant avec l’Écriture dans la crainte du Seigneur. Le 30 janvier 1979, Jean-Paul II s'adressait à 80 000 travailleurs réunis dans le stade de Guadalajara. Dans un contexte marqué par la théologie de la libération, il déclarait : « Amis, frères travailleurs, il existe une conception chrétienne du travail, de la vie familiale et sociale, qui oriente celui qui croit en Dieu et en Jésus Christ pour que le travail se réalise comme une véritable vocation de transformation du monde, dans un esprit de service et d'amour envers les frères, pour que la personne humaine se réalise et contribue à la croissante humanisation du monde et de ses structures. »
3) Le travail et le développement intégral de l’homme
Il peut être fort intéressant de rapprocher du thème du travail humain celui du développement intégral. Cette notion de développement intégral se trouve la première fois dans l’encyclique de Jean XXIII Mater et magistra (1961 ; § 65). Elle est appliqué alors au bien commun, qui est susceptible de promouvoir un « développement intégral de la personnalité. » Lors du Concile Vatican II, la même expression apparaît à propos de la culture qui doit lui être subordonnée (Gaudium et spes 59). C’est le pape Jean-Paul II qui va l’utiliser en rapport avec les réalités économiques, et spécifiquement le travail humain. Il éclaire cette notion dans Centesimus annus : « Le développement intégral de la personne humaine dans le travail ne contredit pas, mais favorise plutôt, une meilleure productivité et une meilleure efficacité du travail lui-même. » La productivité ne doit pas s’entendre ici dans son sens étroit et matérialiste, mais comme une qualité, issue d’un travail utile et intelligent : être productif, c’est produire plus avec moins de ressources, ce qui requiert un effort de la raison.
Cela veut dire aussi que l’homme mûr, atteignant un certain développement physique, intellectuel et spirituel, est aussi capable, dans son foyer tout autant que dans son milieu professionnel de suggérer des propositions, de voir des choses qu’il n’aurait pas vues auparavant. L’homme accompli devient en même temps capable de propositions, inventif, créatif. L’homme devient moteur dans son milieu, même s’il se trouve au bas de la hiérarchie sociale. Mettant en œuvre toutes les ressources de sa personnalité, de son intelligence, il favorise les relations humaines, les contacts, il use de sa compétence en vue d’une meilleure productivité et d’une meilleure efficacité. En même temps, il se construit et se réalise. Il devient authentiquement et profondément « humain ». « L’homme, dit Grégoire de Nysse, s’engendre lui-même il est père de son propre être, il construit l’ordre social. »
Le travail certes, n’est que l’un des facteurs de ce développement de la personne. Il permet à l’homme de mettre à disposition d’autrui ses compétences et ses potentialités, ce qui l’oriente sur un chemin de croissance. Certes, il ne s’agit pas d’idéaliser le travail, comme s’il n’y avait aucune ombre et aucune limite à ce processus de croissance. L’activité humaine est détériorée par le péché ; celui-ci s’étend gravement et douloureusement dans le monde du travail. Pourtant, il n’y a pas lieu de voir d’abord dans le monde professionnel un lieu de péché. Le péché, le mal, sont présents dans tous les domaines de la vie sociale. Dans la constitution Gaudium et spes (§ 37), le travail est présenté d’abord et avant tout comme une réalité positive, et la question du péché n’arrive qu’en deuxième position, comme une limite et une entrave au développement de l’homme.
Aucune construction anthropologique, aucun développement ne peut s’effectuer sans une éthique, une ligne de conduite qui structure et permette une croissance. L’enjeu de cette croissance est considérable pour l’humanité. Voila pourquoi Jean-Paul II dans Laborem Exercens va jusqu’à dire que le commandement de dominer la terre a davantage rapport avec la dimension subjective qu’avec la dimension objective du travail. Tout est ordonné à l’homme et à sa réalisation, sa construction ; le Compendium de la doctrine sociale de l’Église reprend largement ce thème dans les numéros 270 à 275. Au numéro 272, on trouve cette affirmation : « Indépendamment de son contenu objectif, le travail doit être orienté vers le sujet qui l'accomplit, car le but du travail, de n'importe quel travail, demeure toujours l'homme. Même si on ne peut pas ignorer l'importance de la dimension objective du travail sous l'angle de sa qualité, cette dimension doit être subordonnée à la réalisation de l'homme, et donc à la dimension subjective, grâce à laquelle il est possible d'affirmer que le travail est pour l'homme et non l'homme pour le travail et que « le but du travail, de tout travail exécuté par l'homme — fût-ce le plus humble service, le travail le plus monotone selon l'échelle commune d'évaluation, voire le plus marginalisant — reste toujours l'homme lui-même. » (Laborem exercens § 6)
Conclusion : Travail et dépassement de soi
La révélation biblique propose une synthèse entre la liberté, le service et la pratique de la loi ; dans le Nouveau testament, le commandement nouveau donne la clé d’un accomplissement parfait de la loi, radicalement libérant pour la personne et conduisant à un service orienté vers autrui. Une telle lumière permet de mieux comprendre le chemin de la croissance anthropologique, qui est un chemin de sortie de soi-même et de dépassement. Il s’agit d’un thème fondamental de Gaudium et Spes : « De même qu'elle procède de l'homme, l'activité humaine lui est ordonnée. De fait, par son action, l'homme ne transforme pas seulement les choses et la société. Il apprend bien des choses, il développe ses facultés, il sort de lui-même et se dépasse. Cet essor, bien conduit, est d'un tout autre prix que l'accumulation possible de richesses extérieures. L'homme vaut plus par ce qu'il est que par ce qu'il a. »
Cet aspect est véritablement crucial et constitue le cœur d’une réflexion en termes de personne humaine. Si l’on admet qu’il existe un devenir dans la personne humaine, et qu’une forme de capital immatériel peut se former et grandir, alors le monde du travail contient une dimension nouvelle et transcendante. « Qui veut en effet sauver sa vie la perdra. Mais qui perd sa vie à cause de moi, celui-là la sauvera. » (Lc 9,24)
Père Pierre COULANGE
Professeur au Studium de Notre-Dame de Vie
Membre de l’Association des Economistes Catholiques.
Il pourrait sembler que le thème du loisir soit davantage d’actualité que celui du travail. Le loisir semble aujourd’hui prendre la place du travail dans l’ordre des finalités. On travaille pour s’offrir des vacances, pour s’acheter une résidence secondaire, pour partir en voyage. On parle d’économie du loisir, le loisir représentant un nombre d’emplois et d’activités considérable dans une économie comme la nôtre.
L’attractivité du loisir est incontestable et elle n’est pas remise en cause dans cet essai. Le travail apparaît pénible et s’effectue dans des conditions qui portent nos contemporains à ne pas en parler, à en oublier sa valeur et sa finalité. Le loisir est récréatif, réparateur. Il invite à la détente. Nous devons au Philosophe Josef Pieper une splendide réflexion sur la dignité du loisir, sur son importance dans nos civilisations occidentales, sur son aspect théorétique, contemplatif. Pour lui, le loisir a une dignité toute particulière, et ne s’identifie pas au divertissement ; le loisir pour Pieper est le temps consacré à l’activité de l’esprit, à la contemplation, et finalement au culte.
Pourtant c’est très largement dans le travail que l’homme se construit et se donne à autrui. En cela le travail constitue un enjeu majeur pour toute enquête à base d’anthropologie. Dans son encyclique récente, Caritas in veritate, Benoît XVI rappelait que « la question sociale est devenue radicalement une question anthropologique ». C’est l’optique que nous allons essayer de suivre dans les lignes qui viennent.
1) Le travail et ses démons
Le mot « travail » est hélas issu d’une étymologie malheureuse. Il provient du latin ‘tripalium’, qui signifie à l’origine un trépied pour aider à l’accouchement d’une femme, mais aussi un instrument de torture à trois pieux. D’autres réfutent ce sens et voient dans le tripalium un instrument utilisé dans les fermes pour ferrer les chevaux. Cette étymologie n’est sans doute pas étrangère au fait que le travail soit souvent associé à l’idée de pénibilité et de souffrance.
On considère parfois que le travail est une malédiction et on voit dans le travail le résultat du péché originel : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. » (Gn 3,19) Il y aurait là une sorte de châtiment ; cette idée est très ancrée et présente même chez des auteurs chrétiens engagés dans le domaine de la doctrine sociale. Par exemple, Frédéric Ozanam, lors d’un discours prononcé au collège Stanislas lors de la distribution des prix évoque ce point de vue, même s’il entend le dépasser : « Si dans les premiers souvenirs du genre humain, au milieu de ce renversement de la nature qui suit la chute originelle, la loi du travail paraît d’abord comme un châtiment, une volonté miséricordieuse fait en sorte que le châtiment répare la faute, et que dans l’humiliation courageusement subie, l’homme trouve une autre grandeur. »
Cette vieille idée que le travail est un châtiment n’est certainement pas fondée dans le livre de la Genèse, mais plutôt dans une espèce d’association implicite entre la pénibilité du travail et la culpabilité associée au péché. Au contraire, on se fait une image romantique du jardin d’Eden, qui serait un lieu de far niente, de non travail. Dans la Genèse, il n’y a rien de tel : c’est le sol qui est maudit en premier, et non le travail : « Maudit soit le sol à cause de toi ! » (Gn 3,17) ; d’autre part, avant même le péché originel, l’homme est invité à dominer la terre (Gn 1,28). On pressent qu’il sera important de regarder de près ces versets du livre de la Genèse, ainsi que d’autres textes, car on ne saurait se limiter à un livre, encore moins à un verset.
2) Le travail et ses vertus
« Dans ma vie, me confia un jour Monsieur François Michelin, je n’ai pas fait des pneus, mais j’ai produit des kilomètres ! » Un pneu n’est rien : c’est un instrument pour faire autre chose. Si le médecin de campagne achète des pneus, c’est parce qu’il a besoin de faire des kilomètres. On confond trop souvent la matière et le service produit par cette matière. Si l’on voit dans le travail un service rendu, celui-ci change tout à coup d’aspect, il devient « aimable », parce qu’il est relationnel, accompli pour quelqu’un, pour servir un autre.
Le travail, remarque Jean-Paul II, est le lieu de la sanctification, vécue dans l’ordinaire des jours : « La conscience de participer par le travail à l'œuvre de la création constitue la motivation la plus profonde pour l'entreprendre dans divers secteurs: "C'est pourquoi les fidèles, lisons-nous dans la constitution Lumen Gentium, doivent reconnaître la nature profonde de toute la création, sa valeur et sa finalité qui est la gloire de Dieu ; ils doivent, même à travers des activités proprement séculières, s'aider mutuellement en vue d'une vie plus sainte, afin que le monde s'imprègne de l'Esprit du Christ et atteigne plus efficacement sa fin dans la justice, la charité et la paix... Par leur compétence dans les disciplines profanes et par leur activité que la grâce du Christ élève au-dedans, qu'ils s'appliquent de toutes leurs forces à obtenir que les biens créés soient cultivés..., selon les fins du Créateur et l'illumination de son Verbe, grâce au travail de l'homme, à la technique et à la culture de la cité..." (LG 36). »
Ce paragraphe est d’une densité et d’une profondeur étonnantes : il ne s’agit de rien moins que de la sainteté… ou plutôt, du progrès vers elle au moyen du travail, de la compétence, des vertus morales mises en œuvre. Même s’il est dommage que le terme de sanctification ne figure pas dans l’encyclique, néanmoins, il est mentionné dans la constitution Gaudium et Spes, au numéro 48, non pas au sujet du travail, mais à propos des époux chrétiens qui œuvrent ensemble à leur « sanctification mutuelle » (mutuamque sanctificationem).
3) Chenu, Daloz et d’autres précurseurs
Il existe peu de travaux traitant spécifiquement de la théologie du travail. La question apparaît dans les années cinquante, avec l’ouvrage de Marie-Dominique Chenu o.p., Pour une théologie du travail.
L’auteur milite pour une approche intégrante de la vie sociale et de la vie chrétienne, alors qu’on avait tendance, selon une tradition augustinienne, à les séparer, en voyant la sainteté surtout dans les dévotions et la vie spirituelle. Selon cette perspective, « peu importe ce que je fais, seul compte l’amour de Dieu. » On pensait en effet que le travail n’avait pas de valeur en soi et demandait à être moralisé par de pieuses intentions. Cela aboutissait à une indépendance de l’esprit sur la matière, de sorte que la perfection spirituelle du travailleur se réglait en dehors de la perfection de l’œuvre. Chenu, se référant à saint Thomas, montre qu’une anthropologie réaliste permet d’intégrer le travail dans la sphère du christianisme, comme l’a montré quelques années plus tard le Concile.
« Pour le théologien qui, avec saint Thomas d'Aquin, tient au contraire pour l'union substantielle de l'âme et du corps, pour l'unité ontologique et psychologique de l'homme sous la diversité hiérarchisée de ses fonctions, la supériorité de l'esprit sur la matière n'implique point cette indépendante vis-à-vis de la matière »
Non, Le travail, la ‘civilisation du travail’, vaut en soi, pour sa vérité propre, pour son efficacité originale, pour la construction du monde, pour le destin historique de l'humanité. »
Un autre jalon important au XXème siècle est le travail de Lucien Daloz, intitulé « Soumettez la terre… Le travail et l’homme d’aujourd’hui », paru aux éditions ouvrières en 1964. Ayant publié une thèse de patristique sur la question du travail, il a considéré qu’il serait utile de développer le thème et de l’actualiser pour la société de son temps en l’abordant sous l’angle de la morale sociale. Cela a donné ce petit ouvrage qui dans une première partie aborde des aspects théologiques, et dans une seconde dresse un rappel de la position de l’Église sur le travail. Si la seconde partie est aujourd’hui largement dépassée, la première éclaire la question selon un point de vue christologique, en centrant surtout le débat sur la récapitulation de toutes choses en Christ, selon l’expression de saint Paul (Ep 1,9-10) « ainsi toutes les réalités terrestres, et le travail qui en fait partie, se trouvent-elles référées au Christ… en Jésus ‘le fils du charpentier’, le travail se trouve porté à sa plus haute dignité. »
4) Dieu au travail
Plus récemment, les souverains pontifes ont traité de la question du travail au moyen d’encycliques et de discours. L’encyclique de Jean-Paul II intitulée Laborem exercens met en valeur le travail par rapport à la dimension anthropologique : le travail n’est pas un châtiment pour l’homme, celui-ci étant puni par Dieu et obligé de travailler. Le travail est au contraire un chemin de croissance anthropologique, par lequel l’homme se réalise en servant ses frères. Le Pape Benoît XVI, dans son discours très remarqué au collège des Bernardins déclare :
« Le monde gréco-romain ne connaissait aucun Dieu créateur. La divinité suprême selon leur vision ne pouvait pas, pour ainsi dire, se salir les mains par la création de la matière. « L’ordonnancement » du monde était le fait du démiurge, une divinité subordonnée. Le Dieu de la Bible est bien différent: lui, l'Un, le Dieu vivant et vrai, est également le créateur. Dieu travaille, il continue d'œuvrer dans et sur l'histoire des hommes. Et dans le Christ, il entre comme Personne dans l'enfantement laborieux de l'histoire. « Mon Père est toujours à l'œuvre et moi aussi je suis à l'œuvre » (Jn 5,17). Dieu lui-même est le créateur du monde, et la Création n'est pas encore achevée. Dieu travaille, ergâzetai ! C'est ainsi que le travail des hommes devait apparaître comme une expression particulière de leur ressemblance avec Dieu qui rend l'homme participant à l'œuvre créatrice de Dieu dans le monde. Sans cette culture du travail qui, avec la culture de la parole, constitue le monachisme, le développement de l'Europe, son ethos et sa conception du monde sont impensables. »
Dieu travaille ! Une affirmation qui traverse toute l’histoire de la révélation, depuis le livre de la Genèse, en passant par les prophètes , et jusqu’aux épîtres de saint Paul (Col 1, 16) . C’est en partant des fondements bibliques que nous allons commencer cette enquête, pour passer du travail de Dieu au travail de l’homme. Dans une deuxième tape, nous aborderons quelques éléments anthropologiques, en lien avec la doctrine sociale de l’Église.
I. Fondements bibliques
1) Service, travail, et liturgie dans l’Ancien Testament
Il est utile de noter que dans l’Ancien Testament, c’est le même mot qui désigne la besogne servile de l’esclave et le service liturgique, dû au Seigneur. Le terme ‘avôdâ peut être employé selon trois sens ; il peut signifier le travail servile (dans les champs : Ps 104,23), le service rendu par un artisan (comme en 1 R 12,4), et aussi le service liturgique (Jos 22,27). Les deux premières formes sont voisines : elles désignent toujours un acte laborieux, un travail en fin de compte. Mais la troisième doit être considérée à part. Le service liturgique n’est pas un travail au sens ordinaire, mais un acte de vénération qui correspond à ce qui est dû au Seigneur. Il est utile de distinguer ces deux acceptions du terme ‘avôdâ, pour ensuite en étudier les rapports.
Ces deux formes de service s’opposent tant que le peuple d’Israël est captif en Égypte : Moïse demande à Pharaon de laisser sortir le peuple pour qu’il puisse rendre un culte au Seigneur dans le désert. L’Exode est l’acte par lequel le premier service laisse place au second, selon la demande du Seigneur à Moïse : Ex 9, 13b : « Tu lui diras (à Pharaon) : Ainsi parle Seigneur, le Dieu des Hébreux : Laisse partir mon peuple, qu'il me serve. » Il est utile de noter ici que la revendication est d’abord celle du Seigneur : le peuple hébreu est pour ainsi dire tiré d’Égypte par le Seigneur et par son instrument, Moïse. L’initiative de l’Exode est bien divine, et s’impose comme une nécessité, comme on le voit aussi dans le Livre du Lévitique, au chapitre 25. Traitant du jubilé, ce chapitre envisage toutes les possibilités de rachat des esclaves : un israélite tombé en esclavage peut se racheter lui-même, ou bien il peut être racheté par son oncle paternel, le fils de son oncle, ou l’un des membres de sa famille (Lv 25,49). Mais s’il n’y a personne pour le racheter, il est prévu qu’il retrouve la liberté, en dernier ressort, par cette institution extraordinaire qui prévoit l’effacement de toute dette et la suppression de toute aliénation : l’année jubilaire :
Lv 25, 55 : « Car c'est de moi que les Israélites sont les serviteurs ; ce sont mes serviteurs que j'ai fait sortir du pays d'Égypte. Je suis le Seigneur votre Dieu. » Le Targum Pseudo-Jonathan insiste encore davantage sur la relation de possession qui relie le Créateur à son peuple : « Car les enfants d'Israël sont à Moi, ordonnés au service de Ma Loi, ce sont mes serviteurs que j'ai fait sortir, libérés, du pays d’Égypte ; c’est moi le Seigneur, votre Dieu. »
Il y a dans ce verset à la fois une conclusion et une revendication ; une conclusion, car c’est le verset qui clôture le chapitre 25 sur l’année jubilaire ; une revendication de propriété en raison de l’affirmation : « ils sont à moi. » Jean-François Lefebvre voit dans cette formule : « Ils sont à moi ; je les ai fait sortir… » une ‘clause de motivation’ qui revient comme un refrain dans le chapitre (v. 38 ; 42 ; 55) « Si les fils d’Israël sont les esclaves ou les serviteurs du Seigneur, ils ne peuvent être esclaves d’un autre. » Robert Hubbart fait le rapprochement avec l’Évangile selon saint Matthieu : « Nul ne peut servir deux maîtres » (Mt 6,24) .
Ce passage d’un service à un autre peut s’interpréter de deux manières : d’un point de vue cultuel, car l’esclavage en Égypte revêt une dimension religieuse. Pour Israël, être libéré du joug des Égyptiens, c’est être libéré aussi des dieux de l’Égypte, comme on le devine en Ex 12,12, où l’ange exterminateur frappe aussi les dieux d’Égypte. Jean-François Lefebvre fait remarquer, en s’appuyant sur Jos 24,14-15, que « prendre possession du pays c’est fuir le service des faux dieux adorés en Aram et en Égypte, et opter résolument pour le service du Seigneur. »
Pour autant, il nous semble que le passage de la servitude au service passe par un changement dans la nature du joug ; on ne passe pas d’une religion à une autre, mais d’une servitude à une libération : certes, cette libération est un nouveau service, mais d’une nature radicalement différence, qui ne crée plus de tension ni d’oppression, mais qui ouvre à une intelligence de l’œuvre à accomplir et de la justice à établir.
Dès que les Israélites sont sur leur terre, tout change et il n’y a plus opposition entre le travail ordinaire et le service cultuel : Israël réalise progressivement que par la loi et les préceptes qui enveloppent la moindre des actions du quotidien, tout acte serait-il le plus profane, prend un sens religieux, devient un acte de service liturgique. Dans l’Israël ancien, celui-ci revêt surtout une dimension sacrificielle. Mais progressivement, la notion même de sacrifice est à la fois critiquée et étendue, comme on peut le voir dans le psaume 51 : « Car tu ne prends aucun plaisir au sacrifice ; un holocauste, tu n'en veux pas. 19 Le sacrifice à Dieu, c'est un esprit brisé ; d'un cœur brisé, broyé, Dieu, tu n'as point de mépris. » (Ps 51,18 19) Les lois sociales vont progressivement prendre une autorité plus grande que les sacrifices. Même la pratique du jeûne se déploie en un certain agir droit selon Isaïe : « N'est-ce pas plutôt ceci, le jeûne que je préfère : défaire les chaînes injustes, délier les liens du joug ; renvoyer libres les opprimés, et briser tous les jougs ? » (Is 58, 6) On comprend progressivement que la pratique loyale et juste dans l’activité sociale et économique, comme en matière domestique et familiale, vaille davantage qu’un formalisme sans ferveur, qui pourrait n’être qu’hypocrisie : « Celui qui marche dans la voie des parfaits sera mon servant. » (Ps 101,6b)
Finalement c’est l’Évangile et notamment celui de saint Matthieu qui donnera la vraie signification du sacrifice « Allez donc apprendre ce que signifie : C'est la miséricorde que je veux, et non le sacrifice. » (Mt 9,13a) La miséricorde prend place dans les affaires familiales et privées mais aussi et surtout en matière commerciale : pensons au débiteur impitoyable, qui est rudement condamné en raison de sa rapacité (Mt 18,23 s.) Ayant obtenu miséricorde, il aurait dû lui-même se comporter avec largesse et faire preuve lui-aussi de miséricorde, sans exiger une stricte application du droit. Cette conception du travail et du monde des affaires, qui contient un fort contenu qualitatif, et qui est imprégnée d’éthique, devient progressivement la nouvelle manière de servir le Seigneur. Elle restera même la seule, après la destruction du temple en 70. Il est regrettable que cette pratique, cette attitude de rectitude morale ait fait l’objet de si peu d’études ; on la trouve rarement explicitée dans l’Écriture, car elle fait partie de la vie ordinaire, et passe pour ainsi dire inaperçue.
Le Nouveau Testament donnera corps à ce qui est déjà esquissé dans l’Ancien Testament, pour que la vie entière, perdue aux yeux des hommes soit gagnée en vie éternelle : Saint Paul s’adressant aux Corinthiens leur donne cette recommandation : « Soit donc que vous mangiez, soit que vous buviez, et quoi que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu. » (1 Co 10, 31)
2) Le travail, et l’idéal de perfection
Nous allons voir que le commandement de travailler, qui est donné dans le livre de la Genèse, ne contient que bien peu de directives, et que l’homme est laissé à son initiative, plus précisément à son intelligence. En regardant de plus près les textes bibliques sur le travail, on s’aperçoit que l’homme est appelé à l’excellence, à la perfection. Cet élément a de grandes conséquences sur la dignité du travail lui-même. La première mention explicite d’un travail parfait est relative à l’œuvre du Créateur : « Dieu vit tout ce qu'il avait fait : cela était très bon (tôb me’od). » (Gn 1, 31) En raison du caractère exemplaire de l’œuvre du Créateur, cette qualité est aussi présentée à l’homme et implicitement proposée. Le Seigneur exprimera cet appel à Abram, de marcher en sa présence et d’être parfait (Gn 17,1). Même si cela concerne surtout les œuvres de piété et de morale, l’appel est clairement exprimé pour s’appliquer à tous les actes de la vie du patriarche.
C’est surtout dans le Livre des Proverbes, que l’on trouvera cet appel à l’excellence. Ainsi en Pr 22,29, nous avons cette mention de l’homme preste à la besogne ; Pr 22, 29 : « Vois-tu un homme preste à sa besogne ? Au service des rois il se tiendra, il ne se tiendra pas au service des gens obscurs. » D’ailleurs, l’adjectif mahîr est plus riche que la seule nuance de la promptitude : il signifie aussi le fait d’être expert en une matière, capable ; c’est ainsi que la Traduction Œcuménique de la Bible propose : « quelqu’un d’habile dans ce qu’il fait ». Dans Is 16,5 l’expression mehir tsedeq signifie tout autant ‘capable de faire justice’ que ‘prompt à la justice’.
Pourquoi mentionner le service des rois ? Parce que ceux-ci mettaient leur point d’honneur à faire travailler les plus excellents des ouvriers, et ils faisaient en sorte d’utiliser les meilleurs matériaux, comme on le voit pour les ouvriers du sanctuaire embauchés par Salomon : on embauche pour couper les cèdres des ouvriers sidoniens car ce sont les meilleurs (1 R 5,20) . L’habileté, ici est exprimée avec le vocabulaire de la connaissance (le verbe yāda‘) ; on pourrait traduire aussi : « il n’y a personne chez nous qui sache abattre les arbres comme les Sidoniens » (traduction de la TOB) Ce thème de l’excellence de l’ouvrier est fortement représenté chaque fois qu’il est question d’une construction, d’un bâtiment, comme le rappelle le proverbe 24,3 : « C'est par la sagesse qu'on bâtit une maison, par l'intelligence qu'on l'affermit. » Sagesse et intelligence sont pour ainsi dire le propre de l’homme qui participe à cette sagesse toute puissante du Créateur. Elles s’opposent à la paresse, et à la sottise, qui sont en quelque sorte l’anti-type du bon ouvrier : « Près du champ du paresseux j'ai passé, près de la vigne de l'homme court de sens. » (Pr 24, 30)
Autant le travail de qualité est associé à la science et au savoir, autant la paresse est associée à la stupidité. On retrouve dans l’Évangile les mêmes mentions ; l’homme qui construit sa maison sur le roc est avisé (phronimos) ; celui qui la bâtit sur le sable est insensé (môros) ; l’image est parlante, elle suggère une expérience autant qu’un savoir faire (Mt 4,24-27). Que l’on pense aussi à l’intendant fidèle et avisé (on retrouve l’adjectif phronimos) qui distribue le salaire en temps voulu (Mt 24,45) ; on se rappelle que distribuer le salaire sans faire attendre les ouvriers est une exigence de la Loi de sainteté, et qu’il y aurait une faute en cas d’infraction à cette règle. La qualité de cet intendant, sa fidélité sont mises en contraste avec le mauvais contremaître qui frappe les serviteurs, qui mange et boit avec les ivrognes, et qui ne se soucie en aucune manière du retour du maître (Mt 24,45 s.). On comprend par contraste que l’excellence du service de l’intendant réside dans une attitude de fond, celle de l’attente du maître, qui impose un grand nombre d’actes vertueux, et une certaine sobriété dans le comportement.
Un exemple plus longuement développé et fort éloquent nous est donné au chapitre 31 du Livre des Proverbes. Il s’agit d’une évocation de la femme parfaite : « Une maîtresse femme, qui la trouvera ? Elle a bien plus de prix que les perles ! » (Pr 31,10) Ce morceau souligne un grand nombre de qualités, en évoquant surtout le travail domestique : « 13 Elle cherche laine et lin et travaille d'une main allègre. 14 Elle est pareille à des vaisseaux marchands : de loin, elle amène ses vivres. 15 Il fait encore nuit qu'elle se lève, distribuant à sa maisonnée la pitance, et des ordres à ses servantes. 16 A-t-elle en vue un champ, elle l'acquiert ; du produit de ses mains, elle plante une vigne. 17 Elle ceint vigoureusement ses reins et déploie la force de ses bras. 18 Elle sait que ses affaires vont bien, de la nuit, sa lampe ne s'éteint. 19 Elle met la main à la quenouille, ses doigts prennent le fuseau. 20 Elle étend les mains vers le pauvre, elle tend les bras aux malheureux. 21 Elle ne redoute pas la neige pour sa maison, car toute sa maisonnée porte double vêtement. 22 Elle se fait des couvertures, de lin et de pourpre est son vêtement. 23 Aux portes de la ville, son mari est connu, il siège parmi les anciens du pays. 24 Elle tisse des étoffes et les vend, au marchand elle livre une ceinture. 25 Force et dignité forment son vêtement, elle rit au jour à venir. 26 Avec sagesse elle ouvre la bouche, sur sa langue : une doctrine de piété. 27 De sa maisonnée, elle surveille le va-et-vient, elle ne mange pas le pain de l'oisiveté. 28 Ses fils se lèvent pour la proclamer bienheureuse, son mari, pour faire son éloge : 29 « Nombre de femmes ont accompli des exploits, mais toi, tu les surpasses toutes ! » 30 Tromperie que la grâce ! Vanité, la beauté ! La femme qui craint le Seigneur, voilà celle qu'il faut féliciter ! » (Pr 31, 13 30)
Ce portrait de la femme parfaite est un éloge qui embrasse tous les aspects de la vie domestique ; ce qui est souligné, c’est son sens pratique autant que sa vertu morale. Elle exerce elle-même toutes sortes de tâches manuelles, mais elle est aussi en position d’autorité par rapport à ses servantes. Plus encore, elle exerce un pourvoir de gestion, faisant l’admiration de tous. Le verset 30 évoquant la crainte du Seigneur arrive comme une synthèse de l’ensemble, et cet élément nous paraît fort intéressant pour notre étude. En effet, il n’y a pas de séparation entre le domaine religieux et le domaine profane. La crainte du Seigneur se manifeste dans la vie concrète, dans les tâches domestiques les plus ordinaires, comme le fait de tisser une couverture ou de planter une vigne. Elle enveloppe aussi les actes de responsabilité, l’exercice de l’autorité, et même l’administration des biens, comme on en a un exemple au verset 16 au sujet de l’achat du terrain.
Si l’on enjambe quelques siècles, et que l’on se met en quête de littérature sapientielle concernant le travail humain, on découvrira un trésor dans le livre du Siracide, écrit aux environs de l’an 200 avant le Christ.
3) Sagesse, travail et prière dans le Livre du Siracide
Le livre du Siracide traite de plusieurs types d’activité laborieuse, et semble établir des comparaisons. Au chapitre 38, il souligne une sorte de servilité dans le travail manuel, à la différence du travail du scribe, qui est valorisé. Mais si le passage du Siracide (Si 38,25 34) commence de manière négative, il éclaire progressivement les aspects positifs du travail manuel, jusqu’à affirmer la valeur éternelle de ce qui est bien fait.
Au départ, il glorifie surtout le travail intellectuel : « La sagesse du scribe s'acquiert aux heures de loisir et celui qui est libre d'affaires devient sage. » (Si 38, 24) Le texte ici suggère la nécessité de ne pas être lié par des tâches serviles, mais de pouvoir disposer de loisirs pour cultiver la sagesse. Le texte continue : « Comment deviendrait-il sage, celui qui tient la charrue, dont toute la gloire est de brandir l'aiguillon, qui mène des bœufs et ne les quitte pas au travail, et qui ne parle que de bétail ? 26 Son cœur est occupé des sillons qu'il trace et ses veilles se passent à engraisser des génisses. »
Deux arguments sont ici évoqués : l’un concerne l’agir et l’autre le cœur. En ce qui concerne l’agir, l’exercice exclusif des tâches matérielles ne permet pas, selon le Siracide, d’accéder à la sagesse ; en ce qui concerne le cœur, c'est-à-dire si l’on se place à un niveau plus intérieur, on dira que le souci unique des choses matérielles distrait l’homme de la réflexion, de la pensée. Le cœur est occupé, il est versé seulement dans les questions matérielles, alors que l’occupation des veilles, c'est-à-dire des temps de loisir, pourrait être consacré à l’étude et à la pensée.
L’auteur évolue peu à peu vers des considérations plus positives pour aborder la question de la qualité du travail accompli : « Pareillement tous les ouvriers et gens de métier qui travaillent jour et nuit, ceux qui font profession de graver des sceaux et qui s'efforcent d'en varier le dessin ; ils ont à cœur de bien reproduire le modèle et veillent pour achever leur ouvrage. 28 Pareillement le forgeron assis près de l'enclume : il considère le fer brut ; la vapeur du feu lui ronge la chair, dans la chaleur du four il se démène ; le bruit du marteau l'assourdit, il a les yeux rivés sur son modèle ; il met tout son cœur à bien faire son travail et il passe ses veilles à le parfaire. 29 Pareillement le potier, assis à son travail, de ses pieds faisant aller son tour, sans cesse préoccupé de son ouvrage, tous ses gestes sont comptés ; 30 de son bras il pétrit l'argile, de ses pieds il la contraint ; il met son cœur à bien appliquer le vernis et pendant ses veilles il nettoie le foyer. »
On notera dans ces versets une insistance sur l’occupation du cœur, et de veilles ; peu à peu, le texte insiste de plus en plus sur les détails de chaque activité, en soulignant le souci de perfection.
« Tous ces gens ont mis leur confiance en leurs mains et chacun est habile dans son métier. 32 Sans eux nulle cité ne pourrait se construire, on ne pourrait ni s'installer ni voyager. 33 Mais on ne les rencontre pas au conseil du peuple et à l'assemblée ils n'ont pas un rang élevé. Ils n'occupent pas le siège du juge et ne méditent pas sur la loi. 34 Ils ne brillent ni par leur culture ni par leur jugement, on ne les rencontre pas parmi les faiseurs de maximes. Mais ils assurent une création éternelle, et leur prière a pour objet les affaires de leur métier. (litt : et leur prière (est dans) les affaires de leur métier). »
La finale est remarquable, bien que légèrement ambiguë : « On ne les rencontre pas parmi les faiseurs de maximes. » Cette assertion pourrait passer aujourd’hui pour un compliment : notre civilisation valorise largement les actes et l’agir, parfois au détriment de la philosophie. Ici, l’expression « faiseur de maxime (parabolè) » ne prend certainement pas de sens ironique. Il s’agit plutôt d’un titre honorifique ; pensons à Salomon, auteur de trois mille parabolè (1 R 5,12). Dans le contexte, l’accent est mis sur le contraste entre le manque de savoir et l’œuvre néanmoins réalisée. Tout est dans le « mais » (alla).
Le dernier élément est difficile à traduire : on peut comprendre que leur prière a pour objet les affaires de leur métier (BJ, TOB), c'est-à-dire qu’ils présentent au Seigneur les soucis et les actions de grâce liées à leur profession ; ou bien on peut comprendre aussi que leur prière, c’est les affaires de leur métier, et que leur métier est la prière qu’ils font monter vers le Seigneur.
Notons que pour les Pères de l’Église, le fait d’être absorbé par sa tâche, fut-elle manuelle, ne prend pas de sens péjoratif. Précisément, les Pères grecs sont culturellement assez proches des milieux où sont nés les écrits sapientiaux de l’Ancien Testament. Ainsi s’exprime saint Jean Chrysostome : « Ne pense pas que le soin (des choses spirituelles) te soit étranger parce que tu travailles de tes mains. Paul était un faiseur de tentes... Aucun de ceux qui exercent un art n'a donc à rougir; au contraire, qu'ils rougissent, ceux qui se nourrissent pour rien, qui vivent dans l'oisiveté, qui emploient une foule de serviteurs, et jouissent d'une immense domesticité. Vivre d'un travail continuel, c'est l'image de la sagesse; les âmes de tels gens sont plus pures, leurs esprits plus forts. L'oisif en effet bavarde beaucoup pour ne rien dire, s'agite beaucoup pour rien, et ne fait aucun travail dans toute la journée; il est plein d'une grande torpeur. Celui qui travaille n'admet rien de superflu ni dans ses actions, ni dans ses paroles, ni dans ses pensées; son âme tout entière est absorbée dans sa vie laborieuse... »
4) Le travail dans le Nouveau Testament
Les Évangiles et Paul dressent un tableau assez complet du travail humain. Beaucoup de paraboles et de récits empruntent à des éléments de la vie ordinaire. Les disciples sont décrits comme des ouvriers pour la moisson (Mt 9,37 38) . Ces ouvriers sont envoyés avec des principes d’action qui se rapprochent de ceux que l’on reconnaît habituellement dans le monde du travail ; par exemple il leur donne cette directive : « l’ouvrier mérite son salaire » (Lc 10,7) .
Ce sont des maximes de bon sens, qui invitent à un usage de la raison. Il s’agit davantage d’une théologie de l’homme au travail que d’une théologie du travail. La perspective de l’Évangile est orientée vers l’avènement du Royaume, l’annonce du salut par le Christ et l’ouverture vers une nouvelle liberté : les disciples quittent leur métier pour se mettre à la suite du Christ ; quant à l’ouvrier de la onzième heure, il est rémunéré comme s’il avait travaillé autant que le premier. On a une relativisation des questions économiques, mais non pas une négation.
Souvenons-nous que la plus grande partie de la vie de Jésus a été consacrée au travail manuel, comme le fait remarquer Jean-Paul II dans Laborem exercens. Il est fils de charpentier, comme c’est bien attesté dans l’Évangile de Matthieu (Mt 13,55) . On notera au passage la petite différence entre Matthieu et Marc : chez Marc, Jésus est appelé charpentier, et non pas fils du charpentier comme dans Matthieu (cf. Mc 6,3). Il signifie par là que le Seigneur a réellement exercé un métier, qu’il a travaillé de ses mains, et qu’il a mis au service de ses clients son intelligence et ses compétences.
Que dit Jésus du travail ? Dans la parabole des talents, le maître traite le mauvais serviteur de paresseux : Mt 25, 26 27 : "26 Mais son maître lui répondit : Serviteur mauvais et paresseux ! tu savais que je moissonne où je n'ai pas semé, et que je ramasse où je n'ai rien répandu ? 27 Eh bien ! tu aurais dû placer mon argent chez les banquiers, et à mon retour j'aurais recouvré mon bien avec un intérêt. » Cette parabole est souvent interprétée dans son sens spirituel. Il ne s’agirait pas tant de talents en valeur numéraire que de capacités physiques, intellectuelles et spirituelles à faire fructifier. Cependant il nous semble important de ne pas gommer le sens littéral. Le texte évoque bien des talents confiés par le maître, sous une forme matérielle, puisque le troisième serviteur creuse un trou dans le sol pour enterrer son talent. Ce qui est essentiellement évoqué dans cette parabole, c’est le devoir d’inventivité, d’initiative. Le maître ne discute pas en termes de rendements, puisque les deux premiers serviteurs sont traités à l’identique. Il exige un usage de la raison, une initiative réfléchie et responsable. Au chapitre 24, le maître loue le serviteur fidèle et prudent qu’il trouve en train d’accomplir les tâches confiées (Mt 24, 46).
5) L’enseignement de saint Paul
Paul exhorte explicitement ses frères de Thessalonique à travailler pour gagner leur vie : « Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus. Or nous apprenons qu’il y en a parmi vous qui vivent dans l’oisiveté, affairés sans rien faire. » (2 Th 3,10) Saint Paul a travaillé lui-même et a montré l’exemple, pour n’être pas à la charge des Thessaloniciens : « Nous ne nous sommes fait donner par personne le pain que nous mangions, mais de nuit comme de jour nous étions au travail, dans le labeur et la fatigue, pour n'être à la charge d'aucun de vous. » (2 Th 3, 8) Il exhorte les frères de Thessalonique à mettre leur honneur dans une vie calme, à s’occuper de leurs affaires, à travailler de leurs mains. C’est ainsi, dit-il, que « vous mènerez une vie honorable au regard de ceux du dehors et vous n'aurez besoin de personne. » (1 Th 4, 11 12)
Ce travail débouche aussi sur une solidarité des communautés, comme il le rappelle aux Ephésiens : « Que celui qui volait ne vole plus ; qu'il prenne plutôt la peine de travailler de ses mains, au point de pouvoir faire le bien en secourant les nécessiteux. » (Ep 4, 28)
Pourquoi une telle insistance ? C’est que Paul a été rendu attentif à un certain nombre de déviations possibles, notamment suite à la crise de Corinthe.
Paul, en effet avait reçu un rapport envoyé par les gens de Chloé (1 Co 1,11), une chrétienne semble t-il d’envergure, les uns se réclamant de Paul, les autres d’Apollos ; on ne sait pas grand’ chose de cette division, sinon qu’Apollos d’Alexandrie, brillant orateur selon Ac 18,27-28, devait être attiré par une sorte de théologie de la gloire, de la parousie, ce qui mettait en sourdine la Passion du Seigneur. Murphy-O’Connor suggère qu’Apollos utilisait à merveille « les méthodes d’interprétation de Philon, et son schéma philosophique. »
En effet, dans la première épître aux Corinthiens, Paul dénonce les hommes qui pensent que la possession de la sagesse les rend parfaits (1 Co 2, 6), qui se disent des hommes spirituels (1 Co 2,15), qui se pensent riches, s’estiment comme des rois (1 Co 4,8). Murphy-O’Connor suggère que ces gens se recrutaient parmi les membres les plus riches et les mieux éduqués de l’Église de Corinthe, et qui avaient le loisir de se livrer à des spéculations religieuses . Il est tentant de faire un parallèle avec les propos de Philon, qui distingue l’homme céleste et l’homme terrestre. L’homme céleste est celui qui dispose de la sagesse, et qui comprend que le corps est « mauvais par nature et insidieux pour l’âme ». L’homme terrestre lui est « l’ami du corps ». La mort n’est vue par les premiers que comme une libération d’un corps pesant et impur. Outre le dénigrement du corps, Philon affirme que seul le sage est libre : « il a la possibilité de tout faire, et de vivre à sa guise » , ce qui suggère la même licence morale que Paul dénonce chez les Corinthiens : le « tout est permis » de 1 Co 6,12.
Dès lors le fait de travailler perdait beaucoup de pertinence. On attendait tranquillement la parousie, et surtout on négligeait toute forme de morale puisque le corps n’avait pas d’importance. On comprend que Paul se soit élevé contre ce courant qui menaçait de diviser l’Église naissante. Après la crise de Corinthe, Paul prêche un Christ crucifié , et insiste davantage sur les antinomies, la force dans la faiblesse, la victoire par la croix. Il valorise également le travail manuel, en se mettant lui-même à l’œuvre.
Tirons maintenant quelques enseignements de ce qui précède : tant que le peuple hébreu est captif d’Égypte, la servitude, entendue comme travail d’esclave, s’oppose au service liturgique : Moïse demande à Pharaon d’aller dans le désert pour servir Dieu. L’antinomie cesse lorsque le peuple hébreu est libéré. Il peut ainsi servir le Seigneur, le véritable service étant la conformité à la loi, et une adhésion du cœur au Seigneur. La libération est donc d’abord cultuelle : l’Israélite est libéré des faux dieux et des idoles d’Égypte ; mais elle est aussi une libération intérieure, qui lui permet de mieux servir son prochain en pratiquant le travail avec justice et droiture. Cet aspect anthropologique va maintenant nous retenir.
II. Quelques aspects anthropologiques du travail
Il va sans dire que nous avons tous des idoles et des faux dieux. Les séductions du monde, les penchants mauvais peuvent conduire à des attitudes égoïstes, à un éloignement des perspectives proposées dans l’Évangile. Le travail en ce sens est une voie de salut et de croissance, parce qu’il a une dimension sociale. Cet aspect social du travail, sa dimension de service, de bien commun sont spécialement mis en lumière dans la Constitution Gaudium et Spes du Concile Vatican II. « Pour les croyants, une chose est certaine : considérée en elle-même, l'activité humaine, individuelle et collective, ce gigantesque effort par lequel les hommes, tout au long des siècles, s'acharnent à améliorer leurs conditions de vie, correspond au dessein de Dieu. » (§ 34-1) Abordant ce « gigantesque effort » sous l’angle moral et théologique, le Concile présente le travail comme conforme au projet divin, et comme recouvrant une dimension sociale.
1) Le travail comme service
Toujours dans la Constitution Gaudium et Spes, le Concile distingue trois éléments associés au travail humain : « Ces hommes et ces femmes qui, tout en gagnant leur vie et celle de leur famille, mènent leurs activités de manière à bien servir la société, sont fondés à voir dans leur travail un prolongement de l’œuvre du Créateur, un service de leurs frères, un apport personnel à la réalisation du plan providentiel dans l’histoire. » Il est important de noter, dans ce texte, que le fait de travailler pour gagner sa vie n’enlève rien à la dignité objective du travail. Le travail rémunéré ou bénévole réalise objectivement un prolongement de la création, un service fraternel et un apport personnel au plan providentiel.
Le Concile précise que « cet enseignement vaut aussi pour les activités les plus quotidiennes » ; il ne s’agit pas en effet d’actes brillants ou spécialement méritoires, d’œuvres extraordinaires, mais de la participation toute simple de l’homme avec ses limites, son péché et aussi ses ressources, à l’activité laborieuse. Remarquons que dans l’édition française, nous avons deux fois le verbe « servir » : une fois appliqué à la société (ministrent), et une fois appliqué aux frères (commodis consulere). Le verbe latin consulere signifie précisément : veiller à, pourvoir à. Le verbe ministrare peut prendre trois sens : servir comme on sert à boire, fournir, procurer (de la nourriture à quelqu’un) et dans le langage des marins, manœuvrer (un bateau à voile). Il y a donc lieu de distinguer le service rendu à la société, qui est la contrepartie générale d’un travail, que l’on peut mesurer de façon économique par la valeur ajoutée, et le service rendu aux frères, qui prend une dimension multiforme, marchande et non-marchande. Il importe en effet de dépasser ce qui pourrait être trop matériel dans la conception du service au sens étroit : offrir un service débouche en économie marchande sur une valeur et une rémunération. Servir autrui peut recouvrir un aspect qualitatif difficile à mesurer mais bien réel : il peut y avoir un service qui s’accomplit dans la courtoisie, l’amabilité, ceci pour établir des rapports de confiance durable. L’ensemble de ces éléments qualitatifs est inestimable pour le bon fonctionnement des relations économiques. Ils constituent un service qualifié du prochain, qui engage la qualité de la vie et la vérité des rapports humains.
Jean-Paul II, dans la continuité du Concile, exprime ce devoir de travailler pour le prochain : « L'homme doit travailler parce que le Créateur le lui a ordonné, et aussi du fait de son humanité même dont la subsistance et le développement exigent le travail. L'homme doit travailler par égard pour le prochain, spécialement pour sa famille, mais aussi pour la société à laquelle il appartient, pour la nation dont il est fils ou fille, pour toute la famille humaine dont il est membre, étant héritier du travail des générations qui l'ont précédé et en même temps co-artisan de l'avenir de ceux qui viendront après lui dans la suite de l'histoire. Tout cela constitue l'obligation morale du travail entendue en son sens le plus large. » (Laborem exercens § 16)
2) Le service des pauvres dans le travail
On pense toujours que l’on va venir en aide aux pauvres par le travail… social, par les œuvres, le partage, la philanthropie. Sans négliger ces formes indispensables de service des démunis, il ne faut pas oublier que le travail ordinaire, qu’il soit salarié, ou indépendant, sert et vient en aide aux pauvres, ne serait-ce que par la valeur ajoutée qu’il engendre. Pensons à l’invention du stylo Bic, qui a rendu accessible à une foule de gens un instrument simple et pratique d’écriture pour un prix infime. Pensons aussi à la fabrication et à la vente de tous ces produits ordinaires que l’on trouve dans les supermarchés et qui permettent à des catégories extrêmement variées sur le plan social d’accéder à une gamme invraisemblable de produits alimentaires et de toutes sortes de biens de consommation courante. Le Compendium rappelle que « le travail doit être honoré car il est source de richesse ou, du moins de dignes conditions de vie, et en général, c’est un instrument efficace contre la pauvreté. » (§ 257)
L’affirmation paraît un peu timide si l’on adopte un point de vue d’économiste : pourquoi en effet dire « en général » ? Il est bien évident que tant qu’on n’a pas produit de richesse par le travail, on ne peut venir en aide aux pauvres. Le travail est le préalable à toute lutte contre la pauvreté. Le « en général » veut peut-être signifier que le travail exerce une élévation « générale » de la richesse commune, en termes pourrait-on dire macroéconomique. Le travail permet de dégager une valeur ajoutée. C’est la création de cette valeur ajoutée qui est source de valeur et de rémunération.
Le numéro 265, qui se fonde largement sur la patristique, est plus affirmatif : « le chrétien est appelé à travailler non seulement pour se procurer du pain, mais aussi par sollicitude envers le prochain plus pauvre, auquel le Seigneur commande de donner à manger, à boire, des vêtements, un accueil, des soins et une compagnie (cf. Mt 25,25-26). » Il cite en note plusieurs pères de l’Église, dont saint Basile le grand et saint Athanase d’Alexandrie. Il s’agit d’une vision réaliste, qui souligne l’utilité de produire d’abord pour lutter contre la misère. Le Compendium précise que « les pères de l’Église ne considèrent jamais le travail comme ‘opus servile’ comme le considérait en revanche la culture de leur époque (allusion à l’hellénisme), mais toujours comme ‘opus humanum’, et ils tendent à en honorer toutes les expressions. »
Saint Ambroise a cette formule splendide : « Chaque travailleur est la main du Christ qui continue à créer et à faire du bien. » Le numéro 257 du Compendium renvoie à un proverbe « Main nonchalante appauvrit, la main des diligents enrichit. » (Pr 10, 4) L’absence de complément d’objet direct laisse ouverte l’interprétation du proverbe, et autorise une lecture globale, sociale, suggérant le rôle positif de l’effort humain pour toute société humaine. Le même paragraphe du Compendium met aussi en garde contre une certaine forme d’idolâtrie du travail. En effet, il ne faudrait pas aller jusqu’à cultiver une espèce de culture du travail, qui en ferait un but en soi. On sait que dans l’ancien Union soviétique, il y a eu cette tendance avec le stakhanovisme . Ce n’est certes pas le travail qui doit devenir la fin d’une vie, mais l’homme lui-même, selon la vocation qu’il a reçue.
Somme toute, le travail doit être une activité accomplie avec sagesse, cette sagesse culminant avec l’Écriture dans la crainte du Seigneur. Le 30 janvier 1979, Jean-Paul II s'adressait à 80 000 travailleurs réunis dans le stade de Guadalajara. Dans un contexte marqué par la théologie de la libération, il déclarait : « Amis, frères travailleurs, il existe une conception chrétienne du travail, de la vie familiale et sociale, qui oriente celui qui croit en Dieu et en Jésus Christ pour que le travail se réalise comme une véritable vocation de transformation du monde, dans un esprit de service et d'amour envers les frères, pour que la personne humaine se réalise et contribue à la croissante humanisation du monde et de ses structures. »
3) Le travail et le développement intégral de l’homme
Il peut être fort intéressant de rapprocher du thème du travail humain celui du développement intégral. Cette notion de développement intégral se trouve la première fois dans l’encyclique de Jean XXIII Mater et magistra (1961 ; § 65). Elle est appliqué alors au bien commun, qui est susceptible de promouvoir un « développement intégral de la personnalité. » Lors du Concile Vatican II, la même expression apparaît à propos de la culture qui doit lui être subordonnée (Gaudium et spes 59). C’est le pape Jean-Paul II qui va l’utiliser en rapport avec les réalités économiques, et spécifiquement le travail humain. Il éclaire cette notion dans Centesimus annus : « Le développement intégral de la personne humaine dans le travail ne contredit pas, mais favorise plutôt, une meilleure productivité et une meilleure efficacité du travail lui-même. » La productivité ne doit pas s’entendre ici dans son sens étroit et matérialiste, mais comme une qualité, issue d’un travail utile et intelligent : être productif, c’est produire plus avec moins de ressources, ce qui requiert un effort de la raison.
Cela veut dire aussi que l’homme mûr, atteignant un certain développement physique, intellectuel et spirituel, est aussi capable, dans son foyer tout autant que dans son milieu professionnel de suggérer des propositions, de voir des choses qu’il n’aurait pas vues auparavant. L’homme accompli devient en même temps capable de propositions, inventif, créatif. L’homme devient moteur dans son milieu, même s’il se trouve au bas de la hiérarchie sociale. Mettant en œuvre toutes les ressources de sa personnalité, de son intelligence, il favorise les relations humaines, les contacts, il use de sa compétence en vue d’une meilleure productivité et d’une meilleure efficacité. En même temps, il se construit et se réalise. Il devient authentiquement et profondément « humain ». « L’homme, dit Grégoire de Nysse, s’engendre lui-même il est père de son propre être, il construit l’ordre social. »
Le travail certes, n’est que l’un des facteurs de ce développement de la personne. Il permet à l’homme de mettre à disposition d’autrui ses compétences et ses potentialités, ce qui l’oriente sur un chemin de croissance. Certes, il ne s’agit pas d’idéaliser le travail, comme s’il n’y avait aucune ombre et aucune limite à ce processus de croissance. L’activité humaine est détériorée par le péché ; celui-ci s’étend gravement et douloureusement dans le monde du travail. Pourtant, il n’y a pas lieu de voir d’abord dans le monde professionnel un lieu de péché. Le péché, le mal, sont présents dans tous les domaines de la vie sociale. Dans la constitution Gaudium et spes (§ 37), le travail est présenté d’abord et avant tout comme une réalité positive, et la question du péché n’arrive qu’en deuxième position, comme une limite et une entrave au développement de l’homme.
Aucune construction anthropologique, aucun développement ne peut s’effectuer sans une éthique, une ligne de conduite qui structure et permette une croissance. L’enjeu de cette croissance est considérable pour l’humanité. Voila pourquoi Jean-Paul II dans Laborem Exercens va jusqu’à dire que le commandement de dominer la terre a davantage rapport avec la dimension subjective qu’avec la dimension objective du travail. Tout est ordonné à l’homme et à sa réalisation, sa construction ; le Compendium de la doctrine sociale de l’Église reprend largement ce thème dans les numéros 270 à 275. Au numéro 272, on trouve cette affirmation : « Indépendamment de son contenu objectif, le travail doit être orienté vers le sujet qui l'accomplit, car le but du travail, de n'importe quel travail, demeure toujours l'homme. Même si on ne peut pas ignorer l'importance de la dimension objective du travail sous l'angle de sa qualité, cette dimension doit être subordonnée à la réalisation de l'homme, et donc à la dimension subjective, grâce à laquelle il est possible d'affirmer que le travail est pour l'homme et non l'homme pour le travail et que « le but du travail, de tout travail exécuté par l'homme — fût-ce le plus humble service, le travail le plus monotone selon l'échelle commune d'évaluation, voire le plus marginalisant — reste toujours l'homme lui-même. » (Laborem exercens § 6)
Conclusion : Travail et dépassement de soi
La révélation biblique propose une synthèse entre la liberté, le service et la pratique de la loi ; dans le Nouveau testament, le commandement nouveau donne la clé d’un accomplissement parfait de la loi, radicalement libérant pour la personne et conduisant à un service orienté vers autrui. Une telle lumière permet de mieux comprendre le chemin de la croissance anthropologique, qui est un chemin de sortie de soi-même et de dépassement. Il s’agit d’un thème fondamental de Gaudium et Spes : « De même qu'elle procède de l'homme, l'activité humaine lui est ordonnée. De fait, par son action, l'homme ne transforme pas seulement les choses et la société. Il apprend bien des choses, il développe ses facultés, il sort de lui-même et se dépasse. Cet essor, bien conduit, est d'un tout autre prix que l'accumulation possible de richesses extérieures. L'homme vaut plus par ce qu'il est que par ce qu'il a. »
Cet aspect est véritablement crucial et constitue le cœur d’une réflexion en termes de personne humaine. Si l’on admet qu’il existe un devenir dans la personne humaine, et qu’une forme de capital immatériel peut se former et grandir, alors le monde du travail contient une dimension nouvelle et transcendante. « Qui veut en effet sauver sa vie la perdra. Mais qui perd sa vie à cause de moi, celui-là la sauvera. » (Lc 9,24)
Père Pierre COULANGE
Professeur au Studium de Notre-Dame de Vie
Membre de l’Association des Economistes Catholiques.