19 septembre 2007
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Le commerce équitable est à la mode, il a même eu au début du mois de mai 2004 sa quinzaine destinée à sensibiliser les consommateurs à sa cause. Même s’il ne représente que 0,1 % du commerce européen avec les pays en voie de développement, il n’est pas sans importance dans un certain nombre de cas et il semble que près de 800 000 producteurs d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine bénéficient du système du commerce équitable. Celui-ci, en particulier, n’est pas négligeable pour le café, le thé, le chocolat, le miel, le riz, l’huile, le sucre, le cacao, les bananes et même certains produits plus manufacturés comme des bonnets ou des salopettes.
Cette idée de commerce équitable est née dans le milieu associatif dans les années 70, par exemple en France dans les boutiques Artisans du monde, mais il ne s’est véritablement développé que depuis une dizaine d’années. En Europe, il passe par des commerces de type associatif, mais il existe actuellement aussi des entreprises privées d’importation et de distribution dans ce domaine comme Alter Eco ou Echange équitable. Des industriels eux-mêmes importent, transforment ou conditionnent une partie de leur production dans le respect des règles du commerce équitable. Celui-ci est même désormais accessible aux consommateurs internautes avec les premières boutiques en ligne.
Enfin, couronnement sans doute, l’offre a gagné la grande distribution et il est possible de trouver des produits labellisés « commerce équitable » par exemple avec le label Max Havelaar dans les principaux hypermarchés ou supermarchés de nombreux pays d’Europe. Les consommateurs eux-mêmes connaissent mieux ces produits et un consommateur sur trois affirme en France connaître aujourd’hui l’existence du commerce équitable alors qu’il n’était qu’un sur dix il y a encore deux ans.
Le commerce équitable, qui concerne comme on l’a vu 800 000 familles, regroupe environ 300 unions de coopératives. La Fédération des Organisations de labellisation du commerce équitable reçoit un grand nombre de nouvelles demandes de labellisations en permanence de la part de coopératives.
Sans être donc devenu un phénomène majeur, le commerce équitable est un phénomène non-négligeable et important en particulier au niveau du combat des idées. Il importe donc de se pencher avec discernement sur ce phénomène. Il doit être d’abord clair que, d’une manière générale, les bonnes intentions ne sont pas en cause. La plupart des acteurs du commerce équitable sur le terrain sont des hommes de bonne volonté, qui ne souscriraient qu’à des objectifs de justice et de développement. Cela explique que les chrétiens soient nombreux à soutenir de telles opérations et s’engagent, parfois au nom de la Doctrine sociale de l’Eglise, dans la bataille du commerce équitable. Comment pourrait-on reprocher à des chrétiens de chercher à soulager la misère du monde ?
Pour autant cela n’empêche pas de se poser un certain nombre d’interrogations concernant ce commerce équitable. Ce qui me semble essentiel, c’est d’abord le fait que le commerce équitable soit un commerce. C’est à dire que l’on a enfin compris que les échanges extérieurs bénéficient à tous et que le commerce est la meilleure forme d’aide. On sait notamment que l’aide publique au tiers-monde est très largement gaspillée et qu’une part disparaît dans des phénomènes de corruption. Cette aide publique n’a jamais véritablement contribué au processus de développement du tiers-monde.
En revanche, on voit très bien comment le commerce international a bénéficié à tous ceux qui pouvaient y entrer. Les exemples des pays d’Asie du sud-est, comme ceux de l’Île Maurice ou de bien d’autres pays sont là pour nous montrer l’importance du commerce dans le développement économique. C’est un point qui est d’une évidence telle que l’on peut s’étonner que certains chrétiens soient hostiles au principe du commerce étendu au niveau mondial qui est d’ailleurs, en outre, non seulement un facteur de développement, mais également un facteur de paix. C’est ce que Montesquieu appelait « le doux commerce ».
Cette évidence est reconnue au plus haut niveau de l’Eglise par Jean-Paul II dans Centesimus annus au paragraphe 33. Je cite : « il n’y a pas très longtemps on soutenait que le développement supposait pour les pays les plus pauvres qu’ils restent isolés du marché mondial et qu’ils ne comptent que sur leurs propres forces. L’expérience de ces dernières années a montré que les pays qui se sont exclus des échanges généraux de l’activité économique sur le plan international ont connu la stagnation et la régression et que ledéveloppement a bénéficié aux pays qui ont réussi à y entrer ».
Et Jean-Paul II d’ajouter que le problème essentiel est d’obtenir un accès à ce commerce international et, là, on pourrait effectivement dire que les négociations qui ont abouti à la libéralisation du commerce international ont favorisé l’accès de tous les pays, y compris ceux du tiers-monde, aux échanges internationaux et donc à un processus de développement, alors qu’au contraire le protectionnisme, qui est encore très présent dans les pays riches, en particulier dans le monde agricole, que ce soit aux États-Unis ou dans l’Union Européenne, représente une forme d’égoïsme et empêche les pays du tiers monde de participer d’une manière équitable à ces échanges internationaux, car eux ne peuvent soutenir comme nous le faisons nos producteurs agricoles par des subventions.
Donc, il doit être clair que ce sont les alter-mondialistes qui sont opposés aux échanges et au commerce et pas l’Église. Ceux qui veulent instaurer un commerce équitable pour reprendre cette expression doivent poser comme postulat qu’il s’agit bien d’un commerce et d’un libre commerce. Lui seul permettra de sortir le tiers-monde de sa misère.
Mais il y a autre chose dans le commerce équitable, c’est l’idée que le commerce international ne saurait être laissé aux seuls mécanismes du marché, et donc il y a dans le commerce équitable une certaine suspicion vis à vis des mécanismes du marché. Or, on ne voit pas comment le commerce libre peut passer par autre chose qu’un mécanisme du marché à partir du moment où l’on a affaire à un échange volontaire de part et d’autre, c’est cela même le principe de l’échange marchand.
Là encore Jean-Paul II a noté l’importance de ce mécanisme du marché et sa légitimité. Il affirme dans Centesimus annus au parag. 34 : « Il semble qu’à l’intérieur de chaque pays, comme dans les rapports internationaux, que le marché libre soit l’instrument le plus approprié pour répartir les ressources et répondre efficacement aux besoins ». Et encore au parag. 40 : « Les mécanismes du marché présentent des avantages solides, entre autre ils aident à mieux utiliser les ressources, ils favorisent les échanges de produits et surtout ils placent au centre la volonté et les préférences de la personne qui dans un contrat rencontre celle d’une autre personne ».
Ce qui veut dire que la supériorité du marché n’est pas seulement technique, mais également éthique : c’est le fait que ce sont, dans un contrat libre, deux volontés libres qui se rencontrent et c’est ce qui fait la supériorité éthique du marché.
Cela n’empêche pas que le marché puisse avoir des limites, que tous les besoins ne puissent passer par le marché, que le marché ne considère, comme le souligne Jean-Paul II, que les besoins solvables et comme le Pape le dit : « Le marché ne peut fonctionner sans une dimension éthique et, en outre, il y a des biens qui en raison de leur nature ne peuvent, ni ne doivent, être vendus ou achetés ». Tout ne s’achète pas ; tout ne se vend pas.
Mais si l’on remet souvent en cause le marché sur le plan international, c’est parce qu’on se réfère à une forme très particulière de marché qui est celui des matières premières. Il est vrai que les cours des matières premières ont tendance à fluctuer. Il est faux de penser, comme on l’a souvent affirmé, qu’il existe une dégradation des termes de l’échange à sens unique qui ferait que le prix évolue toujours à la baisse. L’exemple de l’énergie, et tout particulièrement du pétrole, est là pour nous montrer que les cours des matières premières ou de l’énergie peuvent également fluctuer avec une tendance à la hausse.
Mais il faut voir que si les cours des matières premières fluctuent, c’est essentiellement en raison de la conjoncture internationale et, par exemple, ces temps-ci la forte croissance en Chine, en Inde, ou aux Etats-Unis, provoque plutôt une tendance à la hausse du prix des matières premières ou de l’énergie. Et donc l’exemple de la fluctuation des cours des matières premières n’est pas convaincant pour condamner le marché. Mais il faut surtout partir d’une idée qui est également soulignée dans Centesimus annus par Jean-Paul II qui est le fait que ce ne sont pas les ressources naturelles qui constituent l’essentiel de la richesse d’un pays et que l’essentiel de la richesse, nous dit le Pape, vient de la propriété de la connaissance, de la technique et du savoir. Jean-Paul II ajoute : « La richesse des pays industrialisés se fonde bien plus sur ce type de propriété que sur celui des ressources naturelles ».
On voit très bien comment certains pays, comme le Japon ou la Suisse, se sont parfaitement développés sans avoir la moindre ressource naturelle. On peut faire la même observation pour le tiers-monde. Les pays du tiers-monde qui s’en sont tenus à leurs ressources naturelles ont effectivement connu des difficultés de développement, et il est vrai que la vente des matières premières ne suffit pas à provoquer un processus de développement.
Au contraire, les pays du tiers-monde qui ont su diversifier leur production et par là leurs exportations ont pu bénéficier d’un véritable processus de développement.
Il faut donc partir d’un principe de base, c’est le fait que dans un échange il y a toujours une dimension volontaire. Nul n’est obligé d’échanger et, s’il le fait, c’est qu’il y a trouvé un intérêt et donc il faut abandonner cette idée suivant laquelle dans un échange il y aurait toujours un gagnant et un perdant ; un exploiteur et un exploité, ce qui est une idée qui nous vient avant tout du marxisme, alors que dans la réalité lorsqu’il y a un échange libre et véritablement volontaire, il y a deux gagnants : l’un comme l’autre bénéficient de l’échange.
C’est là sans doute qu’on se heurte à une difficulté à propos du commerce équitable. Il y a dans le commerce équitable, avant tout, l’idée que le prix du marché n’est pas un juste prix et donc il faut par un mécanisme quelconque négocier l’échange à un prix plus élevé de façon à satisfaire le besoin de justice de la part du vendeur. Or, cette analyse repose sur une idée, qui est le fait qu’il y ait une valeur objective à l’échange, c’est à dire que le juste prix soit un résultat. Le prix est juste quand il atteint par exemple tant d’euros et donc un niveau donné.
Or, c’est un problème qui n’est pas nouveau et sur lequel je voudrais m’attarder un instant parce qu’il a agité tout le Moyen-âge. Il est vrai que certains scolastiques pensaient qu’il pouvait exister un juste prix objectif, suivant en cela une théorie objective de la valeur, mais la seule valeur objective, totalement inacceptable sur le plan moral, c’est la valeur travail qui sera beaucoup plus tard défendue, au 19e siècle, par Marx, et plus tard, par les marxistes. Évidemment, si la valeur travail est exacte, il y a alors bien un juste prix ; un prix objectif, qui est également juste. Mais la réalité est différente. Comme vont le montrer les scolastiques tardifs de l’école de Salamanque qui ont su résoudre ce problème, la valeur est subjective.
Je reprends ce débat en détail. C’est évidemment Saint Thomas d’Aquin qui engage la discussion au 13e siècle et Daniel Villey a bien résumé le débat en indiquant qu’on professait alors une théorie psychologique de la valeur. Les scolastiques dissertent à l’envie sur la virtuositas qui est l’utilité commune, objective ; la placabilitas qui est l’utilité particulière pour un individu et la raritas dont la notion est psychologique et presque Walrasienne.
Seulement, le besoin, en fin de compte, est quelque chose de subjectif et si la valeur devait se mesurer sur le besoin, chaque chose aurait autant de valeurs différentes qu’il y aurait d’individus. Or, il faut à nos théologiens un prix objectif, unique, incontestable, qui va s’imposer moralement aux parties, et c’est ainsi qu’ils vont se trouver conduits à voir dans le coût de production, c’est-à-dire, à l’époque, essentiellement dans le travail, la norme du juste prix.
Évidemment, cela ne fait pas des théologiens du moyen-âge des ancêtres lointains de Marx et de sa théorie de la valeur travail empruntée à Ricardo. Daniel VILLEY note bien que : « Saint Thomas est innocent de l’erreur scientifique de la valeur travail. Le juste prix n’est pas la valeur ». Le point de vue des scolastiques est moral, il s’agit pour eux de donner des directives aux confesseurs embarrassés et Saint Thomas veut surtout éviter la tromperie ou l’abus de situation particulière de la part d’un vendeur, mais il n’en reste pas moins que faute de mieux, comme le souligne Daniel VILLEY : « Le coût de production mesuré en travail leur apparaît comme un substrat de tout cela et donc un indice commode pour déterminer pratiquement le juste prix de façon à peu près satisfaisante ».
Si l’on en restait là, alors, les tenants du commerce équitable auraient raison puisque le juste prix pourrait se mesurer d’une manière objective, il ne serait pas un prix de marché. GILSON reprend cette analyse, toujours à propos des scolastiques : « L’achat et la vente sont des pratiques introduites pour la commodité de l’acheteur aussi bien que du vendeur. Chacun d’eux a besoin de ce que l’autre possède. Ils doivent donc procéder à un échange de biens, mais comme cet échange a pour objet de rendre service à tous deux, il ne doit devenir une charge ni pour l’un, ni pour l’autre. Le contrat qui s’établit entre l’acheteur et le vendeur doit donc se solder par une égalité ».
En d’autres termes, il faut qu’il y ait égalité entre les objets livrés par le vendeur et le prix payé par l’acheteur. Le prix est la mesure de grandeur des choses utiles à la vie. Chaque quantité de ces choses se mesure par un prix donné. La monnaie a été inventée pour représenter ce prix. Si le prix dépassait la valeur de la chose ou inversement si la valeur de la chose dépassait le prix, l’égalité que requiert la justice serait abolie.
Il est donc de soi injuste et illicite de vendre une chose plus chère ou meilleur marché qu’elle ne vaut. Mais combien vaut-elle en pratique ? De nombreux facteurs interviennent. Par exemple, si un vendeur tient beaucoup à sa marchandise, le juste prix peut tenir compte du sacrifice qu’il fait. Toute fraude doit entraîner restitution. Tout défaut manifeste du produit doit se traduire dans le prix. D’autres facteurs plus complexes interviennent. Ainsi vendre un produit dans une région où il manque et le vendre à un bon prix parce qu’on arrive le premier, pour reprendre un exemple cité par Saint Thomas, n’est pas une faute. Saint Thomas estime qu’il ne semble pas que le vendeur lèse la justice en n’annonçant pas l’arrivée de ses concurrents et en vendant son blé au prix qu’on lui en offre, « mais, ajoute-t-il, il y aurait plus de vertu de sa part soit à l’annoncer, soit à rabattre de son prix ».
Comprenons bien la position de Saint Thomas, il n’a pas ici de système, il n’a que des principes. Or, c’est là que les choses vont s’éclaircir avec les derniers des scolastiques, les jésuites espagnol du 16e siècle et notamment l’école de Salamanque. C’est un point qui a été souligné en particulier par HAYEK. HAYEK remarque que dans l’œuvre de l’un d’entre eux, Louis MOLINA, il est par exemple expliqué que le prix naturel est ainsi appelé parce qu’il résulte de la chose même, sans égard aux lois et aux décrets, mais qu’il dépend de maintes circonstances qui le modifient, telles que les sentiments des gens, leur estimation des différents usages, souvent même selon les humeurs et les plaisirs.
Ils allaient jusqu’à souligner que le prix mathématique précis auquel une marchandise pouvait être justement vendue n’était connu que de Dieu seul parce qu’il dépend de plus de circonstances que ne pouvait en connaître un seul homme. Et donc, par conséquent, nous dit Johan de LUGO : « La détermination du juste prix doit être laissée au marché ».
Ainsi, note HAYEK : « Les efforts pour définir un juste prix se sont heurtés à des difficultés jusqu’au moment où les derniers scolastiques – je cite Hayek – se mirent à enseigner à la place que les prix dégagés par la juste conduite des participants au marché, c’est-à-dire des prix concurrentiels exempts de fraude, de monopole ou de violence, étaient tout ce que la justice demandait. HAYEK précise que l’exposé le plus important du concept de juste prix chez les Jésuites espagnols de la fin du 16e siècle se trouve chez Louis MOLINA, notamment dans la question 348-3 où le juste prix est défini comme « celui qui se formera lorsque – je cite MOLINA – : sans fraude, sans exclusivité de marché et sans les autres artifices, une chose quelconque a coutume d’être vendue de façon habituelle à tel prix dans une région ou dans un lieu. C’est cela qu’il faut tenir comme mesure et comme règle pour déterminer le prix juste de cette chose dans cette région ».
Raoul AUDOUIN commente ainsi les propos d’Hayek : « la pierre fondamentale ici c’est la notion de juste prix, entendue comme le prix qui apparaît sur un marché libre, ouvert, informé ». Alors que tout le Moyen-âge avait été consacré à chercher à justifier l’immixtion du pouvoir politique dans la fixation des prix, les casuistes de Salamanque étaient arrivés à la conclusion contraire avec un raisonnement qui estimait en substance que Dieu seul pouvait connaître et juger les innombrables éléments qui concourent à la formation d’un prix. Il était présomptueux de vouloir se substituer à lui et donc le juste prix ne peut être un résultat. Le prix est juste si les conditions sont justes, c’est à dire s’il s’agit d’un véritable prix de marché. C’est un point essentiel, le juste prix n’est pas un résultat, mais un problème de condition. Ce n’est pas une justice de résultat, c’est une justice de procédure.
Le prix est juste quand les conditions de fonctionnement du marché sont justes, c’est à dire, je le répète, quand le marché est libre, ouvert, sans fraude, sans monopole, sans manipulation, bref, quand il s’agit d’un marché de concurrence.
Ce que l’on a mis du temps à comprendre, c’est que la valeur est un phénomène subjectif. Chacun de nous accorde une valeur différente aux biens et si un bien ne correspond pour moi à aucun besoin, à aucune nécessité, sa valeur sera nulle, même s’il a coûté à produire. On ne produit pas pour satisfaire le producteur, on produit pour répondre aux besoins d’une personne et donc personne ne peut dire à l’avance quel est le juste prix et encore moins une instance étatique ou supra-nationale.
Seul le marché permet de découvrir le juste prix. Personne d’autre que le fonctionnement du marché, s’il est vraiment libre, ne peut déterminer le prix et prétendre le contraire, c’est vouloir revenir aux prix administrés, c’est-à-dire à la fixation des prix par une instance politique et que cette instance soit internationale ou supra-étatique, comme certains partisans extrêmes du commerce équitable le soutiennent, en prétendant qu’il faudrait que ce soit une instance internationale qui fixe les prix des marchés internationaux, ne change rien au fait qu’elle établira ce que Jacques RUEFF appelait un « faux prix » et un faux prix conduit forcément à de fausses et de mauvaises décisions.
Un prix arbitraire, plus élevé que le prix de concurrence, stimule l’offre, décourage la demande, et aboutit à des surproductions artificielles. La Politique Agricole Commune en Europe nous en fournit chaque jour des exemples au niveau de notre Union Européenne. Est-ce cette politique, qui a provoqué par exemple tant de surproduction, et, en même temps, le mécontentement de tant d’agriculteurs, que les tenants du commerce équitable veulent étendre au niveau de tout le commerce mondial ? Le prix n’est pas un élément arbitraire, mais traduit les réalités des raretés sur les marchés. C’est un vecteur d’informations et ces informations ne doivent pas être faussées.
En réalité, il me semble qu’il y a dans les thèses du commerce équitable deux courants inconciliables. L’un est composé de ceux qui veulent en conscience agir pour le bien des producteurs du tiers-monde. Ceux-là sont alors prêts sur une base volontaire, j’insiste sur ce caractère volontaire, à payer librement un surcroît de prix pour aider les producteurs et c’est d’autant plus juste qu’on ne doit pas oublier qu’il existe habituellement une contrepartie à ce prix supérieur payé au producteur, car il y a un cahier des charges portant sur la qualité du produit et les délais à respecter.
Il ne s’agit donc pas tout à fait d’un don sans exigence ou contrepartie, même s’il est vrai que l’on pourrait sans doute acheter mieux, ou moins cher ailleurs, dans les circuits de distribution organisés, mais il y a là sans doute une dimension éducative du commerce équitable qui participe à la mise à niveau du marché des producteurs du sud. Donc, si l’on est prêt, sur une base volontaire, à payer librement un surcroît de prix pour aider les producteurs, il n’y a là aucune objection, puisque c’est librement consenti de part et d’autre et rien ne nous interdit de surpayer, si nous le voulons, les produits pour transférer une aide à nos frères du tiers-monde. C’est une forme de solidarité volontaire tout à fait honorable et conforme à l’éthique.
Mais il y a dans ces thèses un autre courant qui, lui, camoufle mal ses arrières pensées. Il est fondamentalement hostile au libre marché, et derrière l’apparence du commerce équitable, il veut remplacer le marché par des mécanismes internationaux de régulation étatiques, ou supra-étatique, c’est à dire par ce qui a échoué partout dans le monde, un organisme politique décidant arbitrairement de fixer le prix ou de fixer les quantités suivant les cas. Et, là, l’opposition au marché ne se fait pas pour de bonnes raisons, mais pour des raisons idéologiques. Ce courant-là, les proches de l’alter-mondialisme, sous des prétextes faussement altruistes, visent à détruire, au nom d’une idéologie, l’économie libre.
Il est vrai qu’en apparence les uns et les autres défendent un commerce équitable, mais les arrières pensées ne sont pas ici sans importance. Or, ceux qui veulent sincèrement le bien des peuples du tiers-monde doivent savoir, et je cite Jean-Paul II dans Centesimus annus au parag. 58 : « qu’il ne s’agit pas non plus de détruire les instruments d’organisation sociale qui ont fait leurs preuves, mais de les orienter en fonction d’une juste conception du bien commun ». Le marché libre, l’expérience des pays de l’Est ne nous le montre a contrario que trop, de même que l’échec à l’Ouest des manipulations du marché, le marché libre fait partie des instruments d’organisation sociale qui ont fait leurs preuves. Le souci légitime des plus démunis, présent dans le commerce équitable, ne doit pas nous faire oublier le nécessaire discernement face aux solutions trop simplistes pour être totalement innocentes ou efficaces. La réalité économique et sociale est toujours plus complexe qu’il n’y paraît et il faut se méfier des solutions trop simples.
Le commerce équitable, le commerce juste, c’est avant tout le commerce libre, librement consenti entre les deux parties à l’échange.
Intervention du Professeur Jean-Yves NAUDET de l'Université d’Aix-Marseille III
Pampelune- Septembre 2004
jean-yves.naudet@univ-cezanne.fr
Cette idée de commerce équitable est née dans le milieu associatif dans les années 70, par exemple en France dans les boutiques Artisans du monde, mais il ne s’est véritablement développé que depuis une dizaine d’années. En Europe, il passe par des commerces de type associatif, mais il existe actuellement aussi des entreprises privées d’importation et de distribution dans ce domaine comme Alter Eco ou Echange équitable. Des industriels eux-mêmes importent, transforment ou conditionnent une partie de leur production dans le respect des règles du commerce équitable. Celui-ci est même désormais accessible aux consommateurs internautes avec les premières boutiques en ligne.
Enfin, couronnement sans doute, l’offre a gagné la grande distribution et il est possible de trouver des produits labellisés « commerce équitable » par exemple avec le label Max Havelaar dans les principaux hypermarchés ou supermarchés de nombreux pays d’Europe. Les consommateurs eux-mêmes connaissent mieux ces produits et un consommateur sur trois affirme en France connaître aujourd’hui l’existence du commerce équitable alors qu’il n’était qu’un sur dix il y a encore deux ans.
Le commerce équitable, qui concerne comme on l’a vu 800 000 familles, regroupe environ 300 unions de coopératives. La Fédération des Organisations de labellisation du commerce équitable reçoit un grand nombre de nouvelles demandes de labellisations en permanence de la part de coopératives.
Sans être donc devenu un phénomène majeur, le commerce équitable est un phénomène non-négligeable et important en particulier au niveau du combat des idées. Il importe donc de se pencher avec discernement sur ce phénomène. Il doit être d’abord clair que, d’une manière générale, les bonnes intentions ne sont pas en cause. La plupart des acteurs du commerce équitable sur le terrain sont des hommes de bonne volonté, qui ne souscriraient qu’à des objectifs de justice et de développement. Cela explique que les chrétiens soient nombreux à soutenir de telles opérations et s’engagent, parfois au nom de la Doctrine sociale de l’Eglise, dans la bataille du commerce équitable. Comment pourrait-on reprocher à des chrétiens de chercher à soulager la misère du monde ?
Pour autant cela n’empêche pas de se poser un certain nombre d’interrogations concernant ce commerce équitable. Ce qui me semble essentiel, c’est d’abord le fait que le commerce équitable soit un commerce. C’est à dire que l’on a enfin compris que les échanges extérieurs bénéficient à tous et que le commerce est la meilleure forme d’aide. On sait notamment que l’aide publique au tiers-monde est très largement gaspillée et qu’une part disparaît dans des phénomènes de corruption. Cette aide publique n’a jamais véritablement contribué au processus de développement du tiers-monde.
En revanche, on voit très bien comment le commerce international a bénéficié à tous ceux qui pouvaient y entrer. Les exemples des pays d’Asie du sud-est, comme ceux de l’Île Maurice ou de bien d’autres pays sont là pour nous montrer l’importance du commerce dans le développement économique. C’est un point qui est d’une évidence telle que l’on peut s’étonner que certains chrétiens soient hostiles au principe du commerce étendu au niveau mondial qui est d’ailleurs, en outre, non seulement un facteur de développement, mais également un facteur de paix. C’est ce que Montesquieu appelait « le doux commerce ».
Cette évidence est reconnue au plus haut niveau de l’Eglise par Jean-Paul II dans Centesimus annus au paragraphe 33. Je cite : « il n’y a pas très longtemps on soutenait que le développement supposait pour les pays les plus pauvres qu’ils restent isolés du marché mondial et qu’ils ne comptent que sur leurs propres forces. L’expérience de ces dernières années a montré que les pays qui se sont exclus des échanges généraux de l’activité économique sur le plan international ont connu la stagnation et la régression et que ledéveloppement a bénéficié aux pays qui ont réussi à y entrer ».
Et Jean-Paul II d’ajouter que le problème essentiel est d’obtenir un accès à ce commerce international et, là, on pourrait effectivement dire que les négociations qui ont abouti à la libéralisation du commerce international ont favorisé l’accès de tous les pays, y compris ceux du tiers-monde, aux échanges internationaux et donc à un processus de développement, alors qu’au contraire le protectionnisme, qui est encore très présent dans les pays riches, en particulier dans le monde agricole, que ce soit aux États-Unis ou dans l’Union Européenne, représente une forme d’égoïsme et empêche les pays du tiers monde de participer d’une manière équitable à ces échanges internationaux, car eux ne peuvent soutenir comme nous le faisons nos producteurs agricoles par des subventions.
Donc, il doit être clair que ce sont les alter-mondialistes qui sont opposés aux échanges et au commerce et pas l’Église. Ceux qui veulent instaurer un commerce équitable pour reprendre cette expression doivent poser comme postulat qu’il s’agit bien d’un commerce et d’un libre commerce. Lui seul permettra de sortir le tiers-monde de sa misère.
Mais il y a autre chose dans le commerce équitable, c’est l’idée que le commerce international ne saurait être laissé aux seuls mécanismes du marché, et donc il y a dans le commerce équitable une certaine suspicion vis à vis des mécanismes du marché. Or, on ne voit pas comment le commerce libre peut passer par autre chose qu’un mécanisme du marché à partir du moment où l’on a affaire à un échange volontaire de part et d’autre, c’est cela même le principe de l’échange marchand.
Là encore Jean-Paul II a noté l’importance de ce mécanisme du marché et sa légitimité. Il affirme dans Centesimus annus au parag. 34 : « Il semble qu’à l’intérieur de chaque pays, comme dans les rapports internationaux, que le marché libre soit l’instrument le plus approprié pour répartir les ressources et répondre efficacement aux besoins ». Et encore au parag. 40 : « Les mécanismes du marché présentent des avantages solides, entre autre ils aident à mieux utiliser les ressources, ils favorisent les échanges de produits et surtout ils placent au centre la volonté et les préférences de la personne qui dans un contrat rencontre celle d’une autre personne ».
Ce qui veut dire que la supériorité du marché n’est pas seulement technique, mais également éthique : c’est le fait que ce sont, dans un contrat libre, deux volontés libres qui se rencontrent et c’est ce qui fait la supériorité éthique du marché.
Cela n’empêche pas que le marché puisse avoir des limites, que tous les besoins ne puissent passer par le marché, que le marché ne considère, comme le souligne Jean-Paul II, que les besoins solvables et comme le Pape le dit : « Le marché ne peut fonctionner sans une dimension éthique et, en outre, il y a des biens qui en raison de leur nature ne peuvent, ni ne doivent, être vendus ou achetés ». Tout ne s’achète pas ; tout ne se vend pas.
Mais si l’on remet souvent en cause le marché sur le plan international, c’est parce qu’on se réfère à une forme très particulière de marché qui est celui des matières premières. Il est vrai que les cours des matières premières ont tendance à fluctuer. Il est faux de penser, comme on l’a souvent affirmé, qu’il existe une dégradation des termes de l’échange à sens unique qui ferait que le prix évolue toujours à la baisse. L’exemple de l’énergie, et tout particulièrement du pétrole, est là pour nous montrer que les cours des matières premières ou de l’énergie peuvent également fluctuer avec une tendance à la hausse.
Mais il faut voir que si les cours des matières premières fluctuent, c’est essentiellement en raison de la conjoncture internationale et, par exemple, ces temps-ci la forte croissance en Chine, en Inde, ou aux Etats-Unis, provoque plutôt une tendance à la hausse du prix des matières premières ou de l’énergie. Et donc l’exemple de la fluctuation des cours des matières premières n’est pas convaincant pour condamner le marché. Mais il faut surtout partir d’une idée qui est également soulignée dans Centesimus annus par Jean-Paul II qui est le fait que ce ne sont pas les ressources naturelles qui constituent l’essentiel de la richesse d’un pays et que l’essentiel de la richesse, nous dit le Pape, vient de la propriété de la connaissance, de la technique et du savoir. Jean-Paul II ajoute : « La richesse des pays industrialisés se fonde bien plus sur ce type de propriété que sur celui des ressources naturelles ».
On voit très bien comment certains pays, comme le Japon ou la Suisse, se sont parfaitement développés sans avoir la moindre ressource naturelle. On peut faire la même observation pour le tiers-monde. Les pays du tiers-monde qui s’en sont tenus à leurs ressources naturelles ont effectivement connu des difficultés de développement, et il est vrai que la vente des matières premières ne suffit pas à provoquer un processus de développement.
Au contraire, les pays du tiers-monde qui ont su diversifier leur production et par là leurs exportations ont pu bénéficier d’un véritable processus de développement.
Il faut donc partir d’un principe de base, c’est le fait que dans un échange il y a toujours une dimension volontaire. Nul n’est obligé d’échanger et, s’il le fait, c’est qu’il y a trouvé un intérêt et donc il faut abandonner cette idée suivant laquelle dans un échange il y aurait toujours un gagnant et un perdant ; un exploiteur et un exploité, ce qui est une idée qui nous vient avant tout du marxisme, alors que dans la réalité lorsqu’il y a un échange libre et véritablement volontaire, il y a deux gagnants : l’un comme l’autre bénéficient de l’échange.
C’est là sans doute qu’on se heurte à une difficulté à propos du commerce équitable. Il y a dans le commerce équitable, avant tout, l’idée que le prix du marché n’est pas un juste prix et donc il faut par un mécanisme quelconque négocier l’échange à un prix plus élevé de façon à satisfaire le besoin de justice de la part du vendeur. Or, cette analyse repose sur une idée, qui est le fait qu’il y ait une valeur objective à l’échange, c’est à dire que le juste prix soit un résultat. Le prix est juste quand il atteint par exemple tant d’euros et donc un niveau donné.
Or, c’est un problème qui n’est pas nouveau et sur lequel je voudrais m’attarder un instant parce qu’il a agité tout le Moyen-âge. Il est vrai que certains scolastiques pensaient qu’il pouvait exister un juste prix objectif, suivant en cela une théorie objective de la valeur, mais la seule valeur objective, totalement inacceptable sur le plan moral, c’est la valeur travail qui sera beaucoup plus tard défendue, au 19e siècle, par Marx, et plus tard, par les marxistes. Évidemment, si la valeur travail est exacte, il y a alors bien un juste prix ; un prix objectif, qui est également juste. Mais la réalité est différente. Comme vont le montrer les scolastiques tardifs de l’école de Salamanque qui ont su résoudre ce problème, la valeur est subjective.
Je reprends ce débat en détail. C’est évidemment Saint Thomas d’Aquin qui engage la discussion au 13e siècle et Daniel Villey a bien résumé le débat en indiquant qu’on professait alors une théorie psychologique de la valeur. Les scolastiques dissertent à l’envie sur la virtuositas qui est l’utilité commune, objective ; la placabilitas qui est l’utilité particulière pour un individu et la raritas dont la notion est psychologique et presque Walrasienne.
Seulement, le besoin, en fin de compte, est quelque chose de subjectif et si la valeur devait se mesurer sur le besoin, chaque chose aurait autant de valeurs différentes qu’il y aurait d’individus. Or, il faut à nos théologiens un prix objectif, unique, incontestable, qui va s’imposer moralement aux parties, et c’est ainsi qu’ils vont se trouver conduits à voir dans le coût de production, c’est-à-dire, à l’époque, essentiellement dans le travail, la norme du juste prix.
Évidemment, cela ne fait pas des théologiens du moyen-âge des ancêtres lointains de Marx et de sa théorie de la valeur travail empruntée à Ricardo. Daniel VILLEY note bien que : « Saint Thomas est innocent de l’erreur scientifique de la valeur travail. Le juste prix n’est pas la valeur ». Le point de vue des scolastiques est moral, il s’agit pour eux de donner des directives aux confesseurs embarrassés et Saint Thomas veut surtout éviter la tromperie ou l’abus de situation particulière de la part d’un vendeur, mais il n’en reste pas moins que faute de mieux, comme le souligne Daniel VILLEY : « Le coût de production mesuré en travail leur apparaît comme un substrat de tout cela et donc un indice commode pour déterminer pratiquement le juste prix de façon à peu près satisfaisante ».
Si l’on en restait là, alors, les tenants du commerce équitable auraient raison puisque le juste prix pourrait se mesurer d’une manière objective, il ne serait pas un prix de marché. GILSON reprend cette analyse, toujours à propos des scolastiques : « L’achat et la vente sont des pratiques introduites pour la commodité de l’acheteur aussi bien que du vendeur. Chacun d’eux a besoin de ce que l’autre possède. Ils doivent donc procéder à un échange de biens, mais comme cet échange a pour objet de rendre service à tous deux, il ne doit devenir une charge ni pour l’un, ni pour l’autre. Le contrat qui s’établit entre l’acheteur et le vendeur doit donc se solder par une égalité ».
En d’autres termes, il faut qu’il y ait égalité entre les objets livrés par le vendeur et le prix payé par l’acheteur. Le prix est la mesure de grandeur des choses utiles à la vie. Chaque quantité de ces choses se mesure par un prix donné. La monnaie a été inventée pour représenter ce prix. Si le prix dépassait la valeur de la chose ou inversement si la valeur de la chose dépassait le prix, l’égalité que requiert la justice serait abolie.
Il est donc de soi injuste et illicite de vendre une chose plus chère ou meilleur marché qu’elle ne vaut. Mais combien vaut-elle en pratique ? De nombreux facteurs interviennent. Par exemple, si un vendeur tient beaucoup à sa marchandise, le juste prix peut tenir compte du sacrifice qu’il fait. Toute fraude doit entraîner restitution. Tout défaut manifeste du produit doit se traduire dans le prix. D’autres facteurs plus complexes interviennent. Ainsi vendre un produit dans une région où il manque et le vendre à un bon prix parce qu’on arrive le premier, pour reprendre un exemple cité par Saint Thomas, n’est pas une faute. Saint Thomas estime qu’il ne semble pas que le vendeur lèse la justice en n’annonçant pas l’arrivée de ses concurrents et en vendant son blé au prix qu’on lui en offre, « mais, ajoute-t-il, il y aurait plus de vertu de sa part soit à l’annoncer, soit à rabattre de son prix ».
Comprenons bien la position de Saint Thomas, il n’a pas ici de système, il n’a que des principes. Or, c’est là que les choses vont s’éclaircir avec les derniers des scolastiques, les jésuites espagnol du 16e siècle et notamment l’école de Salamanque. C’est un point qui a été souligné en particulier par HAYEK. HAYEK remarque que dans l’œuvre de l’un d’entre eux, Louis MOLINA, il est par exemple expliqué que le prix naturel est ainsi appelé parce qu’il résulte de la chose même, sans égard aux lois et aux décrets, mais qu’il dépend de maintes circonstances qui le modifient, telles que les sentiments des gens, leur estimation des différents usages, souvent même selon les humeurs et les plaisirs.
Ils allaient jusqu’à souligner que le prix mathématique précis auquel une marchandise pouvait être justement vendue n’était connu que de Dieu seul parce qu’il dépend de plus de circonstances que ne pouvait en connaître un seul homme. Et donc, par conséquent, nous dit Johan de LUGO : « La détermination du juste prix doit être laissée au marché ».
Ainsi, note HAYEK : « Les efforts pour définir un juste prix se sont heurtés à des difficultés jusqu’au moment où les derniers scolastiques – je cite Hayek – se mirent à enseigner à la place que les prix dégagés par la juste conduite des participants au marché, c’est-à-dire des prix concurrentiels exempts de fraude, de monopole ou de violence, étaient tout ce que la justice demandait. HAYEK précise que l’exposé le plus important du concept de juste prix chez les Jésuites espagnols de la fin du 16e siècle se trouve chez Louis MOLINA, notamment dans la question 348-3 où le juste prix est défini comme « celui qui se formera lorsque – je cite MOLINA – : sans fraude, sans exclusivité de marché et sans les autres artifices, une chose quelconque a coutume d’être vendue de façon habituelle à tel prix dans une région ou dans un lieu. C’est cela qu’il faut tenir comme mesure et comme règle pour déterminer le prix juste de cette chose dans cette région ».
Raoul AUDOUIN commente ainsi les propos d’Hayek : « la pierre fondamentale ici c’est la notion de juste prix, entendue comme le prix qui apparaît sur un marché libre, ouvert, informé ». Alors que tout le Moyen-âge avait été consacré à chercher à justifier l’immixtion du pouvoir politique dans la fixation des prix, les casuistes de Salamanque étaient arrivés à la conclusion contraire avec un raisonnement qui estimait en substance que Dieu seul pouvait connaître et juger les innombrables éléments qui concourent à la formation d’un prix. Il était présomptueux de vouloir se substituer à lui et donc le juste prix ne peut être un résultat. Le prix est juste si les conditions sont justes, c’est à dire s’il s’agit d’un véritable prix de marché. C’est un point essentiel, le juste prix n’est pas un résultat, mais un problème de condition. Ce n’est pas une justice de résultat, c’est une justice de procédure.
Le prix est juste quand les conditions de fonctionnement du marché sont justes, c’est à dire, je le répète, quand le marché est libre, ouvert, sans fraude, sans monopole, sans manipulation, bref, quand il s’agit d’un marché de concurrence.
Ce que l’on a mis du temps à comprendre, c’est que la valeur est un phénomène subjectif. Chacun de nous accorde une valeur différente aux biens et si un bien ne correspond pour moi à aucun besoin, à aucune nécessité, sa valeur sera nulle, même s’il a coûté à produire. On ne produit pas pour satisfaire le producteur, on produit pour répondre aux besoins d’une personne et donc personne ne peut dire à l’avance quel est le juste prix et encore moins une instance étatique ou supra-nationale.
Seul le marché permet de découvrir le juste prix. Personne d’autre que le fonctionnement du marché, s’il est vraiment libre, ne peut déterminer le prix et prétendre le contraire, c’est vouloir revenir aux prix administrés, c’est-à-dire à la fixation des prix par une instance politique et que cette instance soit internationale ou supra-étatique, comme certains partisans extrêmes du commerce équitable le soutiennent, en prétendant qu’il faudrait que ce soit une instance internationale qui fixe les prix des marchés internationaux, ne change rien au fait qu’elle établira ce que Jacques RUEFF appelait un « faux prix » et un faux prix conduit forcément à de fausses et de mauvaises décisions.
Un prix arbitraire, plus élevé que le prix de concurrence, stimule l’offre, décourage la demande, et aboutit à des surproductions artificielles. La Politique Agricole Commune en Europe nous en fournit chaque jour des exemples au niveau de notre Union Européenne. Est-ce cette politique, qui a provoqué par exemple tant de surproduction, et, en même temps, le mécontentement de tant d’agriculteurs, que les tenants du commerce équitable veulent étendre au niveau de tout le commerce mondial ? Le prix n’est pas un élément arbitraire, mais traduit les réalités des raretés sur les marchés. C’est un vecteur d’informations et ces informations ne doivent pas être faussées.
En réalité, il me semble qu’il y a dans les thèses du commerce équitable deux courants inconciliables. L’un est composé de ceux qui veulent en conscience agir pour le bien des producteurs du tiers-monde. Ceux-là sont alors prêts sur une base volontaire, j’insiste sur ce caractère volontaire, à payer librement un surcroît de prix pour aider les producteurs et c’est d’autant plus juste qu’on ne doit pas oublier qu’il existe habituellement une contrepartie à ce prix supérieur payé au producteur, car il y a un cahier des charges portant sur la qualité du produit et les délais à respecter.
Il ne s’agit donc pas tout à fait d’un don sans exigence ou contrepartie, même s’il est vrai que l’on pourrait sans doute acheter mieux, ou moins cher ailleurs, dans les circuits de distribution organisés, mais il y a là sans doute une dimension éducative du commerce équitable qui participe à la mise à niveau du marché des producteurs du sud. Donc, si l’on est prêt, sur une base volontaire, à payer librement un surcroît de prix pour aider les producteurs, il n’y a là aucune objection, puisque c’est librement consenti de part et d’autre et rien ne nous interdit de surpayer, si nous le voulons, les produits pour transférer une aide à nos frères du tiers-monde. C’est une forme de solidarité volontaire tout à fait honorable et conforme à l’éthique.
Mais il y a dans ces thèses un autre courant qui, lui, camoufle mal ses arrières pensées. Il est fondamentalement hostile au libre marché, et derrière l’apparence du commerce équitable, il veut remplacer le marché par des mécanismes internationaux de régulation étatiques, ou supra-étatique, c’est à dire par ce qui a échoué partout dans le monde, un organisme politique décidant arbitrairement de fixer le prix ou de fixer les quantités suivant les cas. Et, là, l’opposition au marché ne se fait pas pour de bonnes raisons, mais pour des raisons idéologiques. Ce courant-là, les proches de l’alter-mondialisme, sous des prétextes faussement altruistes, visent à détruire, au nom d’une idéologie, l’économie libre.
Il est vrai qu’en apparence les uns et les autres défendent un commerce équitable, mais les arrières pensées ne sont pas ici sans importance. Or, ceux qui veulent sincèrement le bien des peuples du tiers-monde doivent savoir, et je cite Jean-Paul II dans Centesimus annus au parag. 58 : « qu’il ne s’agit pas non plus de détruire les instruments d’organisation sociale qui ont fait leurs preuves, mais de les orienter en fonction d’une juste conception du bien commun ». Le marché libre, l’expérience des pays de l’Est ne nous le montre a contrario que trop, de même que l’échec à l’Ouest des manipulations du marché, le marché libre fait partie des instruments d’organisation sociale qui ont fait leurs preuves. Le souci légitime des plus démunis, présent dans le commerce équitable, ne doit pas nous faire oublier le nécessaire discernement face aux solutions trop simplistes pour être totalement innocentes ou efficaces. La réalité économique et sociale est toujours plus complexe qu’il n’y paraît et il faut se méfier des solutions trop simples.
Le commerce équitable, le commerce juste, c’est avant tout le commerce libre, librement consenti entre les deux parties à l’échange.
Intervention du Professeur Jean-Yves NAUDET de l'Université d’Aix-Marseille III
Pampelune- Septembre 2004
jean-yves.naudet@univ-cezanne.fr