10 septembre 2009
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PREMIERE PARTIE "Mise en perspective de la question"
1. L’occasion de déclencher le débat. Dans le passé, les débats sur le « C » de l’UCL, sur sa signification et ses implications ont été peu nombreux, même si de longue date le Groupe Martin V a beaucoup discuté et publié sur ces questions. Il est vrai que, durant une longue période, l’université a dû faire face à nombre de problèmes : les uns plus urgents que les autres. Elle a été confrontée aux embuches nées de son transfert de Leuven à Louvain-la-Neuve, à l’ancrage dans son nouveau territoire, à l’impératif de démocratisation de l’accès, à l’afflux des étudiants mais surtout des étudiantes, à une exigence croissante de professionnalisation, à la volonté de contribuer au développement économique et social par la formation du capital humain au service d’une société de la connaissance, à la croissance exponentielle de la recherche tant scientifique que technologique, à la nécessité d’organiser des partenariats avec des entreprises et des administrations, avec les représentants de la société civile, voire avec la société religieuse. Tout ceci ne se conçoit pas sans un appareil bureaucratique important, sans de nouvelles formes de gouvernance, sans des plans stratégiques, des indices de performance, de contrôle de la qualité des enseignements, sans des audits et des évaluations des résultats et donc aussi, sans la quête de nouvelles ressources. Certains n’hésitent pas à dénoncer la marchandisation croissante par l’université, que ce soit de ses enseignements, recherches, brevets ou services. Dans le même temps, l’université a dû faire face à l’élargissement et à l’internationalisation de son public favorisé par le programme Erasmus, à la mise en œuvre de la réforme de Bologne et à la réorganisation des cursus universitaires, à l’instauration d’un système de crédits universitaires, à la nécessité d’organiser une reconnaissance mutuelle des diplômes, à l’obligation de se profiler en fonction des critères d’excellence mis en avant par les classements européens et mondiaux des universités, de favoriser les publications et leur diffusion internationale, d’œuvrer à la transnationalisation du système universitaire à travers la multiplication des partenariats. Il s’agit là d’une une série de facteurs qui placent l’université sous l’aiguillon de la concurrence d’ailleurs accrue par le développement de fondations et de centres de recherches séparément des universités. Aujourd’hui pourtant, suite à la création de l’Académie de Louvain regroupant quatre entités auxquelles s’adjoignent l’ICHEC et l’IHECS, on a décidé de choisir une dénomination commune mais cette démarche a débouché sur un débat qui, par delà la présence ou la suppression du ‘C’, porte avant tout sur l’identité, sur les appartenances et références implicites ou explicites de ce que certains souhaiteraient appeler la nouvelle Université Catholique de Louvain. C’est la dénomination que veut la nouvelle structure de gouvernance mais déjà le groupe signataire de l’appel en faveur de ULouvain souhaite une consultation des personnels.
Dès avant le choix de la dénomination nouvelle, deux appels ont été lancés consécutivement : l’un, pour enlever le ‘C’; l’autre, portant sur la signification possible d’un engagement chrétien dans notre monde en profonde évolution. Leurs mérites est d’avoir porté au grand jour la question de l’identité et des valeurs au niveau d’une université. De fait, le regroupement des entités dans le cadre de l’Académie de Louvain offre l’opportunité de discuter de son appellation et des implications de sa référence chrétienne, mais l’émergence de cette question a des explications beaucoup plus fondamentales qu’il faut trouver dans les transformations des sociétés et du monde. Cette interrogation se justifie d’autant mieux que la société belge se caractérise d’avantage par son pluralisme et son multiculturalisme. Il en est de même sur le plan européen. Ce pluralisme se manifeste clairement sur le plan religieux. En ce domaine, on trouve toute la gamme des possibles, allant de l’athéisme en passant par l’agnosticisme et l’incroyance, en passant par un éventail diversifié de croyances et d’appartenances : ce qui débouche parfois sur formes de sectarisme. A l’autre extrême, on constate la prolifération de groupes caractérisés par l’intégrisme et de fondamentalisme religieux préoccupés du déclin de la dimension religieuse et spirituelle en Europe et dans le monde. L’université constitue fatalement le reflet de ce pluralisme des appartenances et références. Divers processus sont donc à l’œuvre. D’une part, il y a la séparation nette entre l’Eglise et l’Etat. D’autre part, la laïcisation : un processus qui tend à isoler la société civile par rapport à la société religieuse. On assiste alors, par delà la sécularisation de la société, à une pluralisation et à la privatisation ou à l’individualisation du croire. Quant au multiculturalisme, il s’explique aussi par les vagues successives d’immigration, par l’abaissement des frontières entre les Etats et par l’engagement résolu de la Belgique dans l’accueil des institutions européennes. Dans ces contextes cosmopolites, multiculturels, pluralistes, sécularisés et laïcisés, les appartenances et références religieuses sont diverses, sinon occultées, voire rejetées. Mais le pluralisme et le laïcisme ne sont pas les seules sources la diversité et la labilité des appartenances et des références. Il y a aussi l’économisme triomphant, la professionnalisation accrue, le productivisme, le consumérisme, comme encore le matérialisme et le relativisme caractéristiques des sociétés d’abondance et des économies de marché basées sur la connaissance, la science et la technique. Dans ces sociétés, les personnes sont d’avantage motivées par leur réussite personnelle et professionnelle et la qualité de la vie que par l’ouverture aux autres et par la solidarité. Les valeurs sociales faiblissent, alors même que les valeurs individuelles fleurissent. De plus, l’internationalisation des systèmes de communication, l’interconnexion des réseaux, et la communication multimédiatique qu’elle soit interpersonnelle ou collective, contribuent à la multiplication des relations transfrontalières, à l’abaissement des cloisons entre les groupes et les mouvements, à l’effacement des lignes de démarcation entre les institutions, comme entre les divers domaines de la connaissance. Ces relations interpersonnelles et transfrontalières concernent toutes les catégories d’âge, même si la fracture informatique entre les divers pays est grande, car tous les humains ne sont pas aussi richement équipés. L’université, qu’on la qualifie catholique ou non, n’échappe pas aux conséquences de ces multiples évolutions. A tous les niveaux, dans ses divers compartiments, dans ses diverses catégories de personnel et, très logiquement, dans ses publics, jeunes et moins jeunes, ainsi que parmi les multiples commanditaires de recherches, on ne peut que constater la pluralité des appartenances et des références en matière religieuse, voire le rejet de ces appartenances et références traditionnelles. Dans ces conditions, certains s’interrogent sur l’opportunité de conserver cette appellation de l’université. D’un côté, parce que l’on ne voit plus ce que cela signifie ; d’un autre côté, on cerne mal les implications de cette affiliation sur sa gestion et sur son développement. Dans nos sociétés, cette interrogation ne concerne pas que l’université. A travers le temps, de nombreuses institutions ont été créées sous cette dénomination catholique. Même si, aujourd’hui, la société se présente comme plurielle et pluraliste, nombre de ces institutions ont conservé cette appellation de départ, même si au niveau des partis politiques, certains ont souhaité ne plus s’appeler catholiques. De même, le mouvement scout a renoncé récemment à cette dénomination. Il n’empêche que, même si elles se disent ouvertes à tous et profondément pluralistes, ces institutions, telles les écoles, tels les mouvements de travailleurs, les mouvements de jeunesse, les hôpitaux et les œuvres caritatives, justifient leur appellation catholique sur base de la spécificité des valeurs chrétiennes à la base de leur fondation et de leur fonctionnement. Cette appartenance et cette référence chrétiennes ne sont pas des conditions d’entrée ou de participation, comme dans les mouvements spécifiquement religieux. Toutes ces institutions sont conscientes des valeurs à défendre. Toutes insistent sur la spécificité des valeurs qui les animent, parmi lesquelles les valeurs évangéliques : le respect de la dignité de la personne, la priorité à accorder aux plus pauvres, l’engagement libre volontaire et dévoué,… la solidarité, la justice, la non violence… Ces institutions estiment que la foi est importante pour la compréhension du sens de la vie, l’inspiration non seulement de la personne mais aussi des groupes et des institutions. De leur point de vue, la foi contribue au bon fonctionnement de la société et à une bonne gouvernance, tant européenne que mondiale. Mais ces valeurs sont non marchandes. Leur proclamation et leur incarnation se heurtent fatalement aux évolutions des sociétés happées par la recherche du profit, par l’exaltation de la réussite, par le développement des économies de marché et de la concurrence. Nombre de valeurs dites chrétiennes sont en opposition avec diverses valeurs véhiculées dans les sociétés les plus avancées, sécularisées et laïcisées. En théorie, ces valeurs devraient être l’inspiration de l’université lorsqu’elle s’affirme catholique ou simplement chrétienne. Un projet de charte explicitant les valeurs qu’elle veut privilégier est d’ailleurs en discussion et dans la nouvelle gouvernance l’instauration d’un conseil Université et Eglise de même qu’une Commission Université et Communauté chrétienne. L’importance prise aujourd’hui par le débat sur l’appellation de l’université et sur les implications de la dénomination, a de nombreuses explications. Il est utile de les dénombrer et de les expliciter.
2. Le refus de l’Europe de faire allusion à ses racines chrétiennes. Préalablement au débat entamé dans le cadre de la nouvelle UCL, il y a eu une longue discussion au sein de l’Union Européenne sur l’opportunité de faire référence aux racines chrétiennes de l’Europe, d’abord dans le projet de constitution, puis dans le traité remanié. Chaque fois, il a été refusé de faire allusion à ces racines chrétiennes partant d’une conception de la laïcité, mais aussi du fait que l’histoire de la chrétienté en Europe n’a pas toujours été glorieuse. Ce refus est également la suite logique d’une longue phase de déchristianisation et de l’immigration de populations pratiquant d’autres religions. Aujourd’hui, suite à ces migrations et aux contacts entre les diverses civilisations, on se retrouve en Europe, par delà les chrétiens (catholiques, orthodoxes et protestants), des personnes, des familles et des groupes affichant leur foi mahométane, d’autres se réclament de la judéité ; d’autres s’inspirent de diverses formes et sources religieuses, théistes ou non ; d’autres, enfin, se déclarent laïcs, agnostiques ou athées. Tous souhaitent avant tout le respect de leur autonomie, de leurs croyances et convictions ou de leur incroyance, et donc de leur liberté de conscience : celle-ci doit être respectée par delà la liberté de religion. En conclusion, l’Europe en voie de sécularisation est définitivement plurielle. En outre, au sein de l’Union Européenne, les indices de sécularisation sont multiples. Ils montrent le recul de la pratique et de l’appartenance religieuses, la chute des vocations, la décléricalisation fatale suite au déclin du nombre des vocations et au vieillissement du clergé, la désacralisation des institutions (certaines laissent tomber l’étiquette catholique), la « décrédibilisation » d’un message chrétien rigidement formulé, l’éloignement par rapport à des règles morales strictement codifiées par l’institution religieuse indépendamment de tout contexte… Dans ces conditions, la transgression de nombreux interdits de l’Eglise n’est pas étonnante, que ce soit en matière de contraception, de sexualité, de reproduction, de séparation et de divorce ou dans le traitement de la fin de vie. La sécularisation trouve de multiples explications : dans le développement de la science qui paraît comme la seule source de la vérité ; dans le passage d’une civilisation rurale vers une civilisation urbaine ; dans la différenciation, la séparation et l’autonomie fonctionnelles des institutions. Telles sont les formes de la modernité. On comprend que dans ces conditions, la distance affichée par rapport à l’institution religieuse et par rapport à ses préceptes soit grandissante et, notamment, par rapport à la morale judéo-chrétienne. Peu à peu, les catholiques se trouvent coincés dans un statut de minorité. Mais si l’on assiste à une lente « désinstitutionnalisation » de la religion, cela ne signifie pas la fin de la croyance mais ce processus accentue l’individualisation et la privatisation du croire : le « believing without belonging ». Danielle Hervé-Levieu croit que nous sommes entrés dans l’ère du «bricolage» religieux, parce que dans ce monde sécularisé, chacun a la capacité et le droit de penser par lui-même. Chacun a le devoir de respecter l’autonomie des autres et de croire en leur capacité à faire leurs choix et à prendre en conscience leurs responsabilités. Les droits des personnes ne sont pas seulement négatifs, c’est-à-dire des droits à ne pas subir de pressions ou d’interférences de la part des autres, mais aussi des droits positifs et donc de pouvoir faire librement en conscience et en responsabilité des choix quant à ses modes de vie et de relation, les habitudes vestimentaires...Peut –on porter un voile ? Où ? Dans quelles circonstances ? Pour nombre d’experts, la sécularisation ne détermine donc pas seulement une séparation drastique de l’Eglise et de l’Etat, à terme, elle conduit à la privatisation de la religion, à sa relégation dans la vie et la sphère privées. Dans nos Etats, on cherche à ce que la religion reste une affaire privée, une question de conscience individuelle. Les sociétés sécularisées sont donc essentiellement tolérantes à la condition, toutefois, que les religions restent confinées dans la sphère privée. Tout ce qui rend l’appartenance visible apparaît rapidement comme une forme d’imposition et de prosélytisme. Tel serait le prix de la pacification et de la neutralité religieuses… Dès lors, la séparation opérée dans nos sociétés entre le sacré et le séculier ou le profane, ou encore la disjonction entre la religion et l’Etat est un fait. Elle conduit à reléguer le phénomène religieux dans la sphère privée. Cette privatisation de la religion l’empêche de faire irruption dans le champ politique et donc d’investir la sphère publique. Cela vaut pour l’église catholique, comme pour les églises chrétiennes ou les autres religions. Dans un tel cadre, les gouvernements et les parlements doivent s’exprimer en dehors de toute référence à un message religieux. Le consensus politique ne se construit plus sur une base religieuse. En conséquence, le phénomène religieux devient purement culturel et la démarche intellectuelle tend à éclipser toute quête spirituelle et de sens. Nombreux sont ceux qui pensent que les processus de sécularisation et de laïcisation jouent inéluctablement dans le sens de l’effritement du religieux, d’abord au sein des sociétés européennes mais, à terme, dans toutes les autres parties du monde, même si, sur un plan immédiat, les autres continents (en Amérique du Nord, par exemple) et les autres civilisations, paraissent échapper à cette évolution. Aux Etats-Unis, la concurrence interreligieuse reste importante et lorsqu’il regardent vers notre vieux continent, il n’hésitent pas à considérer que la laïcité affichée constitue ce qu’ils appellent l’exceptionnalisme européen Confrontée à cette sécularisation et au relativisme qu’elle engendre, les Eglises catholiques et chrétiennes se placent dans une position défensive. Dans cette situation de déchristianisation, l’Eglise catholique tend à réagir fermement, au risque de produire la stigmatisation des personnes ou des groupes qui s’en écartent. Dans ces conditions, l’Université Catholique de Louvain est amenée à naviguer dans un contexte à la fois religieux et socio-religieux qui complique considérablement ses capacités à renouveler et à traduire le message chrétien, à l’adapter et à le transmettre à destination de ses divers publics, de la société et du monde. D’autant plus qu’elle est largement financée sur base des deniers publics ? Pourquoi, dans ces nouvelles conditions, vouloir lutter contre vents et marées ?… Selon certains, dans ce nouveau contexte pluraliste et libertaire, il conviendrait de mettre une sourdine à la référence chrétienne ou catholique de l’université. In fine, pour ceux-là, les processus de décléricalisation, mais aussi de pluralisation, de sécularisation et de laïcisation se cumulent à tel point que toute référence religieuse est perçue comme négative, notamment sur le plan du « marketing » universitaire. Pourquoi, face à des publics venus de tous horizons, continuer à afficher des crucifix dans les auditoires ? Suite à ces évolutions, on peut comprendre que se réduise le nombre de personnes attachées au « C » inscrit au fronton de l’université. L’indifférence s’accroît d’autant mieux que le public et le personnel de l’université deviennent, à l’instar de la société, essentiellement pluriels. Même si la thèse de la sécularisation est aujourd’hui très discutée, il est difficile de nier l’effritement et l’estompement lents de l’engagement catholique de l’Université. La sécularisation en séparant l’Eglise de l’Etat, libère le pouvoir séculier du pouvoir religieux. Dans le même temps, elle développe l’autonomie des personnes par rapport aux institutions religieuses. La sécularisation ne change pas seulement le rapport entre l’Eglise et l’Etat, mais aussi entre le peuple de Dieu et, par ailleurs, l’Eglise et ses institutions. La sécularisation creuse la distance entre catholiques et chrétiens et leurs institutions ecclésiales. C’est d’autant plus vrai chez les catholiques en raison de la forte centralisation et de la hiérarchisation stricte de l’Eglise dans un monde où, par ailleurs les principes de la démocratie et les droits des citoyens sont sacrés. Enfin, la sécularisation conduit à refouler la religion dans la sphère privée. dans l’individualisme caractéristique de l’économie de marché Chez nombre de catholiques européens, parmi les hommes mais surtout parmi les femmes, la crise religieuse s’explique par l’intransigeance des positions romaines face aux moyens de contrôle des naissances et de contraception, d’assistance médicale à la procréation; par le refus de l’eucharistie aux divorcés ; par le dédain vis-à-vis de l’homosexualité et les unions homosexuelles; de même que par les condamnations et les menaces d’excommunication, par exemple, à l’encontre de ceux qui votent des lois tendant à la libéralisation-régulation d’actes irrespectueux par rapport à la définition de la vie et de l’être humain formulée par l’Eglise. Le rappel des interdits est considéré par nombre de chrétiens non seulement comme une qualification précise du péché mais comme une lecture en noir et blanc de situations variées et décontextualisées. Par ailleurs, des définitions claires du péché conduisent à stigmatiser le pécheur, voire à le rejeter et à l’excommunier. La distance par rapport à l’Eglise et la tension qui se développe dans les relations par rapport à nombre de ses représentants hiérarchiques, s’expliquent par ce qui est perçu à la base comme une dénonciation de situations et d’actes mais aussi comme une condamnation sans appel des personnes et des familles qui s’y trouvent plongées et qui, dès lors, se sentent rejetées à l’extérieur avec leurs problèmes. L’animosité face à l’Eglise et à certains de ses représentants découle des jugements, condamnations et interdictions qui frappent des hommes et des femmes comme si l’on voulait occulter le droit de la personne à agir de manière responsable en fonction de sa conscience éclairée. De même, on éclipse l’immensité de l’amour, de la compréhension et de la miséricorde de Dieu pour l’homme, y compris pour le pêcheur. Face aux jugements ecclésiaux radicaux et aux sanctions qui en découlent, nombre de catholiques se jugent discriminés, voire écartés d’office et sont de moins en moins enclins à proclamer leur appartenance, même s’ils conservent la foi. Ils continuent à croire et à poursuivre leur vie spirituelle mais n’appartiennent plus à l’Eglise. Au cours du temps, nombre de chrétiens ont appris à prendre leurs responsabilités et à agir en conscience. La sécularisation au sein des sociétés s’explique donc aussi par la disjonction entre l’Eglise et les fidèles ; entre les croyants et la religion et la foi telles que codifiées. La décrédibilisation du message chrétien s’inscrit dans un processus de détraditionnalisation et se manifeste dans des formes de démobilisation et de désengagement. Mais cela ne signifie pas que la religion, la religiosité et la spiritualité disparaissent. Ces expressions montrent l’autonomie grandissante des personnes et montrent la profonde transformation de la foi et des façons de croire. Dans ce monde sécularisé, chacun paraît vouloir reprendre son autonomie et sa liberté. L’univers religieux apparaît alors comme un monde de subjectivité et d’intersubjectivité dans lequel chacun est autorisé à penser comme il le veut et à juger de la relativité des choses et à prendre ses responsabilités. Incontestablement, on assiste à une individualisation du croire. Mais cette sécularisation ne constitue pas nécessairement une évolution négative : elle diffuse le pluralisme au sein des sociétés. Elle débouche sur une diversité et sur un relativisme, tant sur le plan culturel que moral et religieux. Mais, dans le même temps, il n’a jamais été autant discuté des questions éthiques et morales, des questions de sens et de spiritualité. *3. La révolution dans les réseaux de communication et de relation * La diversification et la variabilité des subjectivités construites sur base de choix « à la carte » sont aussi la conséquence de l’explosion tous azimuts des informations et des connaissances accessibles à travers les nouveaux moyens, réseaux et institutions de transmission et de communication. La mondialisation des multiples réseaux de communications permet la communication instantanée entre toutes les parties du monde. Dans les sociétés sécularisées et informatisées, les humains se trouvent plongés dans un « melting pot » religieux. Ils font face à un quasi-marché où les diverses religions et conceptions religieuses sont juxtaposées et s’offrent à eux comme les articles d’un superbazar dans lequel tout se vend et s’achète. Dans cet univers, chacun développe ses opinions et convictions en fonction de ses appétences personnelles. Cet éclatement du religieux en diverses directions est la conséquence de ce que l’on appelle sa commercialisation et de sa marchandisation croissantes. Le religieux se vend et s’achète sur un marché, comme les autres biens et services. Cela se constate dans le succès du « nouvel âge », dans l’ésotérisme religieux, dans les succès de l’église scientologique, dans l’intérêt pour le bouddhisme… les religions asiatiques, dans la comparaison entre l’islamisme et le christianisme… D’autant mieux que la mondialisation dans ses diverses dimensions joue à l’instar d’un mélangeur ou d’un malaxeur des cultures, des civilisations, des spiritualités et des religions. Au sein de ces sociétés, le consommateur est laissé libre de composer son panier religieux selon sa personnalité, ses préoccupations et ses moyens. Peu à peu, on entre dans une commercialisation du spirituel et du religieux à l’instar des autres formes de savoir ou de connaissance... En favorisant l’interpénétration des cultures et des religions, la mondialisation contribue à multiplier les formes d’exotisme sur les plans culturel et religieux. Le brassage continu des cultures et des religions conduit à des métissages, à toutes sortes d’hybridations parfois positives mais aussi à des contaminations croisées. Le religieux devient le domaine de la relativité où tout est question de circonstance et de lieu, de condition et de choix personnels. In fine, le pluralisme sur le plan spirituel et religieux découle d’un profond relativisme culturel. Dans ce monde où pluralisme rime avec syncrétisme, le christianisme passe incontestablement par une crise profonde. Qu’est-ce que croire en Dieu dans un monde où les religions se juxtaposent, se comparent, se concurrencent et s’agressent au nom de leurs conceptions de Dieu et de ses commandements? A terme, ce pluralisme et ce relativisme religieux peuvent de conduire à la négation de la transcendance, de toute vérité absolue, de toute vérité morale. Ce pluralisme religieux, cette individualisation du croire et le relativisme moral trouvent également leurs sources dans l’individualisme caractéristique de l’économie de marché , dans le développement des économies libérales, dans la conviction acquise quant à l’efficacité de cette économies et dans la croyance quant aux effets heureux qui en découlent,. Dans nombre de sociétés, notamment depuis la chute des régimes communistes, la croyance en la valeur des principes de l’économie de marché et la conviction quant à ses retombées bénéfiques se sont rapidement répandues. Dans ces économies libérales de marché, les personnes sont considérées libres et autonomes : libres de choisir leur vie, d’affirmer et d’exercer leurs droits. Elles semblent alors pouvoir résister aux pressions sociales et culturelles. Cette souveraineté de la personne qui s’exerce dans le respect d’autrui n’a rien de répréhensible. Mais peut-on affirmer que les personnes sont vraiment libres et autonomes au sein des économies de marché? Alors, pourquoi tant de publicité ouverte ou camouflée ? Les économistes libéraux insistent sur l’efficacité supérieure de cette économie guidée par les forces du marché, parce qu’elle favorise au mieux l’autonomie et l’initiative des personnes. Mais, trop souvent, ces économistes occultent les effets pervers d’un individualisme excessif, tel le carriérisme et le consumérisme qui s’inscrivent dans le sillage du jeu du marché. En fait, ce marché est sous-tendu par les puissants mécanismes de persuasion, de séduction et de distinction développés par la publicité et les médias. En outre, cette forme d’économie où tout se vend et tout s’achète, joue en faveur du relativisme moral au sein des sociétés modernes. L’individualisme ancré au cœur des sociétés les plus avancées est une conséquence logique des forces économiques laissées libres. L’individualisme émerge du jeu des institutions et des structures en place : des modes de calcul des rémunérations et des récompenses des travailleurs en fonction de leur initiative, de leur productivité ou de leurs performances ou encor de leur esprit d’innovation. Chacun poursuit son intérêt personnel et sa réussite individuelle : toutes tendances favorables à l’appropriation et à l’accumulation privées du capital. Sur le plan de la consommation, l’individualisme est aiguisé par la manipulation des désirs et de la subjectivité des acteurs : clients ou consommateurs, à travers la différenciation des produits et des modes de vie, par le biais des moyens de persuasion aux mains des entreprises, par l’imposition d’un nouvel art de vivre, en mettant les individus en quête du bonheur, à la recherche du/ /plaisir et de la satisfaction des désirs ; en faisant de l’argent, du profit et de l’accumulation privée les signes de la réussite. Dans ce cadre, toute la production, toute la consommation, toute la vie et toutes la civilisation apparaissent centrées sur la quête du bonheur et de la jouissance. L’utilitarisme et l’hédonisme règnent en maîtres. Dans ces conditions, il est fatal que les personnes se replient sur elles-mêmes, sur la sphère privée pour se mettre en quête de liberté, de réussite matérielle et affective, et donc d’épanouissement personnel. L’autodétermination de la personne est devenu un enjeu primordial. Cette civilisation centrée sur l’individu débouche sur un monde pluriel, plein de diversité, sur une vie envahie par les loisirs. L’« homo egonomicus », selon l’expression de Christian Arnsperger, apparaît replié sur lui-même, en quête du bonheur. En réalité, il est le fruit de l’individualisme et du relativisme caractéristiques des économies libérales de marchés mais aussi des sociétés animées par une conception purement représentative et instrumentale de la démocratie : une société laïque dans laquelle le consensus est négocié selon une logique procédurale plutôt que sur base de principes et de valeurs. Dans ce monde, les humains se trouvent instrumentalisés, réifiés et utilisés comme des «choses », ils deviennent égocentriques. Ceci n’est pas sans risque de désorientation et de perte du sens dans le cours de la vie. On a rêvé d’une famille « cocon » mais elle éclate plus vite qu’elle ne s’est constituée. Cet éclatement s’explique pour une large part sur base de cet individualisme conquérant. En Belgique, on compte trois divorces pour quatre mariages. Le danger dans ce monde individualiste est que la femme devienne un objet pour l’homme, et l’homme pour la femme ; que les enfants soient perçus comme une gêne pour les parents ; que la famille soit ressentie comme une institution encombrante pour la liberté de ses membres. L’individualisme et le matérialisme cumulés débouchent fatalement sur le relativisme. Dans ce cadre, c’est la personne qui choisit ses appartenances et ses références, de même que ses valeurs. Elle les hiérarchises en fonction de ses préférences, même si, d’une personne à l’autre, ces choix apparaissent discordants. Dans de telle conditions, les exigences du bien commun passent au second plan. Cet individualisme ne peut fournir de réponse aux problèmes de l’humanité et du monde. L’importance accordée aux préférences personnelles est la porte ouverte au pluralisme religieux, voire à l’individualisation du croire, sinon au nihilisme. Par ailleurs, nombre des objectifs poursuivis par les personnes, le sont sans égard aux conséquences écologiques des productions et consommations ; sans souci des gaspillages, comme d’ailleurs des déchets inhérents aux sociétés de consommations, même si, de nos jours, les personnes sont plus sensibles à l’environnement. Peut-on, dans ces conditions, admettre que individualisme et le relativisme puissent être les idéaux proposés aux générations montantes ? Peut-on laisser l’indifférenciation des valeurs et la tolérance s’imposer à la base de l’ordre social? Faut-il dans un tel cadre que l’université soit gérée comme une entreprise ? Dans ces circonstances, comment incarner le message et les valeurs évangéliques dans la vie de l’université? Tous ces processus sont sans doute une explication de la lente déchristianisation des nos sociétés européennes. Dans un tel contexte, on peut évidemment se poser la question de l’appellation de l’université et de ses implications. Mais cette évolution et cette interrogaton ne s’expliquent-t-elles pas sur base d’une cause bien plus profonde ?
DEUXIEME PARTIE : A la recherche des explications de l’«exculturation» du christianisme
1. L’ «exculturation» : une conséquence des révolutions scientifiques et techniques. A la réflexion, la sécularisation et la laïcisation, comme le consumérisme et le productivisme, tels que décrits, conduisent à gestion commercialiste et professionnaliste de l’université. Toutes ces évolutions sont à la base de certaines interrogations auxquelles on cherche à répondre par un débat sur la signification et les implications du « C » dans la vie de l’UCL. Ces diagnostics sont pertinents. Mais à la base du débat, on trouve un problème beaucoup plus fondamental dont la source doit être recherchée dans le fabuleux développement des sciences et des techniques résultant de leurs capacités accrues d’observation, d’expérimentation, de prévision et d’évaluation que ce soit au niveau de l’infiniment petit ou de l’infiniment grand. Ces sciences et techniques démontrent aussi des fabuleuses aptitudes à produire des inventions, des innovations et ainsi, à promouvoir la croissance et le progrès au service des populations du monde. Pour une large part, cette efficacité découle de la capacité des chercheurs à croire ou à faire croire que seuls les faits scientifiquement établis sont au fondement de la connaissance. Par ailleurs, ils estiment posséder le monopole de l’observation et de l’explication de la réalité, voire de la totalité de la réalité. En monopolisant les voies d’accès à la vérité, ils se disent les seuls à être capable d’objectivité. Celle-ci résulte de la séparation ou de la distinction entre le sujet et l’objet, entre l’observateur et la réalité. Cette dernière ne peut être observée et analysée objectivement qu’à travers des méthodes empiriques, positives ; en recherchant les interactions et, par là, les causes des faits. Le matérialisme méthodologique affirme que tout effet à une cause qu’il s’agit de repérer. Les conséquents s’expliquent nécessairement par les antécédents… Sur base de ces convictions, Les scientifiques arrivent à mettre en question la validité de toute autre démarche d’appréhension du monde. Sur cette base, tout problème a sa solution… La science peut répondre à toutes les questions, d’où le progrès, le développement, la modernisation. A terme, la science montrera que toutes les affirmations qui ne s’appuient pas sur cette démarche scientifique sont illusoires. Même les sciences humaines vont toutes tenter d’appliquer cette méthode empirique d’ailleurs favorisée par le développement de l’informatique. L’informatique constitue un précieux outil au service de toutes les sciences, y compris la biologie et la biogénétique dont les progrès récents s’expliquent pour une part par les performances des applications informatiques dans des recherches, comme, par exemple, dans le décodage des gènes. Telle serait, selon Danièle Hervieu-Léger, l’explication de l’« exculturation » du christianisme ou de son « expropriation », selon Jürgen Habermas. Si l’on suit ce raisonnement, ces processus seraient une caractéristique des sociétés hautement scientifiques et techniques. L’origine s’en trouverait dans la confrontation majeure entre les vérités proclamées au nom de la religion et de la foi et, par ailleurs, les vérités découvertes par la rationalité et l’esprit scientifiques appliquant une méthode instrumentale et objective. D’où l’entrée dans l’ère appelée postchrétienne. Incontestablement, dans les sociétés avancées, le fossé se creuse entre la science, la raison et la foi ; entre les démarches et découvertes de la science et, par ailleurs, les croyances religieuses traditionnelles, voire les affirmations de la foi ou encore les perceptions et intuitions spirituelles. En progressant, la science remet en cause diverses assertions concernant la création, l’évolution du monde et de l’univers ; concernant le processus d’hominisation puis de cérébralisation ; concernant la nature de l’homme, la relation entre le corps, et l’esprit, voire la nature de la conscience et de l’âme. L’objectif de nombre de scientifiques est d’ailleurs de mettre au jour des vérités susceptibles de sortir l’homme de l’obscurantisme religieux…
2. Les conséquences du choix d’une vision et d’une méthode scientistes. Selon Danièle Hervieu-Léger, l’exculturation de la religion découle, à la fois, de la transformation que la science opère dans notre vision du monde, du cosmos et de leur évolution mais, en outre, elle s’explique par les conséquences des progrès des sciences et des techniques sur la vie des personnes et des peuples : lesquels sont mis en quête du bonheur et du bien vivre, à la recherche de la qualité de la vie en ce monde. Dans ses exposés, Danièle Hervieu-Léger ne semble guère se soucier du fait que l’« exculturation » du christianisme par les progrès des sciences et des techniques sont avant tout le résultat leur volonté de monopoliser l’accès à la réalité et à la vérité en partant d’une vision positiviste, causaliste, déterministe et matérialiste des sciences, ainsi que d’une méthode d’observation et d’expérimentation que l’on considère « de facto », comme objective et neutre : le matérialisme méthodologique. Elle ne se préoccupe pas du fait que cette démarche scientifique fondée sur le matérialisme méthodologique induit une vision réductrice de l’homme, du fonctionnement du cerveau, du développement de l’intelligence et de la conscience qui ne sont que des épiphénomènes des transformations bio, physico-chimiques. Pour nombre de scientifiques, les phénomènes mentaux et les états de conscience s’expliquent uniquement par de tels processus. C’est la matière qui commande à l’esprit. La pensée, comme la voix de la conscience, ne sont que des épiphénomènes surgissant de la physico-chimio- biologie de notre corps. Là se découvre le caractère réductionniste, la dimension idéologique d’une démarche scientifique qui se veut autonome mais qui met des œillères aux chercheurs, espérant ainsi échapper à toute discussion critique et éthique de ses projets et ses progrès, comme des conséquences pas toujours heureuses découlant des applications pratiques des découvertes. En outre, un certain nombre de chercheurs croient que les sciences et les techniques ont pour mission de lutter contre l’ignorance ou l’aveuglement des croyants, contre l’obscurantisme et le dogmatisme religieux. Ils n’ont pas toujours tort. Il n’est pas rare que des vérités scientifiques supplantent ou renversent des vérités et des affirmations religieuses. Dans ces cas, lorsque les découvertes scientifiques contredisent les croyances inspirées des Ecritures ou des affirmations dogmatiques, il est accepté que le discours des Eglises doit s’adapter. C’est une conclusion sage. Mais partant de cette conception de la science et de sa démarche, on ne voit pas comment éviter qu’un fossé se creuse entre science, raison et foi ? Comment, dans ces conditions, s’étonner du fait que les recherches poursuivies dans une optique matérialiste, réductionniste, voire antireligieuse, aient une incidence sur la sécularisation et la laïcisation des sociétés ? Comment dans une telle perspective, pourrait-on échapper à une crise du sens, une crise de la conception de l’être humain, de la vie en société et donc de l’humanisme ? Comment à partir de ce point d’entrée pourrait-on donner sens à la vie ? Comment en provoquant une crise anthropologique ne pas déboucher sur une crise religieuse ? Personne ne niera que la science et la technique sont sources de vérités et de richesses. Cela ne signifie pas que leurs démarches soient neutres et totalisantes ou nécessairement bienfaisantes parce que leurs applications ne peuvent éviter des effets collatéraux parfois pervers. De plus, même si elles sont sources de vérités, celles-ci n’ont pas nécessairement un caractère définitif. Enfin, comment imaginer et croire que la science et la technique ou encore la techno-science puissent et doivent se développer sans conscience, en dehors de toute préoccupation éthique, séparément de toute réflexion sur l’homme et son devenir, sur ses façons de vivre en société, sur l’environnement, sur le climat et leurs dégradations ?
En conclusion, ces grandes explications de la déchristianisation par la sécularisation des sociétés et par l’exculturation de la religion méritent des analyses fines et une réflexion approfondie sur leur réelle pertinence. Peut-on vraiment croire que la philosophie et la théologie n’ont plus à poser des questions sur la vie, les conditions de la vie et de la mort, sur la morale, la violence, la bonne gouvernance, le bien commun universel, le destin de l’humanité, l’évolution de la terre, de l’environnement ou encore du cosmos ? Peut-on croire que l’on est arrivé à la fin de l’histoire et de la sociologie des religions, de l’anthropologie et de la psychologie religieuses, de la philosophie de la religion et de la théologie ? Peut-on être sûr que toute interrogation religieuse et que toute quête spirituelle sont estompées dans un monde en pleine crise de croissance et de développement? Dans une société où les sciences commencent à reconnaître et à recenser tous les risques inhérents aux transformations du monde qu’elles engendrent. Au contraire, la religiosité et la spiritualité ne sont-elles pas en train de se transformer en réponse à une vision macrocosmique nouvelle, en raison de l’entrée de l’humanité dans une phase d’ interdépendance générale, dans une ère de confrontation entre tous les humains, dans une période où l’on prend conscience des défis et des risques environnementaux ; où l’on assiste à la progression de la violence ; où l’on enregistre les effets « boomerang » des déséquilibres sociaux et culturels creusés entre les pays et les peuples par les marchés économiques et financiers ; où les affrontements religieux se déclenchent souvent de manière irrationnelle? Sans que nous nous en rendions compte, ne sommes-nous pas entrés dans une ère nouvelle en quête de nouveaux prophètes : de personnes capables de réveiller la conscience en deçà et par delà la science ? Mais avant de tenter une réponse à cette question, un détour reste nécessaire. Nous sortons de la modernité et, selon certains analystes, nous sommes entré dans la postmodernité et, du même coup, dans l’ère postchrétienne. Ce sont des évolutions dont nous sommes loin d’avoir perçu la vraie nature et les conséquences possibles.
3. L’exculturation : une conséquence de la révolution postmoderne. Dans les sciences humaines et la critique des sciences exactes la modernité met en avant la raison. Elle croit en la possibilité d’une connaissance rationnelle et objective de la réalité. Le réalisme est à la base de la philosophie de la modernité. On est convaincu qu’il est possible d’analyser en toute objectivité les causalités. On pense pouvoir connaître le monde tel qu’il est. Grâce à l’intuition première, à l’observation et à l’expérimentation, les sciences couplées à diverses techniques, à des logiciels et programmes informatiques, sont capables d’appréhender la réalité physique de manière objective et d’expliquer de façon empirique le fonctionnement et l’évolution du monde. Les sciences cherchent ainsi à découvrir les lois naturelles et à en démontrer la pertinence dans leurs applications pratiques. L’essor des sciences et technologies a conduit à forger l’idéologie du progrès. La modernité distingue le sujet et l’objet. L’analyse des interactions entre l’observateur et l’entité observée : une personne ou un objet, n’est pas centrale. D’abord appliquées à la compréhension et à la transformation de la nature, les sciences dites positives se sont attelées à l étude de l’homme, de son évolution, de ses gènes dans le cadre de la biologie génétique et de la bioinformatique, de même qu’à l’analyse du fonctionnement du cerveau humain, à l’explication de ses états de conscience grâce aux neurosciences. Très rapidement, on a tenté d’étudier les sociétés humaines et les humains en suivant les schémas des sciences dites positives et exactes, même si les sciences humaines sont travaillées par d’autres modèles. L’objectif est de décrire et d’expliquer les relations et les interactions entre les personnes, comme entre les groupes ou encore analyser les opinions et convictions. Construites sur le modèle des sciences exactes, les sciences humaines cherchent à décrire les liens de causalité, les relations de cause à effet. Mais les sciences humaines disposent d’autres modèles d’analyse développés dans l’ère postmoderne. Par delà la modernité, la postmodernité s’interroge sur la possibilité et la valeur de la connaissance. Elle exclut l’hypothèse d’une connaissance objective de la réalité. Elle rejette la possibilité de la séparation entre le sujet et l’objet, la distinction entre subjectivité et objectivité. L’observateur et l’observé sont inévitablement en interaction. L’observation en pénétrant le champ d’observation, l’altère de l’une ou l’autre manière. Ce modèle veut démontrer l’incapacité à saisir la réalité à travers le langage, la parole ou l’écrit, parce que tout discours scientifique ou non utilise un langage acquis et préconstruit qui, de l’une ou l’autre manière, produit l’encerclement de la pensée et délimite notre champ de perception et de réflexion. Tout énoncé scientifique, toute théorie ne sont jamais qu’un discours sur une réalité que nous ne pouvons saisir dans sa totalité. C’est à tort que les sciences humaines cherchent à se construire principalement sur le modèle des sciences exactes en s’attelant à la recherche sur les interactions, leurs causes et leurs effets. L’explication n’est pas le seul objectif des sciences humaines. Leur premier objectif est l’étude de l’intentionnalité, de la conscience de l’appartenance au mode, de la compréhension des actes, des symboles, des traditions, des idées, des états d’âmes, de la créativité, de la violence et de la volonté de puissance. Droits et devoirs sont passés au crible, comme les valeurs et les normes. L’analyse du langage concerne tant les concepts concrets que les abstraits. On questionne l’humain, comme l’humanité. On analyse les affinités entre divers concepts, telles la démocratie, la notion d’équilibre entre les pouvoirs ou encore la participation. Les croyances et les religions avec leurs rites, leurs symboles, leurs sacrements et leurs sacralisations sont aussi l’objet de recherches. Par delà l’analyse des concepts concrets et abstraits, l’objectif est aussi d’analyser les discours scientifiques, notamment ceux produits par les sciences exactes. Les méthodes de la connaissance postmoderne sont multiples, par delà l’analyse du langage, il ya les démarches de la phénoménologie et de l’herméneutique. La « déconstruction » est l’objectif de la connaissance postmoderne. Elle s’opère sur base du constructivisme ou du constructionnisme. Ces analyses conduisent à questionner la raison, la causalité, l’objectivité, la capacité de connaissance du réel, l’aptitude du langage à fournir autre chose qu’un discours sur la réalité. C’est cet ensemble de questions posées par le passage vers une réflexion postmoderne qui conduit certains à croire là se trouve la véritable source du relativisme ambiant : celui qui nous fait entrer dans l’ère postchrétienne. Dans cette ère, l’ancrage des visions du cosmos et du monde, de l’évolution, comme des idéologies, de même que des mouvements religieux et des communautés spirituelles, ne se trouve plus dans la chrétienté. Les sociétés, notamment européennes, ont perdu le sens du sacré, ne voient plus la signification des sacrements, des rites et, dans le même temps, s’éloignent de tout ce qui s’affirme de manière dogmatique, de la croyance en une transcendance, de la foi en un Dieu, voire en un Dieu sauveur qui, un jour, s’est fait homme. Le post-christianisme soumet à la critique les textes tant bibliques qu’évangéliques.
4. Quelle place ouvrir à ces questions et diagnostics dans l’université ? Au cœur des sociétés sécularisées, la diffusion et la pertinence du message chrétien sont directement affectées par les mutations en cours. La preuve s’en trouve dans la crise du christianisme européen ; dans sa lente « exculturation » tant par les sciences dures que par les sciences humaines. Partant de ces évolutions, certains pensent que toute réflexion sur la signification et les implications du ‘C’ de l’UCL est superflue, voire contre-productive. Il semble que dans ce monde en voie de sécularisation, caractérisé par la pluralisation et la personnalisation des formes de croire, on ne peut respecter la liberté religieuse de chacun qu’en n’affichant pas son appartenance. Dans ces conditions, les signes ostentatoires se référant à une appartenance ou à une référence religieuse, telle la croix, la kippa ou le voile,… sont à bannir. C’est ainsi que l’on assurera au mieux la liberté de chacun et que l’on évitera les confrontations et conflits religieux. L’évolution va donc dans le sens de la « déconfessionnalistion ». Dans les sociétés pluralistes et libertaires, les institutions doivent être ouvertes à tous. Il en est de même pour les universités. D’autant mieux que, dans ce monde sécularisé, la pluralisation des conceptions du religieux s’accompagne d’une différenciation des conceptions de la personne humaine, définie tantôt comme proche, tantôt séparée de l’animalité ; d’une diversification des formes et des modèles de société (même si à l’instar de Francis Fukuyama, certains imaginent que l’évolution nous conduira inexorablement à la démocratisation et à la libéralisation des sociétés) ; de même que d’une variété de récits de la création du monde et de l’expansion de l’univers. Pour ceux qui analysent l’évolution en termes de sécularisation et de pluralisation religieuses des sociétés où encore d’exculturation du christianisme, les universités qui s’affichent catholiques sont plongées inévitablement dans l’ambiguïté et la perplexité.
5. Tentative d’appréciation de la pertinence des diagnostics. Avant de discuter de ces positions et propositions relatives aux implications d’une appartenance ou d’une référence religieuse et morale, ou encore avant de discourir sur l’opportunité ou l’inopportunité du ‘C’ dans l’appellation de l’UCL., il est sans doute utile d’analyser d’un peu plus près les divers processus en jeu et de se demander si tous jouent de manière convergente dans une même direction… Sans douter de l’objectivité de la thèse et des tendances d’évolution que l’on projette à travers les indices de la sécularisation des sociétés européennes les plus avancées, est-il certain que l’on assiste à recul définitif de la dimension religieuse et de la quête spirituelle dans la vie de l’homme, aujourd’hui ou demain ? Est-il certain que les sciences puissent parvenir à une explication exhaustive de la vie des êtres, comme des sociétés ? Est-ce bien la seule lecture possible de l’évolution ? Faudra-t-il, sur cette base, renoncer un jour à toute référence chrétienne? Sur la question, deux camps s’opposent : - les uns croient à un processus continu de sécularisation et à une lente désagrégation des croyances et des pratiques d’inspiration religieuse; - d’autres pensent que l’homme se caractérise par une dignité intangible et par sa nature profondément religieuse, et qu’en conséquence, il y aura, à terme, une résurgence d’une pensée religieuse, d’une spiritualité moins contrainte et plus intérieure. Pour ce second courant, le religieux ne périt pas mais se transforme et se diversifie en permanence. De fait, pourquoi les mutations en cours ne conduiraient-elles pas à une nouvelle conception, voire à un affinement et à un apurement du religieux et du message religieux ? Pourquoi les mutations dans le contexte socio-religieux ne pourraient-elles pas être source de purification, d’élucidation et de « désenveloppement » du message chrétien ? Pourquoi l’évolution fermerait-elle les chemins à une nouvelle quête de sens ? Vers des formes nouvelles de responsabilité à la fois individuelles et collectives?
TROISIEME PARTIE
Une autre lecture de l’évolution est-elle possible ?
1. L’inéluctable question du sens de la vie et de l’existence. Dans un monde fondamentalement voué au développement de la science et de la technique et, dans le même temps, soumis aux forces du marché en mondialisation, la religion et la croyance en Dieu sont souvent considérées comme des survivances ou des épiphénomènes de l’ignorance. Mais n’y aurait-il pas d’autres lectures possibles de l’évolution culturelle et de l’impact des sciences, des techniques et des marchés sur les questions religieuses et éthiques ? Tous les analystes ne se rallient pas à la thèse de la sécularisation et de la laïcisation des sociétés, même si les indices de la pluralisation et de l’individualisation des croyances sont multiples. Pourquoi les avancées des sciences exactes et humaines conduiraient-elles inéluctablement à l’involution de la foi, de la religion et de la croyance en une fin ultime? Pourquoi les avancées des sciences réduiraient-elles inéluctablement le champ de pertinence de la religion dans la vie de l’homme et des peuples? Pourquoi les découvertes scientifiques aboutiraient-elles à nier la transcendance, à refuser de donner sens à la vie et à à contester la dignité absolue de l’homme? Comment tout cela évincerait-il Dieu du cœur de l’homme? La croyance religieuse n’est pas fatalement, comme certains l’affirment, l’indice d’un coefficient d’ignorance que la science doit réduire. En fait, les acquis des sciences liés aux performances de la technique ne suscitent pas d’office l’incroyance. Ils et elles peuvent, au contraire, susciter l’émerveillement face à la richesse et à l’immense beauté de la nature et de l’univers galactique ou encore face aux processus qui produisent la transformation de notre planète, qui changent son habitabilité, qui transforment les conditions d’apparition de la vie, qui provoquent la diversification et l’évolution des espèces, qui démontrent les performances et prouesses de l’intelligence humaine, qui engendrent d’extraordinaires élans de la conscience. En d’autres termes, la réduction de notre coefficient d’ignorance ne débouche pas nécessairement sur la négation et la destruction des convictions ou vérités religieuses. Dans certains cas, le développement de la science va contribuer à les apurer et à les affiner. De nos jours, on assiste à une profonde transformation non seulement de la vie et de la conscience spirituelles des personnes mais également des religions et des institutions qu’elles engendrent. Science et technique n’annihilent pas la quête de sens inscrite au cœur de l’homme et de la vie, parce qu’elles ne peuvent tout expliquer, comme le mal, la souffrance, le malheur, la violence. Elles ne peuvent éliminer la peur de l’accident ou de la mort. Même si, au départ, nombre d’experts et de savants pensaient que les sciences et les techniques pouvaient tout expliquer et résoudre. On en est loin. Les sciences répondent à un nombre croissant de questions, mais débouchent souvent sur nombre de nouvelles questions. A l’opposé et au contraire, certains croient en une résurgence spirituelle et religieuse et pensent que le message chrétien et le projet évangélique basés sur la loi d’amour restent d’actualité, même s’il faut de manière continue les reformuler et les retraduire en réponse aux évolutions des sociétés, aux transformations de l’Europe et du monde. Certains continuent à croire que ce message et ce projet ont valeur universelle, qu’ils contribuent au meilleur développement de la personne et qu’ils sont porteurs de paix et de justice dans le monde. Dans leur sillage, de nombreux chrétiens prospectent de nouveaux chemins, expérimentent de nouvelles formes d’engagement et d’expression de leur foi et de leur amour. Nombre d’entre eux sont à l’affût des nouveaux signes des temps et se tiennent à distance par rapport aux lectures de l’évolution en termes johanniques, apocalyptiques ou millénaristes de certains dignitaires des églises chrétiennes. Ils ne croient pas à l’avènement de l’antéchrist ou à la fin prochaine du monde, même si le mal, les formes de violence, les guerres et les conflits se répandent, comme l’injustice et la pauvreté. Pour eux, le message et le témoignage chrétiens sont source d’espérance. Ils contribuent à la recherche d’un meilleur développement du monde et de l’humanité. Pour ceux-là, le christianisme n’a pas épuisé ses ressources. De nouvelles attentes apparaissent continument au cœur des sociétés : il faut vouloir y répondre. De nos jours, les visages de proue de l’amour fidèle des plus pauvres sont ceux de l’Abbé Pierre ou de Mère Teresa mais on peut en découvrir bien d’autres en bien d’autres domaines. Durant un temps, on a pu croire que le mixage et la pluralisation des populations au cœur des pays les plus avancés, renforcerait la tendance à la privatisation complète de la religion. C’est l’inverse qui se produit. Récemment, des d’événements sont survenus à travers lesquels le religieux a refait irruption dans la société. On croyait les sociétés en voie de sécularisation et de laïcisation mais les débats s’enveniment que ce soit autour du port du voile perçu comme signe de l’appartenance à l’Islam. On se bat sur l’opportunité de la publication des caricatures de Mahomet, sur la condamnation et par ailleurs l’anoblissement de Salman Rushdie, sur l’opportunité et les modes de financement
1. L’occasion de déclencher le débat. Dans le passé, les débats sur le « C » de l’UCL, sur sa signification et ses implications ont été peu nombreux, même si de longue date le Groupe Martin V a beaucoup discuté et publié sur ces questions. Il est vrai que, durant une longue période, l’université a dû faire face à nombre de problèmes : les uns plus urgents que les autres. Elle a été confrontée aux embuches nées de son transfert de Leuven à Louvain-la-Neuve, à l’ancrage dans son nouveau territoire, à l’impératif de démocratisation de l’accès, à l’afflux des étudiants mais surtout des étudiantes, à une exigence croissante de professionnalisation, à la volonté de contribuer au développement économique et social par la formation du capital humain au service d’une société de la connaissance, à la croissance exponentielle de la recherche tant scientifique que technologique, à la nécessité d’organiser des partenariats avec des entreprises et des administrations, avec les représentants de la société civile, voire avec la société religieuse. Tout ceci ne se conçoit pas sans un appareil bureaucratique important, sans de nouvelles formes de gouvernance, sans des plans stratégiques, des indices de performance, de contrôle de la qualité des enseignements, sans des audits et des évaluations des résultats et donc aussi, sans la quête de nouvelles ressources. Certains n’hésitent pas à dénoncer la marchandisation croissante par l’université, que ce soit de ses enseignements, recherches, brevets ou services. Dans le même temps, l’université a dû faire face à l’élargissement et à l’internationalisation de son public favorisé par le programme Erasmus, à la mise en œuvre de la réforme de Bologne et à la réorganisation des cursus universitaires, à l’instauration d’un système de crédits universitaires, à la nécessité d’organiser une reconnaissance mutuelle des diplômes, à l’obligation de se profiler en fonction des critères d’excellence mis en avant par les classements européens et mondiaux des universités, de favoriser les publications et leur diffusion internationale, d’œuvrer à la transnationalisation du système universitaire à travers la multiplication des partenariats. Il s’agit là d’une une série de facteurs qui placent l’université sous l’aiguillon de la concurrence d’ailleurs accrue par le développement de fondations et de centres de recherches séparément des universités. Aujourd’hui pourtant, suite à la création de l’Académie de Louvain regroupant quatre entités auxquelles s’adjoignent l’ICHEC et l’IHECS, on a décidé de choisir une dénomination commune mais cette démarche a débouché sur un débat qui, par delà la présence ou la suppression du ‘C’, porte avant tout sur l’identité, sur les appartenances et références implicites ou explicites de ce que certains souhaiteraient appeler la nouvelle Université Catholique de Louvain. C’est la dénomination que veut la nouvelle structure de gouvernance mais déjà le groupe signataire de l’appel en faveur de ULouvain souhaite une consultation des personnels.
Dès avant le choix de la dénomination nouvelle, deux appels ont été lancés consécutivement : l’un, pour enlever le ‘C’; l’autre, portant sur la signification possible d’un engagement chrétien dans notre monde en profonde évolution. Leurs mérites est d’avoir porté au grand jour la question de l’identité et des valeurs au niveau d’une université. De fait, le regroupement des entités dans le cadre de l’Académie de Louvain offre l’opportunité de discuter de son appellation et des implications de sa référence chrétienne, mais l’émergence de cette question a des explications beaucoup plus fondamentales qu’il faut trouver dans les transformations des sociétés et du monde. Cette interrogation se justifie d’autant mieux que la société belge se caractérise d’avantage par son pluralisme et son multiculturalisme. Il en est de même sur le plan européen. Ce pluralisme se manifeste clairement sur le plan religieux. En ce domaine, on trouve toute la gamme des possibles, allant de l’athéisme en passant par l’agnosticisme et l’incroyance, en passant par un éventail diversifié de croyances et d’appartenances : ce qui débouche parfois sur formes de sectarisme. A l’autre extrême, on constate la prolifération de groupes caractérisés par l’intégrisme et de fondamentalisme religieux préoccupés du déclin de la dimension religieuse et spirituelle en Europe et dans le monde. L’université constitue fatalement le reflet de ce pluralisme des appartenances et références. Divers processus sont donc à l’œuvre. D’une part, il y a la séparation nette entre l’Eglise et l’Etat. D’autre part, la laïcisation : un processus qui tend à isoler la société civile par rapport à la société religieuse. On assiste alors, par delà la sécularisation de la société, à une pluralisation et à la privatisation ou à l’individualisation du croire. Quant au multiculturalisme, il s’explique aussi par les vagues successives d’immigration, par l’abaissement des frontières entre les Etats et par l’engagement résolu de la Belgique dans l’accueil des institutions européennes. Dans ces contextes cosmopolites, multiculturels, pluralistes, sécularisés et laïcisés, les appartenances et références religieuses sont diverses, sinon occultées, voire rejetées. Mais le pluralisme et le laïcisme ne sont pas les seules sources la diversité et la labilité des appartenances et des références. Il y a aussi l’économisme triomphant, la professionnalisation accrue, le productivisme, le consumérisme, comme encore le matérialisme et le relativisme caractéristiques des sociétés d’abondance et des économies de marché basées sur la connaissance, la science et la technique. Dans ces sociétés, les personnes sont d’avantage motivées par leur réussite personnelle et professionnelle et la qualité de la vie que par l’ouverture aux autres et par la solidarité. Les valeurs sociales faiblissent, alors même que les valeurs individuelles fleurissent. De plus, l’internationalisation des systèmes de communication, l’interconnexion des réseaux, et la communication multimédiatique qu’elle soit interpersonnelle ou collective, contribuent à la multiplication des relations transfrontalières, à l’abaissement des cloisons entre les groupes et les mouvements, à l’effacement des lignes de démarcation entre les institutions, comme entre les divers domaines de la connaissance. Ces relations interpersonnelles et transfrontalières concernent toutes les catégories d’âge, même si la fracture informatique entre les divers pays est grande, car tous les humains ne sont pas aussi richement équipés. L’université, qu’on la qualifie catholique ou non, n’échappe pas aux conséquences de ces multiples évolutions. A tous les niveaux, dans ses divers compartiments, dans ses diverses catégories de personnel et, très logiquement, dans ses publics, jeunes et moins jeunes, ainsi que parmi les multiples commanditaires de recherches, on ne peut que constater la pluralité des appartenances et des références en matière religieuse, voire le rejet de ces appartenances et références traditionnelles. Dans ces conditions, certains s’interrogent sur l’opportunité de conserver cette appellation de l’université. D’un côté, parce que l’on ne voit plus ce que cela signifie ; d’un autre côté, on cerne mal les implications de cette affiliation sur sa gestion et sur son développement. Dans nos sociétés, cette interrogation ne concerne pas que l’université. A travers le temps, de nombreuses institutions ont été créées sous cette dénomination catholique. Même si, aujourd’hui, la société se présente comme plurielle et pluraliste, nombre de ces institutions ont conservé cette appellation de départ, même si au niveau des partis politiques, certains ont souhaité ne plus s’appeler catholiques. De même, le mouvement scout a renoncé récemment à cette dénomination. Il n’empêche que, même si elles se disent ouvertes à tous et profondément pluralistes, ces institutions, telles les écoles, tels les mouvements de travailleurs, les mouvements de jeunesse, les hôpitaux et les œuvres caritatives, justifient leur appellation catholique sur base de la spécificité des valeurs chrétiennes à la base de leur fondation et de leur fonctionnement. Cette appartenance et cette référence chrétiennes ne sont pas des conditions d’entrée ou de participation, comme dans les mouvements spécifiquement religieux. Toutes ces institutions sont conscientes des valeurs à défendre. Toutes insistent sur la spécificité des valeurs qui les animent, parmi lesquelles les valeurs évangéliques : le respect de la dignité de la personne, la priorité à accorder aux plus pauvres, l’engagement libre volontaire et dévoué,… la solidarité, la justice, la non violence… Ces institutions estiment que la foi est importante pour la compréhension du sens de la vie, l’inspiration non seulement de la personne mais aussi des groupes et des institutions. De leur point de vue, la foi contribue au bon fonctionnement de la société et à une bonne gouvernance, tant européenne que mondiale. Mais ces valeurs sont non marchandes. Leur proclamation et leur incarnation se heurtent fatalement aux évolutions des sociétés happées par la recherche du profit, par l’exaltation de la réussite, par le développement des économies de marché et de la concurrence. Nombre de valeurs dites chrétiennes sont en opposition avec diverses valeurs véhiculées dans les sociétés les plus avancées, sécularisées et laïcisées. En théorie, ces valeurs devraient être l’inspiration de l’université lorsqu’elle s’affirme catholique ou simplement chrétienne. Un projet de charte explicitant les valeurs qu’elle veut privilégier est d’ailleurs en discussion et dans la nouvelle gouvernance l’instauration d’un conseil Université et Eglise de même qu’une Commission Université et Communauté chrétienne. L’importance prise aujourd’hui par le débat sur l’appellation de l’université et sur les implications de la dénomination, a de nombreuses explications. Il est utile de les dénombrer et de les expliciter.
2. Le refus de l’Europe de faire allusion à ses racines chrétiennes. Préalablement au débat entamé dans le cadre de la nouvelle UCL, il y a eu une longue discussion au sein de l’Union Européenne sur l’opportunité de faire référence aux racines chrétiennes de l’Europe, d’abord dans le projet de constitution, puis dans le traité remanié. Chaque fois, il a été refusé de faire allusion à ces racines chrétiennes partant d’une conception de la laïcité, mais aussi du fait que l’histoire de la chrétienté en Europe n’a pas toujours été glorieuse. Ce refus est également la suite logique d’une longue phase de déchristianisation et de l’immigration de populations pratiquant d’autres religions. Aujourd’hui, suite à ces migrations et aux contacts entre les diverses civilisations, on se retrouve en Europe, par delà les chrétiens (catholiques, orthodoxes et protestants), des personnes, des familles et des groupes affichant leur foi mahométane, d’autres se réclament de la judéité ; d’autres s’inspirent de diverses formes et sources religieuses, théistes ou non ; d’autres, enfin, se déclarent laïcs, agnostiques ou athées. Tous souhaitent avant tout le respect de leur autonomie, de leurs croyances et convictions ou de leur incroyance, et donc de leur liberté de conscience : celle-ci doit être respectée par delà la liberté de religion. En conclusion, l’Europe en voie de sécularisation est définitivement plurielle. En outre, au sein de l’Union Européenne, les indices de sécularisation sont multiples. Ils montrent le recul de la pratique et de l’appartenance religieuses, la chute des vocations, la décléricalisation fatale suite au déclin du nombre des vocations et au vieillissement du clergé, la désacralisation des institutions (certaines laissent tomber l’étiquette catholique), la « décrédibilisation » d’un message chrétien rigidement formulé, l’éloignement par rapport à des règles morales strictement codifiées par l’institution religieuse indépendamment de tout contexte… Dans ces conditions, la transgression de nombreux interdits de l’Eglise n’est pas étonnante, que ce soit en matière de contraception, de sexualité, de reproduction, de séparation et de divorce ou dans le traitement de la fin de vie. La sécularisation trouve de multiples explications : dans le développement de la science qui paraît comme la seule source de la vérité ; dans le passage d’une civilisation rurale vers une civilisation urbaine ; dans la différenciation, la séparation et l’autonomie fonctionnelles des institutions. Telles sont les formes de la modernité. On comprend que dans ces conditions, la distance affichée par rapport à l’institution religieuse et par rapport à ses préceptes soit grandissante et, notamment, par rapport à la morale judéo-chrétienne. Peu à peu, les catholiques se trouvent coincés dans un statut de minorité. Mais si l’on assiste à une lente « désinstitutionnalisation » de la religion, cela ne signifie pas la fin de la croyance mais ce processus accentue l’individualisation et la privatisation du croire : le « believing without belonging ». Danielle Hervé-Levieu croit que nous sommes entrés dans l’ère du «bricolage» religieux, parce que dans ce monde sécularisé, chacun a la capacité et le droit de penser par lui-même. Chacun a le devoir de respecter l’autonomie des autres et de croire en leur capacité à faire leurs choix et à prendre en conscience leurs responsabilités. Les droits des personnes ne sont pas seulement négatifs, c’est-à-dire des droits à ne pas subir de pressions ou d’interférences de la part des autres, mais aussi des droits positifs et donc de pouvoir faire librement en conscience et en responsabilité des choix quant à ses modes de vie et de relation, les habitudes vestimentaires...Peut –on porter un voile ? Où ? Dans quelles circonstances ? Pour nombre d’experts, la sécularisation ne détermine donc pas seulement une séparation drastique de l’Eglise et de l’Etat, à terme, elle conduit à la privatisation de la religion, à sa relégation dans la vie et la sphère privées. Dans nos Etats, on cherche à ce que la religion reste une affaire privée, une question de conscience individuelle. Les sociétés sécularisées sont donc essentiellement tolérantes à la condition, toutefois, que les religions restent confinées dans la sphère privée. Tout ce qui rend l’appartenance visible apparaît rapidement comme une forme d’imposition et de prosélytisme. Tel serait le prix de la pacification et de la neutralité religieuses… Dès lors, la séparation opérée dans nos sociétés entre le sacré et le séculier ou le profane, ou encore la disjonction entre la religion et l’Etat est un fait. Elle conduit à reléguer le phénomène religieux dans la sphère privée. Cette privatisation de la religion l’empêche de faire irruption dans le champ politique et donc d’investir la sphère publique. Cela vaut pour l’église catholique, comme pour les églises chrétiennes ou les autres religions. Dans un tel cadre, les gouvernements et les parlements doivent s’exprimer en dehors de toute référence à un message religieux. Le consensus politique ne se construit plus sur une base religieuse. En conséquence, le phénomène religieux devient purement culturel et la démarche intellectuelle tend à éclipser toute quête spirituelle et de sens. Nombreux sont ceux qui pensent que les processus de sécularisation et de laïcisation jouent inéluctablement dans le sens de l’effritement du religieux, d’abord au sein des sociétés européennes mais, à terme, dans toutes les autres parties du monde, même si, sur un plan immédiat, les autres continents (en Amérique du Nord, par exemple) et les autres civilisations, paraissent échapper à cette évolution. Aux Etats-Unis, la concurrence interreligieuse reste importante et lorsqu’il regardent vers notre vieux continent, il n’hésitent pas à considérer que la laïcité affichée constitue ce qu’ils appellent l’exceptionnalisme européen Confrontée à cette sécularisation et au relativisme qu’elle engendre, les Eglises catholiques et chrétiennes se placent dans une position défensive. Dans cette situation de déchristianisation, l’Eglise catholique tend à réagir fermement, au risque de produire la stigmatisation des personnes ou des groupes qui s’en écartent. Dans ces conditions, l’Université Catholique de Louvain est amenée à naviguer dans un contexte à la fois religieux et socio-religieux qui complique considérablement ses capacités à renouveler et à traduire le message chrétien, à l’adapter et à le transmettre à destination de ses divers publics, de la société et du monde. D’autant plus qu’elle est largement financée sur base des deniers publics ? Pourquoi, dans ces nouvelles conditions, vouloir lutter contre vents et marées ?… Selon certains, dans ce nouveau contexte pluraliste et libertaire, il conviendrait de mettre une sourdine à la référence chrétienne ou catholique de l’université. In fine, pour ceux-là, les processus de décléricalisation, mais aussi de pluralisation, de sécularisation et de laïcisation se cumulent à tel point que toute référence religieuse est perçue comme négative, notamment sur le plan du « marketing » universitaire. Pourquoi, face à des publics venus de tous horizons, continuer à afficher des crucifix dans les auditoires ? Suite à ces évolutions, on peut comprendre que se réduise le nombre de personnes attachées au « C » inscrit au fronton de l’université. L’indifférence s’accroît d’autant mieux que le public et le personnel de l’université deviennent, à l’instar de la société, essentiellement pluriels. Même si la thèse de la sécularisation est aujourd’hui très discutée, il est difficile de nier l’effritement et l’estompement lents de l’engagement catholique de l’Université. La sécularisation en séparant l’Eglise de l’Etat, libère le pouvoir séculier du pouvoir religieux. Dans le même temps, elle développe l’autonomie des personnes par rapport aux institutions religieuses. La sécularisation ne change pas seulement le rapport entre l’Eglise et l’Etat, mais aussi entre le peuple de Dieu et, par ailleurs, l’Eglise et ses institutions. La sécularisation creuse la distance entre catholiques et chrétiens et leurs institutions ecclésiales. C’est d’autant plus vrai chez les catholiques en raison de la forte centralisation et de la hiérarchisation stricte de l’Eglise dans un monde où, par ailleurs les principes de la démocratie et les droits des citoyens sont sacrés. Enfin, la sécularisation conduit à refouler la religion dans la sphère privée. dans l’individualisme caractéristique de l’économie de marché Chez nombre de catholiques européens, parmi les hommes mais surtout parmi les femmes, la crise religieuse s’explique par l’intransigeance des positions romaines face aux moyens de contrôle des naissances et de contraception, d’assistance médicale à la procréation; par le refus de l’eucharistie aux divorcés ; par le dédain vis-à-vis de l’homosexualité et les unions homosexuelles; de même que par les condamnations et les menaces d’excommunication, par exemple, à l’encontre de ceux qui votent des lois tendant à la libéralisation-régulation d’actes irrespectueux par rapport à la définition de la vie et de l’être humain formulée par l’Eglise. Le rappel des interdits est considéré par nombre de chrétiens non seulement comme une qualification précise du péché mais comme une lecture en noir et blanc de situations variées et décontextualisées. Par ailleurs, des définitions claires du péché conduisent à stigmatiser le pécheur, voire à le rejeter et à l’excommunier. La distance par rapport à l’Eglise et la tension qui se développe dans les relations par rapport à nombre de ses représentants hiérarchiques, s’expliquent par ce qui est perçu à la base comme une dénonciation de situations et d’actes mais aussi comme une condamnation sans appel des personnes et des familles qui s’y trouvent plongées et qui, dès lors, se sentent rejetées à l’extérieur avec leurs problèmes. L’animosité face à l’Eglise et à certains de ses représentants découle des jugements, condamnations et interdictions qui frappent des hommes et des femmes comme si l’on voulait occulter le droit de la personne à agir de manière responsable en fonction de sa conscience éclairée. De même, on éclipse l’immensité de l’amour, de la compréhension et de la miséricorde de Dieu pour l’homme, y compris pour le pêcheur. Face aux jugements ecclésiaux radicaux et aux sanctions qui en découlent, nombre de catholiques se jugent discriminés, voire écartés d’office et sont de moins en moins enclins à proclamer leur appartenance, même s’ils conservent la foi. Ils continuent à croire et à poursuivre leur vie spirituelle mais n’appartiennent plus à l’Eglise. Au cours du temps, nombre de chrétiens ont appris à prendre leurs responsabilités et à agir en conscience. La sécularisation au sein des sociétés s’explique donc aussi par la disjonction entre l’Eglise et les fidèles ; entre les croyants et la religion et la foi telles que codifiées. La décrédibilisation du message chrétien s’inscrit dans un processus de détraditionnalisation et se manifeste dans des formes de démobilisation et de désengagement. Mais cela ne signifie pas que la religion, la religiosité et la spiritualité disparaissent. Ces expressions montrent l’autonomie grandissante des personnes et montrent la profonde transformation de la foi et des façons de croire. Dans ce monde sécularisé, chacun paraît vouloir reprendre son autonomie et sa liberté. L’univers religieux apparaît alors comme un monde de subjectivité et d’intersubjectivité dans lequel chacun est autorisé à penser comme il le veut et à juger de la relativité des choses et à prendre ses responsabilités. Incontestablement, on assiste à une individualisation du croire. Mais cette sécularisation ne constitue pas nécessairement une évolution négative : elle diffuse le pluralisme au sein des sociétés. Elle débouche sur une diversité et sur un relativisme, tant sur le plan culturel que moral et religieux. Mais, dans le même temps, il n’a jamais été autant discuté des questions éthiques et morales, des questions de sens et de spiritualité. *3. La révolution dans les réseaux de communication et de relation * La diversification et la variabilité des subjectivités construites sur base de choix « à la carte » sont aussi la conséquence de l’explosion tous azimuts des informations et des connaissances accessibles à travers les nouveaux moyens, réseaux et institutions de transmission et de communication. La mondialisation des multiples réseaux de communications permet la communication instantanée entre toutes les parties du monde. Dans les sociétés sécularisées et informatisées, les humains se trouvent plongés dans un « melting pot » religieux. Ils font face à un quasi-marché où les diverses religions et conceptions religieuses sont juxtaposées et s’offrent à eux comme les articles d’un superbazar dans lequel tout se vend et s’achète. Dans cet univers, chacun développe ses opinions et convictions en fonction de ses appétences personnelles. Cet éclatement du religieux en diverses directions est la conséquence de ce que l’on appelle sa commercialisation et de sa marchandisation croissantes. Le religieux se vend et s’achète sur un marché, comme les autres biens et services. Cela se constate dans le succès du « nouvel âge », dans l’ésotérisme religieux, dans les succès de l’église scientologique, dans l’intérêt pour le bouddhisme… les religions asiatiques, dans la comparaison entre l’islamisme et le christianisme… D’autant mieux que la mondialisation dans ses diverses dimensions joue à l’instar d’un mélangeur ou d’un malaxeur des cultures, des civilisations, des spiritualités et des religions. Au sein de ces sociétés, le consommateur est laissé libre de composer son panier religieux selon sa personnalité, ses préoccupations et ses moyens. Peu à peu, on entre dans une commercialisation du spirituel et du religieux à l’instar des autres formes de savoir ou de connaissance... En favorisant l’interpénétration des cultures et des religions, la mondialisation contribue à multiplier les formes d’exotisme sur les plans culturel et religieux. Le brassage continu des cultures et des religions conduit à des métissages, à toutes sortes d’hybridations parfois positives mais aussi à des contaminations croisées. Le religieux devient le domaine de la relativité où tout est question de circonstance et de lieu, de condition et de choix personnels. In fine, le pluralisme sur le plan spirituel et religieux découle d’un profond relativisme culturel. Dans ce monde où pluralisme rime avec syncrétisme, le christianisme passe incontestablement par une crise profonde. Qu’est-ce que croire en Dieu dans un monde où les religions se juxtaposent, se comparent, se concurrencent et s’agressent au nom de leurs conceptions de Dieu et de ses commandements? A terme, ce pluralisme et ce relativisme religieux peuvent de conduire à la négation de la transcendance, de toute vérité absolue, de toute vérité morale. Ce pluralisme religieux, cette individualisation du croire et le relativisme moral trouvent également leurs sources dans l’individualisme caractéristique de l’économie de marché , dans le développement des économies libérales, dans la conviction acquise quant à l’efficacité de cette économies et dans la croyance quant aux effets heureux qui en découlent,. Dans nombre de sociétés, notamment depuis la chute des régimes communistes, la croyance en la valeur des principes de l’économie de marché et la conviction quant à ses retombées bénéfiques se sont rapidement répandues. Dans ces économies libérales de marché, les personnes sont considérées libres et autonomes : libres de choisir leur vie, d’affirmer et d’exercer leurs droits. Elles semblent alors pouvoir résister aux pressions sociales et culturelles. Cette souveraineté de la personne qui s’exerce dans le respect d’autrui n’a rien de répréhensible. Mais peut-on affirmer que les personnes sont vraiment libres et autonomes au sein des économies de marché? Alors, pourquoi tant de publicité ouverte ou camouflée ? Les économistes libéraux insistent sur l’efficacité supérieure de cette économie guidée par les forces du marché, parce qu’elle favorise au mieux l’autonomie et l’initiative des personnes. Mais, trop souvent, ces économistes occultent les effets pervers d’un individualisme excessif, tel le carriérisme et le consumérisme qui s’inscrivent dans le sillage du jeu du marché. En fait, ce marché est sous-tendu par les puissants mécanismes de persuasion, de séduction et de distinction développés par la publicité et les médias. En outre, cette forme d’économie où tout se vend et tout s’achète, joue en faveur du relativisme moral au sein des sociétés modernes. L’individualisme ancré au cœur des sociétés les plus avancées est une conséquence logique des forces économiques laissées libres. L’individualisme émerge du jeu des institutions et des structures en place : des modes de calcul des rémunérations et des récompenses des travailleurs en fonction de leur initiative, de leur productivité ou de leurs performances ou encor de leur esprit d’innovation. Chacun poursuit son intérêt personnel et sa réussite individuelle : toutes tendances favorables à l’appropriation et à l’accumulation privées du capital. Sur le plan de la consommation, l’individualisme est aiguisé par la manipulation des désirs et de la subjectivité des acteurs : clients ou consommateurs, à travers la différenciation des produits et des modes de vie, par le biais des moyens de persuasion aux mains des entreprises, par l’imposition d’un nouvel art de vivre, en mettant les individus en quête du bonheur, à la recherche du/ /plaisir et de la satisfaction des désirs ; en faisant de l’argent, du profit et de l’accumulation privée les signes de la réussite. Dans ce cadre, toute la production, toute la consommation, toute la vie et toutes la civilisation apparaissent centrées sur la quête du bonheur et de la jouissance. L’utilitarisme et l’hédonisme règnent en maîtres. Dans ces conditions, il est fatal que les personnes se replient sur elles-mêmes, sur la sphère privée pour se mettre en quête de liberté, de réussite matérielle et affective, et donc d’épanouissement personnel. L’autodétermination de la personne est devenu un enjeu primordial. Cette civilisation centrée sur l’individu débouche sur un monde pluriel, plein de diversité, sur une vie envahie par les loisirs. L’« homo egonomicus », selon l’expression de Christian Arnsperger, apparaît replié sur lui-même, en quête du bonheur. En réalité, il est le fruit de l’individualisme et du relativisme caractéristiques des économies libérales de marchés mais aussi des sociétés animées par une conception purement représentative et instrumentale de la démocratie : une société laïque dans laquelle le consensus est négocié selon une logique procédurale plutôt que sur base de principes et de valeurs. Dans ce monde, les humains se trouvent instrumentalisés, réifiés et utilisés comme des «choses », ils deviennent égocentriques. Ceci n’est pas sans risque de désorientation et de perte du sens dans le cours de la vie. On a rêvé d’une famille « cocon » mais elle éclate plus vite qu’elle ne s’est constituée. Cet éclatement s’explique pour une large part sur base de cet individualisme conquérant. En Belgique, on compte trois divorces pour quatre mariages. Le danger dans ce monde individualiste est que la femme devienne un objet pour l’homme, et l’homme pour la femme ; que les enfants soient perçus comme une gêne pour les parents ; que la famille soit ressentie comme une institution encombrante pour la liberté de ses membres. L’individualisme et le matérialisme cumulés débouchent fatalement sur le relativisme. Dans ce cadre, c’est la personne qui choisit ses appartenances et ses références, de même que ses valeurs. Elle les hiérarchises en fonction de ses préférences, même si, d’une personne à l’autre, ces choix apparaissent discordants. Dans de telle conditions, les exigences du bien commun passent au second plan. Cet individualisme ne peut fournir de réponse aux problèmes de l’humanité et du monde. L’importance accordée aux préférences personnelles est la porte ouverte au pluralisme religieux, voire à l’individualisation du croire, sinon au nihilisme. Par ailleurs, nombre des objectifs poursuivis par les personnes, le sont sans égard aux conséquences écologiques des productions et consommations ; sans souci des gaspillages, comme d’ailleurs des déchets inhérents aux sociétés de consommations, même si, de nos jours, les personnes sont plus sensibles à l’environnement. Peut-on, dans ces conditions, admettre que individualisme et le relativisme puissent être les idéaux proposés aux générations montantes ? Peut-on laisser l’indifférenciation des valeurs et la tolérance s’imposer à la base de l’ordre social? Faut-il dans un tel cadre que l’université soit gérée comme une entreprise ? Dans ces circonstances, comment incarner le message et les valeurs évangéliques dans la vie de l’université? Tous ces processus sont sans doute une explication de la lente déchristianisation des nos sociétés européennes. Dans un tel contexte, on peut évidemment se poser la question de l’appellation de l’université et de ses implications. Mais cette évolution et cette interrogaton ne s’expliquent-t-elles pas sur base d’une cause bien plus profonde ?
DEUXIEME PARTIE : A la recherche des explications de l’«exculturation» du christianisme
1. L’ «exculturation» : une conséquence des révolutions scientifiques et techniques. A la réflexion, la sécularisation et la laïcisation, comme le consumérisme et le productivisme, tels que décrits, conduisent à gestion commercialiste et professionnaliste de l’université. Toutes ces évolutions sont à la base de certaines interrogations auxquelles on cherche à répondre par un débat sur la signification et les implications du « C » dans la vie de l’UCL. Ces diagnostics sont pertinents. Mais à la base du débat, on trouve un problème beaucoup plus fondamental dont la source doit être recherchée dans le fabuleux développement des sciences et des techniques résultant de leurs capacités accrues d’observation, d’expérimentation, de prévision et d’évaluation que ce soit au niveau de l’infiniment petit ou de l’infiniment grand. Ces sciences et techniques démontrent aussi des fabuleuses aptitudes à produire des inventions, des innovations et ainsi, à promouvoir la croissance et le progrès au service des populations du monde. Pour une large part, cette efficacité découle de la capacité des chercheurs à croire ou à faire croire que seuls les faits scientifiquement établis sont au fondement de la connaissance. Par ailleurs, ils estiment posséder le monopole de l’observation et de l’explication de la réalité, voire de la totalité de la réalité. En monopolisant les voies d’accès à la vérité, ils se disent les seuls à être capable d’objectivité. Celle-ci résulte de la séparation ou de la distinction entre le sujet et l’objet, entre l’observateur et la réalité. Cette dernière ne peut être observée et analysée objectivement qu’à travers des méthodes empiriques, positives ; en recherchant les interactions et, par là, les causes des faits. Le matérialisme méthodologique affirme que tout effet à une cause qu’il s’agit de repérer. Les conséquents s’expliquent nécessairement par les antécédents… Sur base de ces convictions, Les scientifiques arrivent à mettre en question la validité de toute autre démarche d’appréhension du monde. Sur cette base, tout problème a sa solution… La science peut répondre à toutes les questions, d’où le progrès, le développement, la modernisation. A terme, la science montrera que toutes les affirmations qui ne s’appuient pas sur cette démarche scientifique sont illusoires. Même les sciences humaines vont toutes tenter d’appliquer cette méthode empirique d’ailleurs favorisée par le développement de l’informatique. L’informatique constitue un précieux outil au service de toutes les sciences, y compris la biologie et la biogénétique dont les progrès récents s’expliquent pour une part par les performances des applications informatiques dans des recherches, comme, par exemple, dans le décodage des gènes. Telle serait, selon Danièle Hervieu-Léger, l’explication de l’« exculturation » du christianisme ou de son « expropriation », selon Jürgen Habermas. Si l’on suit ce raisonnement, ces processus seraient une caractéristique des sociétés hautement scientifiques et techniques. L’origine s’en trouverait dans la confrontation majeure entre les vérités proclamées au nom de la religion et de la foi et, par ailleurs, les vérités découvertes par la rationalité et l’esprit scientifiques appliquant une méthode instrumentale et objective. D’où l’entrée dans l’ère appelée postchrétienne. Incontestablement, dans les sociétés avancées, le fossé se creuse entre la science, la raison et la foi ; entre les démarches et découvertes de la science et, par ailleurs, les croyances religieuses traditionnelles, voire les affirmations de la foi ou encore les perceptions et intuitions spirituelles. En progressant, la science remet en cause diverses assertions concernant la création, l’évolution du monde et de l’univers ; concernant le processus d’hominisation puis de cérébralisation ; concernant la nature de l’homme, la relation entre le corps, et l’esprit, voire la nature de la conscience et de l’âme. L’objectif de nombre de scientifiques est d’ailleurs de mettre au jour des vérités susceptibles de sortir l’homme de l’obscurantisme religieux…
2. Les conséquences du choix d’une vision et d’une méthode scientistes. Selon Danièle Hervieu-Léger, l’exculturation de la religion découle, à la fois, de la transformation que la science opère dans notre vision du monde, du cosmos et de leur évolution mais, en outre, elle s’explique par les conséquences des progrès des sciences et des techniques sur la vie des personnes et des peuples : lesquels sont mis en quête du bonheur et du bien vivre, à la recherche de la qualité de la vie en ce monde. Dans ses exposés, Danièle Hervieu-Léger ne semble guère se soucier du fait que l’« exculturation » du christianisme par les progrès des sciences et des techniques sont avant tout le résultat leur volonté de monopoliser l’accès à la réalité et à la vérité en partant d’une vision positiviste, causaliste, déterministe et matérialiste des sciences, ainsi que d’une méthode d’observation et d’expérimentation que l’on considère « de facto », comme objective et neutre : le matérialisme méthodologique. Elle ne se préoccupe pas du fait que cette démarche scientifique fondée sur le matérialisme méthodologique induit une vision réductrice de l’homme, du fonctionnement du cerveau, du développement de l’intelligence et de la conscience qui ne sont que des épiphénomènes des transformations bio, physico-chimiques. Pour nombre de scientifiques, les phénomènes mentaux et les états de conscience s’expliquent uniquement par de tels processus. C’est la matière qui commande à l’esprit. La pensée, comme la voix de la conscience, ne sont que des épiphénomènes surgissant de la physico-chimio- biologie de notre corps. Là se découvre le caractère réductionniste, la dimension idéologique d’une démarche scientifique qui se veut autonome mais qui met des œillères aux chercheurs, espérant ainsi échapper à toute discussion critique et éthique de ses projets et ses progrès, comme des conséquences pas toujours heureuses découlant des applications pratiques des découvertes. En outre, un certain nombre de chercheurs croient que les sciences et les techniques ont pour mission de lutter contre l’ignorance ou l’aveuglement des croyants, contre l’obscurantisme et le dogmatisme religieux. Ils n’ont pas toujours tort. Il n’est pas rare que des vérités scientifiques supplantent ou renversent des vérités et des affirmations religieuses. Dans ces cas, lorsque les découvertes scientifiques contredisent les croyances inspirées des Ecritures ou des affirmations dogmatiques, il est accepté que le discours des Eglises doit s’adapter. C’est une conclusion sage. Mais partant de cette conception de la science et de sa démarche, on ne voit pas comment éviter qu’un fossé se creuse entre science, raison et foi ? Comment, dans ces conditions, s’étonner du fait que les recherches poursuivies dans une optique matérialiste, réductionniste, voire antireligieuse, aient une incidence sur la sécularisation et la laïcisation des sociétés ? Comment dans une telle perspective, pourrait-on échapper à une crise du sens, une crise de la conception de l’être humain, de la vie en société et donc de l’humanisme ? Comment à partir de ce point d’entrée pourrait-on donner sens à la vie ? Comment en provoquant une crise anthropologique ne pas déboucher sur une crise religieuse ? Personne ne niera que la science et la technique sont sources de vérités et de richesses. Cela ne signifie pas que leurs démarches soient neutres et totalisantes ou nécessairement bienfaisantes parce que leurs applications ne peuvent éviter des effets collatéraux parfois pervers. De plus, même si elles sont sources de vérités, celles-ci n’ont pas nécessairement un caractère définitif. Enfin, comment imaginer et croire que la science et la technique ou encore la techno-science puissent et doivent se développer sans conscience, en dehors de toute préoccupation éthique, séparément de toute réflexion sur l’homme et son devenir, sur ses façons de vivre en société, sur l’environnement, sur le climat et leurs dégradations ?
En conclusion, ces grandes explications de la déchristianisation par la sécularisation des sociétés et par l’exculturation de la religion méritent des analyses fines et une réflexion approfondie sur leur réelle pertinence. Peut-on vraiment croire que la philosophie et la théologie n’ont plus à poser des questions sur la vie, les conditions de la vie et de la mort, sur la morale, la violence, la bonne gouvernance, le bien commun universel, le destin de l’humanité, l’évolution de la terre, de l’environnement ou encore du cosmos ? Peut-on croire que l’on est arrivé à la fin de l’histoire et de la sociologie des religions, de l’anthropologie et de la psychologie religieuses, de la philosophie de la religion et de la théologie ? Peut-on être sûr que toute interrogation religieuse et que toute quête spirituelle sont estompées dans un monde en pleine crise de croissance et de développement? Dans une société où les sciences commencent à reconnaître et à recenser tous les risques inhérents aux transformations du monde qu’elles engendrent. Au contraire, la religiosité et la spiritualité ne sont-elles pas en train de se transformer en réponse à une vision macrocosmique nouvelle, en raison de l’entrée de l’humanité dans une phase d’ interdépendance générale, dans une ère de confrontation entre tous les humains, dans une période où l’on prend conscience des défis et des risques environnementaux ; où l’on assiste à la progression de la violence ; où l’on enregistre les effets « boomerang » des déséquilibres sociaux et culturels creusés entre les pays et les peuples par les marchés économiques et financiers ; où les affrontements religieux se déclenchent souvent de manière irrationnelle? Sans que nous nous en rendions compte, ne sommes-nous pas entrés dans une ère nouvelle en quête de nouveaux prophètes : de personnes capables de réveiller la conscience en deçà et par delà la science ? Mais avant de tenter une réponse à cette question, un détour reste nécessaire. Nous sortons de la modernité et, selon certains analystes, nous sommes entré dans la postmodernité et, du même coup, dans l’ère postchrétienne. Ce sont des évolutions dont nous sommes loin d’avoir perçu la vraie nature et les conséquences possibles.
3. L’exculturation : une conséquence de la révolution postmoderne. Dans les sciences humaines et la critique des sciences exactes la modernité met en avant la raison. Elle croit en la possibilité d’une connaissance rationnelle et objective de la réalité. Le réalisme est à la base de la philosophie de la modernité. On est convaincu qu’il est possible d’analyser en toute objectivité les causalités. On pense pouvoir connaître le monde tel qu’il est. Grâce à l’intuition première, à l’observation et à l’expérimentation, les sciences couplées à diverses techniques, à des logiciels et programmes informatiques, sont capables d’appréhender la réalité physique de manière objective et d’expliquer de façon empirique le fonctionnement et l’évolution du monde. Les sciences cherchent ainsi à découvrir les lois naturelles et à en démontrer la pertinence dans leurs applications pratiques. L’essor des sciences et technologies a conduit à forger l’idéologie du progrès. La modernité distingue le sujet et l’objet. L’analyse des interactions entre l’observateur et l’entité observée : une personne ou un objet, n’est pas centrale. D’abord appliquées à la compréhension et à la transformation de la nature, les sciences dites positives se sont attelées à l étude de l’homme, de son évolution, de ses gènes dans le cadre de la biologie génétique et de la bioinformatique, de même qu’à l’analyse du fonctionnement du cerveau humain, à l’explication de ses états de conscience grâce aux neurosciences. Très rapidement, on a tenté d’étudier les sociétés humaines et les humains en suivant les schémas des sciences dites positives et exactes, même si les sciences humaines sont travaillées par d’autres modèles. L’objectif est de décrire et d’expliquer les relations et les interactions entre les personnes, comme entre les groupes ou encore analyser les opinions et convictions. Construites sur le modèle des sciences exactes, les sciences humaines cherchent à décrire les liens de causalité, les relations de cause à effet. Mais les sciences humaines disposent d’autres modèles d’analyse développés dans l’ère postmoderne. Par delà la modernité, la postmodernité s’interroge sur la possibilité et la valeur de la connaissance. Elle exclut l’hypothèse d’une connaissance objective de la réalité. Elle rejette la possibilité de la séparation entre le sujet et l’objet, la distinction entre subjectivité et objectivité. L’observateur et l’observé sont inévitablement en interaction. L’observation en pénétrant le champ d’observation, l’altère de l’une ou l’autre manière. Ce modèle veut démontrer l’incapacité à saisir la réalité à travers le langage, la parole ou l’écrit, parce que tout discours scientifique ou non utilise un langage acquis et préconstruit qui, de l’une ou l’autre manière, produit l’encerclement de la pensée et délimite notre champ de perception et de réflexion. Tout énoncé scientifique, toute théorie ne sont jamais qu’un discours sur une réalité que nous ne pouvons saisir dans sa totalité. C’est à tort que les sciences humaines cherchent à se construire principalement sur le modèle des sciences exactes en s’attelant à la recherche sur les interactions, leurs causes et leurs effets. L’explication n’est pas le seul objectif des sciences humaines. Leur premier objectif est l’étude de l’intentionnalité, de la conscience de l’appartenance au mode, de la compréhension des actes, des symboles, des traditions, des idées, des états d’âmes, de la créativité, de la violence et de la volonté de puissance. Droits et devoirs sont passés au crible, comme les valeurs et les normes. L’analyse du langage concerne tant les concepts concrets que les abstraits. On questionne l’humain, comme l’humanité. On analyse les affinités entre divers concepts, telles la démocratie, la notion d’équilibre entre les pouvoirs ou encore la participation. Les croyances et les religions avec leurs rites, leurs symboles, leurs sacrements et leurs sacralisations sont aussi l’objet de recherches. Par delà l’analyse des concepts concrets et abstraits, l’objectif est aussi d’analyser les discours scientifiques, notamment ceux produits par les sciences exactes. Les méthodes de la connaissance postmoderne sont multiples, par delà l’analyse du langage, il ya les démarches de la phénoménologie et de l’herméneutique. La « déconstruction » est l’objectif de la connaissance postmoderne. Elle s’opère sur base du constructivisme ou du constructionnisme. Ces analyses conduisent à questionner la raison, la causalité, l’objectivité, la capacité de connaissance du réel, l’aptitude du langage à fournir autre chose qu’un discours sur la réalité. C’est cet ensemble de questions posées par le passage vers une réflexion postmoderne qui conduit certains à croire là se trouve la véritable source du relativisme ambiant : celui qui nous fait entrer dans l’ère postchrétienne. Dans cette ère, l’ancrage des visions du cosmos et du monde, de l’évolution, comme des idéologies, de même que des mouvements religieux et des communautés spirituelles, ne se trouve plus dans la chrétienté. Les sociétés, notamment européennes, ont perdu le sens du sacré, ne voient plus la signification des sacrements, des rites et, dans le même temps, s’éloignent de tout ce qui s’affirme de manière dogmatique, de la croyance en une transcendance, de la foi en un Dieu, voire en un Dieu sauveur qui, un jour, s’est fait homme. Le post-christianisme soumet à la critique les textes tant bibliques qu’évangéliques.
4. Quelle place ouvrir à ces questions et diagnostics dans l’université ? Au cœur des sociétés sécularisées, la diffusion et la pertinence du message chrétien sont directement affectées par les mutations en cours. La preuve s’en trouve dans la crise du christianisme européen ; dans sa lente « exculturation » tant par les sciences dures que par les sciences humaines. Partant de ces évolutions, certains pensent que toute réflexion sur la signification et les implications du ‘C’ de l’UCL est superflue, voire contre-productive. Il semble que dans ce monde en voie de sécularisation, caractérisé par la pluralisation et la personnalisation des formes de croire, on ne peut respecter la liberté religieuse de chacun qu’en n’affichant pas son appartenance. Dans ces conditions, les signes ostentatoires se référant à une appartenance ou à une référence religieuse, telle la croix, la kippa ou le voile,… sont à bannir. C’est ainsi que l’on assurera au mieux la liberté de chacun et que l’on évitera les confrontations et conflits religieux. L’évolution va donc dans le sens de la « déconfessionnalistion ». Dans les sociétés pluralistes et libertaires, les institutions doivent être ouvertes à tous. Il en est de même pour les universités. D’autant mieux que, dans ce monde sécularisé, la pluralisation des conceptions du religieux s’accompagne d’une différenciation des conceptions de la personne humaine, définie tantôt comme proche, tantôt séparée de l’animalité ; d’une diversification des formes et des modèles de société (même si à l’instar de Francis Fukuyama, certains imaginent que l’évolution nous conduira inexorablement à la démocratisation et à la libéralisation des sociétés) ; de même que d’une variété de récits de la création du monde et de l’expansion de l’univers. Pour ceux qui analysent l’évolution en termes de sécularisation et de pluralisation religieuses des sociétés où encore d’exculturation du christianisme, les universités qui s’affichent catholiques sont plongées inévitablement dans l’ambiguïté et la perplexité.
5. Tentative d’appréciation de la pertinence des diagnostics. Avant de discuter de ces positions et propositions relatives aux implications d’une appartenance ou d’une référence religieuse et morale, ou encore avant de discourir sur l’opportunité ou l’inopportunité du ‘C’ dans l’appellation de l’UCL., il est sans doute utile d’analyser d’un peu plus près les divers processus en jeu et de se demander si tous jouent de manière convergente dans une même direction… Sans douter de l’objectivité de la thèse et des tendances d’évolution que l’on projette à travers les indices de la sécularisation des sociétés européennes les plus avancées, est-il certain que l’on assiste à recul définitif de la dimension religieuse et de la quête spirituelle dans la vie de l’homme, aujourd’hui ou demain ? Est-il certain que les sciences puissent parvenir à une explication exhaustive de la vie des êtres, comme des sociétés ? Est-ce bien la seule lecture possible de l’évolution ? Faudra-t-il, sur cette base, renoncer un jour à toute référence chrétienne? Sur la question, deux camps s’opposent : - les uns croient à un processus continu de sécularisation et à une lente désagrégation des croyances et des pratiques d’inspiration religieuse; - d’autres pensent que l’homme se caractérise par une dignité intangible et par sa nature profondément religieuse, et qu’en conséquence, il y aura, à terme, une résurgence d’une pensée religieuse, d’une spiritualité moins contrainte et plus intérieure. Pour ce second courant, le religieux ne périt pas mais se transforme et se diversifie en permanence. De fait, pourquoi les mutations en cours ne conduiraient-elles pas à une nouvelle conception, voire à un affinement et à un apurement du religieux et du message religieux ? Pourquoi les mutations dans le contexte socio-religieux ne pourraient-elles pas être source de purification, d’élucidation et de « désenveloppement » du message chrétien ? Pourquoi l’évolution fermerait-elle les chemins à une nouvelle quête de sens ? Vers des formes nouvelles de responsabilité à la fois individuelles et collectives?
TROISIEME PARTIE
Une autre lecture de l’évolution est-elle possible ?
1. L’inéluctable question du sens de la vie et de l’existence. Dans un monde fondamentalement voué au développement de la science et de la technique et, dans le même temps, soumis aux forces du marché en mondialisation, la religion et la croyance en Dieu sont souvent considérées comme des survivances ou des épiphénomènes de l’ignorance. Mais n’y aurait-il pas d’autres lectures possibles de l’évolution culturelle et de l’impact des sciences, des techniques et des marchés sur les questions religieuses et éthiques ? Tous les analystes ne se rallient pas à la thèse de la sécularisation et de la laïcisation des sociétés, même si les indices de la pluralisation et de l’individualisation des croyances sont multiples. Pourquoi les avancées des sciences exactes et humaines conduiraient-elles inéluctablement à l’involution de la foi, de la religion et de la croyance en une fin ultime? Pourquoi les avancées des sciences réduiraient-elles inéluctablement le champ de pertinence de la religion dans la vie de l’homme et des peuples? Pourquoi les découvertes scientifiques aboutiraient-elles à nier la transcendance, à refuser de donner sens à la vie et à à contester la dignité absolue de l’homme? Comment tout cela évincerait-il Dieu du cœur de l’homme? La croyance religieuse n’est pas fatalement, comme certains l’affirment, l’indice d’un coefficient d’ignorance que la science doit réduire. En fait, les acquis des sciences liés aux performances de la technique ne suscitent pas d’office l’incroyance. Ils et elles peuvent, au contraire, susciter l’émerveillement face à la richesse et à l’immense beauté de la nature et de l’univers galactique ou encore face aux processus qui produisent la transformation de notre planète, qui changent son habitabilité, qui transforment les conditions d’apparition de la vie, qui provoquent la diversification et l’évolution des espèces, qui démontrent les performances et prouesses de l’intelligence humaine, qui engendrent d’extraordinaires élans de la conscience. En d’autres termes, la réduction de notre coefficient d’ignorance ne débouche pas nécessairement sur la négation et la destruction des convictions ou vérités religieuses. Dans certains cas, le développement de la science va contribuer à les apurer et à les affiner. De nos jours, on assiste à une profonde transformation non seulement de la vie et de la conscience spirituelles des personnes mais également des religions et des institutions qu’elles engendrent. Science et technique n’annihilent pas la quête de sens inscrite au cœur de l’homme et de la vie, parce qu’elles ne peuvent tout expliquer, comme le mal, la souffrance, le malheur, la violence. Elles ne peuvent éliminer la peur de l’accident ou de la mort. Même si, au départ, nombre d’experts et de savants pensaient que les sciences et les techniques pouvaient tout expliquer et résoudre. On en est loin. Les sciences répondent à un nombre croissant de questions, mais débouchent souvent sur nombre de nouvelles questions. A l’opposé et au contraire, certains croient en une résurgence spirituelle et religieuse et pensent que le message chrétien et le projet évangélique basés sur la loi d’amour restent d’actualité, même s’il faut de manière continue les reformuler et les retraduire en réponse aux évolutions des sociétés, aux transformations de l’Europe et du monde. Certains continuent à croire que ce message et ce projet ont valeur universelle, qu’ils contribuent au meilleur développement de la personne et qu’ils sont porteurs de paix et de justice dans le monde. Dans leur sillage, de nombreux chrétiens prospectent de nouveaux chemins, expérimentent de nouvelles formes d’engagement et d’expression de leur foi et de leur amour. Nombre d’entre eux sont à l’affût des nouveaux signes des temps et se tiennent à distance par rapport aux lectures de l’évolution en termes johanniques, apocalyptiques ou millénaristes de certains dignitaires des églises chrétiennes. Ils ne croient pas à l’avènement de l’antéchrist ou à la fin prochaine du monde, même si le mal, les formes de violence, les guerres et les conflits se répandent, comme l’injustice et la pauvreté. Pour eux, le message et le témoignage chrétiens sont source d’espérance. Ils contribuent à la recherche d’un meilleur développement du monde et de l’humanité. Pour ceux-là, le christianisme n’a pas épuisé ses ressources. De nouvelles attentes apparaissent continument au cœur des sociétés : il faut vouloir y répondre. De nos jours, les visages de proue de l’amour fidèle des plus pauvres sont ceux de l’Abbé Pierre ou de Mère Teresa mais on peut en découvrir bien d’autres en bien d’autres domaines. Durant un temps, on a pu croire que le mixage et la pluralisation des populations au cœur des pays les plus avancés, renforcerait la tendance à la privatisation complète de la religion. C’est l’inverse qui se produit. Récemment, des d’événements sont survenus à travers lesquels le religieux a refait irruption dans la société. On croyait les sociétés en voie de sécularisation et de laïcisation mais les débats s’enveniment que ce soit autour du port du voile perçu comme signe de l’appartenance à l’Islam. On se bat sur l’opportunité de la publication des caricatures de Mahomet, sur la condamnation et par ailleurs l’anoblissement de Salman Rushdie, sur l’opportunité et les modes de financement
des diverses confessions religieuses, sur la définition des sectes, sur l’enseignement de la religion, sur ce qu’implique la laïcité. Ces problèmes concrets montrent la difficulté à trouver un équilibre entre le respect de la liberté d’expression et celui de la liberté de conscience ou de religion. Si l’indifférence et l’incroyance religieuses sont réelles, on ne peut, dans le même temps, nier un retour du religieux et du spirituel, parfois sous forme de fondamentalisme et d’intégrisme pouvant conduire à des violences extrêmes. Même si Dieu est exclu de la vie publique, comme d’une grande partie de la culture et des médias et même si l’agnosticisme et l’athéisme se développent, la croyance en Dieu n’est pas bannie. Dieu n’est pas mort, comme l’affirment certains courants de pensée. De nouvelles communautés fleurissent, de nouveaux mouvements religieux se développent et répondent à de nouvelles questions. Des ONG, nationales et internationales, s’organisent en partant de la société civile pour répondre à de multiples besoins. Qu’elles soient ou non chrétiennes, de nombreuses personnes s’y activent au service des autres. Enfin, pourquoi exclure qu’à terme, on redécouvre l’importance de la dimension spirituelle et de l’interprétation religieuse de la vie ? Pourquoi une autre forme de crédibilité du christianisme serait-elle être exclue ou devrait-elle être bannie ?
2.Les dissonances entre raison, science et foi sont-elles définitives ? Selon Danièle Hervieu-Léger, la « détraditionalisation » et la « déchristianisation » ou encore l’ « exculturation » du christianisme sont inéluctables dans le sillage des progrès des sciences et des techniques, ainsi que de l’hédonisme consumériste. La thèse de l’Eglise sur l’inculturation du christianisme dans les diverses civilisations, ne serait donc qu’un leurre. Les sciences ont incontestablement transformé notre vision de l’univers, de la création et de l’évolution, de même que notre rapport à l’environnement. Elles ont bouleversé notre conception de l’homme suite au décryptage du génome humain et à sa mise en parallèle avec celui des autres vivants. Quant aux neurosciences, elles sont en train de changer notre compréhension de l’intelligence, de l’esprit et de la conscience grâce notamment à l’observation et à l’imagerie complètes du cerveau. En tous ces domaines, les résultats de l’observation scientifique bouleversent diverses croyances et explications religieuses relatives à la création et à l’origine du monde, à l’évolution et à la place de l’homme dans l’univers, à la dignité de la personne humaine. Incontestablement, le développement de la science ébranle un certain nombre de vérités religieuses traditionnelles. On peut évaluer l’importance de ce bouleversement sur base de quelques exemples. Comment croire en un Dieu créateur du ciel et de la terre dans univers que l’on dit en expansion à partir du « Big bang » : le commencement, pour les uns ; la création, pour les autres ? Dans un univers qui se dilate, dont le rythme d’expansion saccélère, même si certains croient qu’un jour viendra où l’expansion se ralentira et engendrera une implosion : le « Big crunch » Toutefois, cette possibilité paraît aujourd’hui contredite par de récentes observations. Comment croire dans un monde où la terre et le soleil ont cessé d’être le centre de l’univers ? Où la terre n’est qu’une planète dans une galaxie, elle-même entourée d’une infinité d’autres? Comment croire en la création de l’homme dans un monde où le vie apparaît, évolue et se développe comme au hasard, par le jeu de multiples processus de sélection, en fonction de diverses épidémies et pandémies, sur base de brusques transformations climatiques, ou encore sur base de catastrophes naturelles, de phénomènes volcaniques ou suite à la chute d’astéroïdes conduisant à l’extinction de diverses espèces vivantes, puis à la résurgences d’autres ? Comment croire en un Dieu créateur de l’univers visible et invisible, dans un Dieu infiniment bon, au cœur d’un monde menacé par des cataclysmes, des tremblements de terre, des tsunamis ; mis en danger par les détériorations et les destructions de l’environnement résultant des activités humaines, par l’exploitation massives de ressources non-renouvelables et par des guerres menées avec des armes, des moyens de surveillance et d’encerclement de plus en plus sophistiqués? L’action de l‘homme s’inscrit de fait dans un équilibre précaire : ce qui l’expose à une multiplicité de maux et d’accidents résultant de l’augmentation de la température, de la réduction de la couche d’ozone, de la fonte des glaces, de la désertification naturelle ou induite par l’homme, …Ce sont là des conséquences moins heureuses, voire perverses résultant de l’applications des résultats des recherches scientifiques et techniques et de ce que l’on croyait être le progrès. Comment, par ailleurs, voir en l’homme, une créature à l’image de Dieu, alors que cet homme est capable de se lancer dans des opérations génocidaires, dans l’organisation de l’extermination des juifs, dans l’invention et l’utilisation d’armes de destruction massive, dans la conception et la production de bombes nucléaires, comme celles lancées sur Hiroshima et Nagasaki? Comment concevoir qu’un Dieu tout-puissant ne puisse empêcher l’holocauste des juifs? Ne pas foudroyer les génocidaires? Ne pas arrêter les guerres civiles éclatant partout dans le monde? Comment croire en un Dieu miséricordieux qui durant ce 20^ème siècle a laissé persécuter massivement les chrétiens, comme l’a montré Andréa Riccardi ? Comment croire en un Dieu dans une civilisation qui, comme l’exprime Jacques Ellul, apparaît comme « la subversion du christianisme »? Où la violence envers l’autre l’emporte sur la loi d’amour ? Apparemment, le Dieu de l’Evangile ne se lance plus à la poursuite de ses ennemis, n’accable plus ceux qui le rejettent ou qui transgressent ses commandements, comme au temps de l’Ancien testament. Mais pour autant, est-il sûr que le développement des sciences fragilise la foi ? Certains n’hésitent pas à exprimer leur émerveillement face aux découvertes parce que derrière celles-ci ils discernent un « principe anthropique », voire, à l’instar du Cardinal Schönborn de Vienne, un « dessein intelligent », même si d’autres trouvent ces idées stupides et qualifient « silly » ce dessein prétendu intelligent. Dans la réalité, diverses lectures sont possibles. Croyants et incroyants sont susceptibles de donner des significations différentes à des mêmes faits ou processus allant du simple au complexe. Mais tout cela condamne-t-il la religion ? Cela évacue-t-il la question de la transcendance ? Quelques illustrations sont indispensables au réexamen de la question.
3. L’apport de la biologie évolutionnaire et développementale. Les avancées présentes de la science et de la technique ont ouvert la voie à l’explication de l’évolution passée de la vie et de l’homme, comme d’ailleurs des diverses espèces apparues sur notre planète, mais aussi de l’univers. Ces avancées résultent des recherches en biologie évolutionnaire et développementale. Elle allie les sciences de l’évolution et de la biologie du développement dans un courant « EVO-DEVO ». Les explications de l’évolution sont multiples. Outre la théorie de Charles Darwin sur l’arborescence des espèces par le jeu des mécanismes de sélection des plus aptes et de l’hérédité, bien d’autres explications sont avancées, comme la résistance différentielle des organismes aux attaques microbiennes, bactériennes, virales ou des parasites ; ou encore la succession des cataclysmes, comme celui qui a conduit à la disparition des dinosaures, ou celles basées sur les brusques transformations des climats. Ces multiples explicationsde l’évolution balaient la thèse des créationnistes basée sur le récit biblique. Les nouvelles théories de l’évolution sèment aussi le doute sur la thèse du « dessein intelligent » (récemment défendue par le Card. Christoph Schönborn) ou sur le « principe anthropique » qui tente de montrer comment, dans l’évolution et dans l’univers, tout apparaît réglé en vue de l’apparition de l’homme. Ce sont là des explications transformistes et finalistes caractéristiques de Jean Baptiste Lamarck ou de Pierre Teilhard de Chardin. De nos jours, le déploiement des recherches sur les gènes, les génomes, les embryons, les organismes et les espèces montrent par quels mécanismes biologiques les vivants se construisent, se transforment ou involuent. Dans ces approches scientifiques intégrées, on ne considère plus les espèces comme séparées les unes des autres. Peu à peu, on s’écarte de l’étude des embranchements et des arborescences suivant les idées de Darwin. L’EVO-DEVO constitue une explication alternative tendant à démontrer la transversalité et la plasticité des éléments constituants les diverses espèces vivantes. Les experts qui analysent plantes et animaux et qui étudient leurs processus de développement, constatent qu’elles ou qu’ils peuvent être composés de mêmes ensembles complexes de gènes, même s’il s’agit de groupes de vivants distants les uns des autres. A la limite, cette découverte permet de transférer et de substituer un complexe de gènes prélevé sur un type de vivants vers d’autres types. Les gènes apparaissent alors comme des plans de construction qui commandent les transformations à l’endroit où on les place. S’il est possible d’ajouter des pattes aux serpents, il est tout aussi facile de réussir à faire disparaître certains membres du vivant, voire d’opérer des mutations des gènes-maîtres. Mais la transversalité et la plasticité des constituants du vivant sont-elles un argument suffisant permettant de se lancer sans danger dans la transformation de la nature humaine? En ces domaines, les principes de prudence et de précaution doivent être pris en considération. Ce qui n’est pas toujours le cas. Nombre d’avancées scientifiques et techniques sont produites sans considérations éthiques, ni préalables à la recherche, sans souci des problèmes qu’engendrent leur poursuite, ou des utilisations et applications qui en seront faites. Certains scientifiques se sentent d’autant moins soucieux de ces préalables et des problèmes découlant de l’application des découvertes que, dans leur démarche, ils souscrivent au matérialisme méthodologique. Ce qui les conduit à ne pas se préoccuper de ce qui donne sens à la vie, à l’existence, au développement de l’homme, des sociétés et de l’humanité ou encore aux impératif touchant à la conservation de l’environnement. Du point de vue de ces chercheurs, les discours philosophiques et théologiques sur la création, sur l’homme, son origine ou sa destinée, sur son humanisation à un moment donné de l’hominisation ou encore sur l’intangibilité de la nature ou de la dignité de l’homme, ne sont que la traduction de formes et de sources d’obscurantisme cultivées par toutes les religions. Dans cette perspective, le dialogue entre science, raison et foi, n’a pas de consistance. Seules comptent les vérités scientifiques. Toute forme de religion ou de spiritualité n’est qu’un épiphénomène surgissant d’une matérialité et d’une animalité : ce que l’homme religieux récuse. Pour lui, l’évolution à un sens ultime.
4. La biologie génétique à la recherche de la qualité de la vie et de la perfectibilité de l’homme. Nous sommes entrés dans l’ère du développement des sciences de la vie, des neuro-sciences et sciences du cerveau. De nos jours, nous sommes en capacité de contrôler une grande part de la souffrance de l’homme, de séparer la sexualité de la reproduction, de contourner l’infertilité, voire le handicap, de contrôler les épidémies, mais aussi de discipliner les émotions de l’homme, de maintenir son équilibre mental, de lui fournir une sensation de confort et de bien-être. Un pas plus loin, nous serons bientôt en capacité de transformer l’homme, d’agir sur ses états de conscience, d’accroître et d’élargir ses capacités physiques et mentales, d’aiguiser ses perceptions, d’accroître son intelligence et de contrôler ses émotions. Ces sciences de la vie changent donc tout à la fois la conception de l’homme, de sa sexualité, de sa reproduction, du rapport de l’homme à son corps ; la conception de ce qui fait son confort et son bien-être ; l’idée qu’il tient de son autonomie. L’explosion des sciences de l’animé, de la vie et de l’esprit change la perception de l’intelligence et de la conscience de l’homme, des possibilités de leur développement. Toutes ces sciences, au départ centrées sur le soulagement de la souffrance et du mal-être, ont conduit à la médicalisation de nombreux problèmes de vie et, aujourd’hui, sont attelées à la recherche du bonheur de l’homme et de son perfectionnement, indépendamment de toute question religieuse. Dans les sociétés les plus avancées, la médecine appuyée par les sciences et les techniques, ne réduit pas seulement la souffrance; elle ne guérit pas seulement les maladies ; elle répare les séquelles des accidents ; elle surmonte les handicaps. Dans ces sociétés, on assiste à une médicalisation, à une psychiatrisation et à un accompagnement psychologique des diverses étapes du cycle de vie. De la naissance à la mort, on n’échappe pas à la « pathologisation » et à la médicalisation de nombreux problèmes, tant individuels que collectifs. En amont du cycle, on constate la médicalisation de la sexualité et de la reproduction. Mais l’évolution ne s’arrête pas là. Par delà les problèmes de santé et de d’équilibre psychologique et mental, le développement des sciences et des techniques vise aujourd’hui à l’amélioration des performances humaines durant la totalité du parcours vital. Sciences et techniques médicales, paramédicales, biologiques et chimiques mais aussi les sciences mécaniques et informatiques. En se combinant, elles ne visent plus seulement à corriger les faiblesses et malaises humains, elles rêvent, en outre, à l’amélioration des capacités et finalement à la transformation du corps, à la manipulation de la psychologie et de l’esprit, voire à la mutation des gènes de l’homme. Le profil d’un surhomme ou d’un transhumain apparaît à l’horizon dans un monde qui s’est mis à croire en l’omnipotence des sciences et des techniques, en leur possibilité de répondre aux problèmes vitaux de l’homme. Cette confiance grandit chaque jour même si les effets pervers, prévisibles ou non prévus, se multiplient, telles les assuétudes, p.ex. Dans l’avenir, ces objectifs seront poursuivis à travers le développement accéléré des nanosciences et des nanotechnologies qui permettent de prospecter, de transmettre et d’intervenir à très petite échelle (N) ; des sciences et techniques biologiques, telles la biogénétique et les biotechnologies, mais aussi de la bionique qui développe la symbiose entre l’homme et la machine (B) ; des sciences et des techniques de l’information, de l’imagerie médicale et de la computation (I), de même que des neurosciences, des neurotechnologies et des sciences cognitives (C). Un ensemble de développements que les experts traduisent par un acronyme fétiche : NBIC, construit à l’instar des NTIC (Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication) et interconnectant les Nano-, Bio-, Info- sciences et technologies, de même que les sciences cognitives et neuro-cognitives. Cet ensemble de sciences et de techniques tentent aujourd’hui de travailler en synergie, d’organiser la coordination et la convergence des recherches et des interventions dans ces différents domaines scientifiques et techniques en vue d’améliorer la vie de l’homme et son équilibre vital. Cette confluence des efforts ne devrait pas seulement permettre de lutter contre l’anxiété et le stress mais viser à l’amélioration des fonctions et des performances des humains. C’est évidemment autour de ce problème du perfectionnement de l’être humain que se développe la discussion éthique. D’autant plus âpre que l’on progresse dans les neurosciences, les neuro-technologies et les sciences cognitives : celles du cerveau, du mental et de l’esprit. D’une part, parce qu’elles posent de graves problèmes d’expérimentation, inéluctablement, sur le cerveau d’un humain. D’autre part, parce qu’elles permettent la manipulation et la transformation des états de consciences. Ces développements étaient prévisibles, comme leur utilisation dans la reproduction et le perfectionnement de l’homme. Pierre Teilhard de Chardin en était convaincu. Selon lui, « sous la pression des faits », on finirait par reconnaître que « l’homme n’est pas encore achevé dans la nature, pas encore complètement créé » et « qu’en nous et autour de nous, il se trouve encore en pleine évolution ». Teilhard pensait que « l’esprit humain se révèle capable »… « de découvrir et de manier les ressorts matériels qui lui permettront vraisemblablement par action directe sur les lois de la reproduction, de l’hérédité et de la morphogenèse de provoquer et d’influencer à volonté - dans certaines limites encore imprévisibles - la transformation de son propre organisme (cerveau compris…) » (Science et Christ, Ed. du Seuil, 1965, p.250).
5. Le matérialisme méthodologique confronté aux problèmes des causalités diffuses, de la quête de sens et d’éthique. Si une crise religieuse se manifeste principalement en Europe, comme d’ailleurs dans les régions les plus développées du monde, la cause première ne s’en trouverait pas d’abord dans les processus de sécularisation et de laïcisation. La véritable source de la crise serait à découvrir dans la tension croissante entre science et foi ; dans l’hégémonie absolue donnée à des formes de sciences comme voie d’accès au savoir et à la vérité; ainsi que dans la proclamation et la croyance en la totale neutralité de la démarche scientifique. Il n’empêche que du point de vue chrétien, science et technique ne peuvent se développer sans conscience, en dehors de tout principe de prudence ou de précaution ; sans poser de questions sur le sens de la vie ; sans tenir compte de la finalité : le service de l’homme, de l’humanité ou de la société; sans souci de l’environnement ou encore du caractère équitable et durable du développement, comme cela arrive souvent dans les recherches militaires sur l’armement, le renseignement, l’endurance ou la performance humaine. Mais ceci n’empêche pas nombre de chercheurs d’adopter un point de vue positiviste et scientiste et d’opter en faveur d’une vision réductionniste et matérialiste du monde et de la science. Ils en font un droit. N’est-il pas normal de chercher des explications naturelles aux phénomènes naturels. Logiquement dans l’esprit du « matérialisme méthodologique », il ne peut y avoir d’effet que s’il y a une cause repérable. Les démarches scientifiques et techniques sont considérées comme objectives lorsqu’elles découvrent les causes ou les actions déterminant un ou des effets. Cette recherche de l’objectivité implique d’organiser de manière permanente un aller et un retour entre le modèle, la thèse ou la théorie et, par ailleurs, la pratique, l’observation ou l’expérimentation. Dans cette démarche, science, raison et foi doivent être dissociées. D’accord, mais de là à penser que, dans le développement d’une recherche, l’incroyance est un atout et la foi, un obstacle, il y a une marge. Nombre de découvertes scientifiques ont été et sont encore le fait de croyants, chrétiens ou catholiques. Que pourrait-on objecter au choix de cette méthode résolument matérialiste? En fait, l’erreur du matérialisme méthodologique est d’affirmer que partout et toujours, il n’y a d’explications que naturelles (physiques, chimiques ou biologiques) et de prétendre qu’il s’ agit là de la seule voie d’accès à la vérité. Sur cette base, nombre de scientifiques pensent échapper à tout préjugé, à tout présupposé philosophique, métaphysique ou éthique, à toute croyance religieuse ou affirmation de foi. Ils refusent donc de reconnaître que leurs choix partent d’hypothèses directrices dont la valeur absolue n’est pas démontrable. De même, on sait que la pénétration de l’observateur ou de l’instrument d’observation dans le champ d’expérimentation, peut changer la nature de l’observation, altérer la réalité et donc influencer les résultats. C’est souvent le cas dans les sciences humaines mais pas uniquement. Par ailleurs, nombre de vérités scientifiques n’ont pas un caractère absolu. Elles ne sont nécessairement définitives, dans le cadres sciences et les théories de l’évolution, par exemple. De plus, les sciences n’expliquent pas tout. Par exemple, si la physique, y compris quantique et la chimie ont décrypté la machinerie de la matière, elles ne saisissent pas vraiment ce qu’est la matière. De même, la biologie moléculaire présente la mécanique de la vie mais n’exprime pas ce qu’est la vie. Les neurosciences comprennent le fonctionnement du cerveau en réaction à un ou des stimuli mais n’éclairent pas le fond du désir, de l’émotion, de la pensée, de la croyance, de la conscience… En économie, le marché peut expliquer le comportement de l’homme mais elle est désarçonnée par ses réactions dans les situations d’incertitude ou d’information incomplète. En outre, comme l’exprime René Thom, la science se sent faible face aux cas de causalité diffuse et, notamment, lorsqu’une succession déraisonnable de causes efficientes secondes entrent en jeu. Dans les opérations de démêlage d’interactions multiples, il faut faire appel aux théories de la complexité et éviter une vision déterministe simpliste. Enfin, lorsqu’on passe des sciences de la nature aux sciences de la culture, lorsqu’on se lance dans la recherche en sciences du langage et de la cognition, ou encore de la communication et de la culture, il est très difficile de forcer la raison à rester dans le carcan du matérialisme méthodologique. On peut accepter que des éléments physiques et chimiques ou encore biologiques déterminent le mental et donc, qu’une excitation des neurones et des synapses du cerveau puissent provoquer une pensée, et considérer celle-ci comme une epigenèse. Mais n’est-ce pas fausser la compréhension dans la mesure où le cerveau n’est qu’une partie de la personne totale et qu’il n’est donc pas stimulé séparément de la totalité de la personne, ni séparément du contexte et des relations nouées avec les autres à travers le temps. Ainsi donc, si l’on affirme qu’aucune autre voie que le matérialisme méthodologique ne permet d’atteindre la vérité, on finit par croire que les vérités métaphysiques sont nécessairement plurielles, relatives et donc inconséquentes. Le matérialisme méthodologique se mue alors en un matérialisme ontologique. On nie « l’émergentisme » à la base des sciences cognitives et du développement de l’intelligence artificielle. In fine, toute démarche scientifique s’insère dans un contexte à la fois social, éthique et culturel. Dans les faits, des forces sociales, des forces économiques (les coûts) et une réflexion éthique entrent en jeu dans le choix des recherches scientifiques à développer, de même que dans les jugements sur les effets résultant des applications des sciences. Dans ces conditions, pourquoi les réflexions métaphysiques, philosophiques, théologiques, spirituelles ou religieuses ne pourraient-elles douter du fait que le matérialisme méthodologique soit la voie unique d’accès à la vérité ? Evidemment, pour nombre de savants, le « religieux » forme un champ de pouvoir qui est utilisé comme un étouffoir des forces libératrices et émancipatrices de la science et de la raison. D’où l’idée que dans une université catholique la pensée serait nécessairement encerclée et cadenassée par les dogmes et les impératifs moraux. Mais est-ce bien ce qui se vit dans l’université ? N’y aurait-il chez les autres, d’autres cadenas empêchant l’exercice de la « libre pensée » ? Incontestablement, la science basée sur le matérialisme méthodologique conduit à une forme d’agnosticisme. Balayant du même coup toutes les interrogations sur le sens de la vie, niant que l’esprit puisse commander la matière, rejetant toute référence à une transcendance possible de l’humain par le divin. En dehors du champ de la science, tout n’est pas relatif, sauf à opposer foi, raison et science. Ne peut-on avec Jean-Paul II croire que la vérité scientifique n’est pas tout ? Dans son encyclique « La foi et la raison », il commence par une phrase qui mérite réflexion : « La foi et le raison sont comme les deux ailes qui permettent à l’esprit humain de s ‘élever vers la contemplation de la vérité. C’est Dieu qui a mis au cœur de l’homme le désir de connaître la vérité… ». Il ne suffirait pas d’être un scientifique pour atteindre et contempler la vérité : il faudrait, en outre, croire en Dieu…Il y a définitivement deux chemins d’accès à la vérité, comme l’exprimait Georges Lemaître.
6. Comment imaginer une science sans conscience ? La religion n’est pas qu’un message ou une foi. Elle ne se résume pas à quelques pratiques. Inspiratrice de l’homme, la foi en Dieu interpelle la conscience de l’homme et se traduit en des postures morales et des actes éthiques. Pourquoi une vision pessimiste sur l’évolution de la morale et de la religion s’imposerait-elle ? En tant qu’activités humaines, la science et la technique ne sont pas exonérées d’une réflexion morale ou éthique, d’une référence à un système moral et éthique. La recherche de la vérité scientifique doit correspondre à des impératifs véhiculaires dans la société même si ils ne sont pas définis catholiques ou chrétiens. C’est d’autant plus nécessaire que, dans des sociétés basées sur la science et la connaissance, sur la recherche et l’innovation, on découvre peu à peu les effets négatifs et pervers du progrès : des effets qui se manifestent à court ou à long terme à la suite des applications scientifiques et techniques. Ce qui pousse nombre de personnes à s’interroger sur les implications éthiques, voire sur l’ « éthicité » de certaines recherches qui portent atteinte à l’intégrité de la nature humaine et à la vie humaine. Mais les questionnement ne se situe pas seulement en aval. Par ailleurs, en choisissant de se mettre dans une perspective matérialiste et relativiste, les sciences et les techniques n’ont pas à se poser de problèmes concernant la manipulation des gènes, le choix du sexe, les expérimentations sur l’homme, l’altération des états de consciences et les interventions sur le cerveau possibles suite à l’explosion des neuro-sciences. Même si l’on reconnaît l’importance du développement des sciences et des techniques, et même si l’on a confiance en leur valeur et en leur efficacité, elles ne sont pas à elles seules capables de résoudre le problème des finalités de l’homme, de la vie de l’homme, de ses relations aux autres ou encore de son rapport à la nature. Cette absence de considérations éthiques est sans doute l’objection la plus fondamentale au matérialisme méthodologique. Cette limitation est une des explications à la base du diagnostic de la crise anthropologique que nous traversons. Celle-ci se manifeste dans le relativisme absolu affiché sur le plan de l’éthique et de la morale comme sur le plan de la religion. Cette crise se traduit notamment dans la montée de la violence à travers le monde et dans les violations innombrables des droits de l’homme. Ainsi donc, même si divers indices traduisent une tendance séculaire à la baisse des formes institutionnalisées de la religion et même si de nombreuses personnes pensent que la foi dépend par dessus tout de leur libre choix et qu’il leur est donc loisible de croire ce qu’ils veulent, sans se référer ou appartenir (believing without belonging), le monde présent n’échappe pas aux multiples interpellations philosophiques, théologiques, morales et religieuses qui resurgissent partout au sein des sociétés les plus avancées. Même si, à certains, les concepts de bien et de mal apparaissent relativisés, le développement des sciences s’accompagne d’un retour en force et d’un renouvellement des questions à la fois religieuses et éthiques. Ainsi, par exemple, on n’a jamais autant débattu des questions éthiques en rapport avec la vie, la procréation, la naissance, la maladie, la souffrance et la mort. Ce n’est donc pas d’un coup de balai que l’on évacue la question des rapports entre foi et éthique, entre science et raison. Les sciences donnent incontestablement une solution à de nombreux problèmes mais en posent de nouveaux. Les nouveaux savoirs débouchent sur de nouvelles interrogations éthiques que ce soit en amont parce que toute recherche et toute découverte ne sont pas bonnes à faire. Il suffit de penser à certaines recherches militaires que certains centres de recherche universitaires refusent de mener. Par ailleurs, les recherches ne peuvent être développées ou poursuivies dans n’importe quelles conditions (il y a des règles convenues d’observation et d’expérimentation et donc des limites à l’expérimentation). Il en est ainsi dans les domaines de la biologie génétique, des techniques de reproduction, de la pharmaco-chimie, de la neurobiologie et de la neurochimie, comme dans l’introduction de certaines avancées dans les sciences et techniques chirurgicales. Ensuite, en aval des recherches, on ne peut se désintéresser des diverses pratiques et utilisations des découvertes, ni des effets pervers surgissant dans l’application ou l’utilisation des progrès scientifiques et techniques. Science et technique ouvrent la voie à de nouvelles interventions et actions mais, dans le même temps, elles créent des dégâts dans l’environnement et font surgir une foule de problèmes écologiques et éthiques nouveaux. Une science sans conscience risque de ne pas s’inquiéter des atteintes à l’environnement qui découlent d’applications non contrôlées des sciences et des techniques. Les sciences ne peuvent non plus se développer sans tenir compte du rôle et des effets des découvertes scientifiques et techniques et de leurs applications sur l’internationalisation de la production ou encore la planétarisation de la communication et du transport. Sciences et techniques n’ont pas seulement favorisé la mondialisation économique et financière, elles ont accru, en parallèle, l’interdépendance entre les nations sur les plans politiques, social, culturel, éthique et religieux ; elles ont multiplié les migrations internationales. Dans ces conditions, les opportunités de dialogue entre les cultures, comme entre les religions qu’elles soient théistes ou non, s’élargissent. Les interrelations et les interpénétrations culturelles sont croissantes. Les métissages et les hybridations entre les langues, les religions et les civilisations se multiplient. Mais l’interaction croissante entre les cultures, les religions et les civilisations conduit aussi à chocs entre factions et fractions, entre régions et peuples au sein des nations, comme entre les nations elles-mêmes. La mondialisation écrase et donc exacerbe les identités (surtout des minorités) qu’elles soient ethniques, culturelles ou religieuses. Par ailleurs, la mondialisation dont on attendait des merveilles, creuse les inégalités ; elle multiplie les oppressions, les injustices et devient source de conflits… Dans le cours de la mondialisation, les pénuries se multiplient au sein de sociétés que l’on dit d’abondance et menacent l’avenir de l’homme et l’environnement. Paix et justice se trouvent ainsi menacées dans le monde. Dans ces conditions, il s’agit de nouer des alliances pour oeuvrer à la résolution de problèmes essentiels du point de vue du développement de l’homme et de l’humanité ou encore pour lancer des actions en faveur de la paix, de la justice et de la fraternité dans le monde. Lorsqu’on prend en considération ces multiples problèmes, on se rend compte de l’importance et de la transcendance des interrogations métaphysiques. Sur ces problèmes, les sciences sont muettes. Telles sont en tout cas quelques-unes des raisons pour lesquelles « science et technique ne peuvent se développer sans conscience » et sans prévoyance. En ces domaines, le principe de précaution s’impose par delà le principe de prudence. Ainsi donc, tout en se réjouissant des avancées des sciences et des techniques, ne serait-il pas temps de renouer et de redévelopper le dialogue entre science, philosophie et théologie et donc aussi entre foi et raison? Ne serait-il pas temps de dénoncer le réductionnisme et l’impérialisme du positivisme et du matérialisme méthodologique pur et dur à la base des démarches scientifiques et techniques? De toute évidence, la recherche ne peut se développer sans considération pour les impératifs éthiques. Il n’est d’ailleurs pas rare que les scientifiques décrètent eux-mêmes un moratoire sur certaines recherches.
Les universités, notamment celles qui affichent une référence catholique, doivent plus que d’autres tenir compte de ces impératifs éthiques qui se manifestent en amont et en aval de la démarche scientifique… Encore faut-il que la communauté universitaire et les publics aient conscience de ces problèmes et ne boudent pas les débats à leur propos…
Jacques DELCOURT, Professeur émérite de l'Université Catholique de Louvain
Louvain-la-Neuve, le 05/09/2009
2.Les dissonances entre raison, science et foi sont-elles définitives ? Selon Danièle Hervieu-Léger, la « détraditionalisation » et la « déchristianisation » ou encore l’ « exculturation » du christianisme sont inéluctables dans le sillage des progrès des sciences et des techniques, ainsi que de l’hédonisme consumériste. La thèse de l’Eglise sur l’inculturation du christianisme dans les diverses civilisations, ne serait donc qu’un leurre. Les sciences ont incontestablement transformé notre vision de l’univers, de la création et de l’évolution, de même que notre rapport à l’environnement. Elles ont bouleversé notre conception de l’homme suite au décryptage du génome humain et à sa mise en parallèle avec celui des autres vivants. Quant aux neurosciences, elles sont en train de changer notre compréhension de l’intelligence, de l’esprit et de la conscience grâce notamment à l’observation et à l’imagerie complètes du cerveau. En tous ces domaines, les résultats de l’observation scientifique bouleversent diverses croyances et explications religieuses relatives à la création et à l’origine du monde, à l’évolution et à la place de l’homme dans l’univers, à la dignité de la personne humaine. Incontestablement, le développement de la science ébranle un certain nombre de vérités religieuses traditionnelles. On peut évaluer l’importance de ce bouleversement sur base de quelques exemples. Comment croire en un Dieu créateur du ciel et de la terre dans univers que l’on dit en expansion à partir du « Big bang » : le commencement, pour les uns ; la création, pour les autres ? Dans un univers qui se dilate, dont le rythme d’expansion saccélère, même si certains croient qu’un jour viendra où l’expansion se ralentira et engendrera une implosion : le « Big crunch » Toutefois, cette possibilité paraît aujourd’hui contredite par de récentes observations. Comment croire dans un monde où la terre et le soleil ont cessé d’être le centre de l’univers ? Où la terre n’est qu’une planète dans une galaxie, elle-même entourée d’une infinité d’autres? Comment croire en la création de l’homme dans un monde où le vie apparaît, évolue et se développe comme au hasard, par le jeu de multiples processus de sélection, en fonction de diverses épidémies et pandémies, sur base de brusques transformations climatiques, ou encore sur base de catastrophes naturelles, de phénomènes volcaniques ou suite à la chute d’astéroïdes conduisant à l’extinction de diverses espèces vivantes, puis à la résurgences d’autres ? Comment croire en un Dieu créateur de l’univers visible et invisible, dans un Dieu infiniment bon, au cœur d’un monde menacé par des cataclysmes, des tremblements de terre, des tsunamis ; mis en danger par les détériorations et les destructions de l’environnement résultant des activités humaines, par l’exploitation massives de ressources non-renouvelables et par des guerres menées avec des armes, des moyens de surveillance et d’encerclement de plus en plus sophistiqués? L’action de l‘homme s’inscrit de fait dans un équilibre précaire : ce qui l’expose à une multiplicité de maux et d’accidents résultant de l’augmentation de la température, de la réduction de la couche d’ozone, de la fonte des glaces, de la désertification naturelle ou induite par l’homme, …Ce sont là des conséquences moins heureuses, voire perverses résultant de l’applications des résultats des recherches scientifiques et techniques et de ce que l’on croyait être le progrès. Comment, par ailleurs, voir en l’homme, une créature à l’image de Dieu, alors que cet homme est capable de se lancer dans des opérations génocidaires, dans l’organisation de l’extermination des juifs, dans l’invention et l’utilisation d’armes de destruction massive, dans la conception et la production de bombes nucléaires, comme celles lancées sur Hiroshima et Nagasaki? Comment concevoir qu’un Dieu tout-puissant ne puisse empêcher l’holocauste des juifs? Ne pas foudroyer les génocidaires? Ne pas arrêter les guerres civiles éclatant partout dans le monde? Comment croire en un Dieu miséricordieux qui durant ce 20^ème siècle a laissé persécuter massivement les chrétiens, comme l’a montré Andréa Riccardi ? Comment croire en un Dieu dans une civilisation qui, comme l’exprime Jacques Ellul, apparaît comme « la subversion du christianisme »? Où la violence envers l’autre l’emporte sur la loi d’amour ? Apparemment, le Dieu de l’Evangile ne se lance plus à la poursuite de ses ennemis, n’accable plus ceux qui le rejettent ou qui transgressent ses commandements, comme au temps de l’Ancien testament. Mais pour autant, est-il sûr que le développement des sciences fragilise la foi ? Certains n’hésitent pas à exprimer leur émerveillement face aux découvertes parce que derrière celles-ci ils discernent un « principe anthropique », voire, à l’instar du Cardinal Schönborn de Vienne, un « dessein intelligent », même si d’autres trouvent ces idées stupides et qualifient « silly » ce dessein prétendu intelligent. Dans la réalité, diverses lectures sont possibles. Croyants et incroyants sont susceptibles de donner des significations différentes à des mêmes faits ou processus allant du simple au complexe. Mais tout cela condamne-t-il la religion ? Cela évacue-t-il la question de la transcendance ? Quelques illustrations sont indispensables au réexamen de la question.
3. L’apport de la biologie évolutionnaire et développementale. Les avancées présentes de la science et de la technique ont ouvert la voie à l’explication de l’évolution passée de la vie et de l’homme, comme d’ailleurs des diverses espèces apparues sur notre planète, mais aussi de l’univers. Ces avancées résultent des recherches en biologie évolutionnaire et développementale. Elle allie les sciences de l’évolution et de la biologie du développement dans un courant « EVO-DEVO ». Les explications de l’évolution sont multiples. Outre la théorie de Charles Darwin sur l’arborescence des espèces par le jeu des mécanismes de sélection des plus aptes et de l’hérédité, bien d’autres explications sont avancées, comme la résistance différentielle des organismes aux attaques microbiennes, bactériennes, virales ou des parasites ; ou encore la succession des cataclysmes, comme celui qui a conduit à la disparition des dinosaures, ou celles basées sur les brusques transformations des climats. Ces multiples explicationsde l’évolution balaient la thèse des créationnistes basée sur le récit biblique. Les nouvelles théories de l’évolution sèment aussi le doute sur la thèse du « dessein intelligent » (récemment défendue par le Card. Christoph Schönborn) ou sur le « principe anthropique » qui tente de montrer comment, dans l’évolution et dans l’univers, tout apparaît réglé en vue de l’apparition de l’homme. Ce sont là des explications transformistes et finalistes caractéristiques de Jean Baptiste Lamarck ou de Pierre Teilhard de Chardin. De nos jours, le déploiement des recherches sur les gènes, les génomes, les embryons, les organismes et les espèces montrent par quels mécanismes biologiques les vivants se construisent, se transforment ou involuent. Dans ces approches scientifiques intégrées, on ne considère plus les espèces comme séparées les unes des autres. Peu à peu, on s’écarte de l’étude des embranchements et des arborescences suivant les idées de Darwin. L’EVO-DEVO constitue une explication alternative tendant à démontrer la transversalité et la plasticité des éléments constituants les diverses espèces vivantes. Les experts qui analysent plantes et animaux et qui étudient leurs processus de développement, constatent qu’elles ou qu’ils peuvent être composés de mêmes ensembles complexes de gènes, même s’il s’agit de groupes de vivants distants les uns des autres. A la limite, cette découverte permet de transférer et de substituer un complexe de gènes prélevé sur un type de vivants vers d’autres types. Les gènes apparaissent alors comme des plans de construction qui commandent les transformations à l’endroit où on les place. S’il est possible d’ajouter des pattes aux serpents, il est tout aussi facile de réussir à faire disparaître certains membres du vivant, voire d’opérer des mutations des gènes-maîtres. Mais la transversalité et la plasticité des constituants du vivant sont-elles un argument suffisant permettant de se lancer sans danger dans la transformation de la nature humaine? En ces domaines, les principes de prudence et de précaution doivent être pris en considération. Ce qui n’est pas toujours le cas. Nombre d’avancées scientifiques et techniques sont produites sans considérations éthiques, ni préalables à la recherche, sans souci des problèmes qu’engendrent leur poursuite, ou des utilisations et applications qui en seront faites. Certains scientifiques se sentent d’autant moins soucieux de ces préalables et des problèmes découlant de l’application des découvertes que, dans leur démarche, ils souscrivent au matérialisme méthodologique. Ce qui les conduit à ne pas se préoccuper de ce qui donne sens à la vie, à l’existence, au développement de l’homme, des sociétés et de l’humanité ou encore aux impératif touchant à la conservation de l’environnement. Du point de vue de ces chercheurs, les discours philosophiques et théologiques sur la création, sur l’homme, son origine ou sa destinée, sur son humanisation à un moment donné de l’hominisation ou encore sur l’intangibilité de la nature ou de la dignité de l’homme, ne sont que la traduction de formes et de sources d’obscurantisme cultivées par toutes les religions. Dans cette perspective, le dialogue entre science, raison et foi, n’a pas de consistance. Seules comptent les vérités scientifiques. Toute forme de religion ou de spiritualité n’est qu’un épiphénomène surgissant d’une matérialité et d’une animalité : ce que l’homme religieux récuse. Pour lui, l’évolution à un sens ultime.
4. La biologie génétique à la recherche de la qualité de la vie et de la perfectibilité de l’homme. Nous sommes entrés dans l’ère du développement des sciences de la vie, des neuro-sciences et sciences du cerveau. De nos jours, nous sommes en capacité de contrôler une grande part de la souffrance de l’homme, de séparer la sexualité de la reproduction, de contourner l’infertilité, voire le handicap, de contrôler les épidémies, mais aussi de discipliner les émotions de l’homme, de maintenir son équilibre mental, de lui fournir une sensation de confort et de bien-être. Un pas plus loin, nous serons bientôt en capacité de transformer l’homme, d’agir sur ses états de conscience, d’accroître et d’élargir ses capacités physiques et mentales, d’aiguiser ses perceptions, d’accroître son intelligence et de contrôler ses émotions. Ces sciences de la vie changent donc tout à la fois la conception de l’homme, de sa sexualité, de sa reproduction, du rapport de l’homme à son corps ; la conception de ce qui fait son confort et son bien-être ; l’idée qu’il tient de son autonomie. L’explosion des sciences de l’animé, de la vie et de l’esprit change la perception de l’intelligence et de la conscience de l’homme, des possibilités de leur développement. Toutes ces sciences, au départ centrées sur le soulagement de la souffrance et du mal-être, ont conduit à la médicalisation de nombreux problèmes de vie et, aujourd’hui, sont attelées à la recherche du bonheur de l’homme et de son perfectionnement, indépendamment de toute question religieuse. Dans les sociétés les plus avancées, la médecine appuyée par les sciences et les techniques, ne réduit pas seulement la souffrance; elle ne guérit pas seulement les maladies ; elle répare les séquelles des accidents ; elle surmonte les handicaps. Dans ces sociétés, on assiste à une médicalisation, à une psychiatrisation et à un accompagnement psychologique des diverses étapes du cycle de vie. De la naissance à la mort, on n’échappe pas à la « pathologisation » et à la médicalisation de nombreux problèmes, tant individuels que collectifs. En amont du cycle, on constate la médicalisation de la sexualité et de la reproduction. Mais l’évolution ne s’arrête pas là. Par delà les problèmes de santé et de d’équilibre psychologique et mental, le développement des sciences et des techniques vise aujourd’hui à l’amélioration des performances humaines durant la totalité du parcours vital. Sciences et techniques médicales, paramédicales, biologiques et chimiques mais aussi les sciences mécaniques et informatiques. En se combinant, elles ne visent plus seulement à corriger les faiblesses et malaises humains, elles rêvent, en outre, à l’amélioration des capacités et finalement à la transformation du corps, à la manipulation de la psychologie et de l’esprit, voire à la mutation des gènes de l’homme. Le profil d’un surhomme ou d’un transhumain apparaît à l’horizon dans un monde qui s’est mis à croire en l’omnipotence des sciences et des techniques, en leur possibilité de répondre aux problèmes vitaux de l’homme. Cette confiance grandit chaque jour même si les effets pervers, prévisibles ou non prévus, se multiplient, telles les assuétudes, p.ex. Dans l’avenir, ces objectifs seront poursuivis à travers le développement accéléré des nanosciences et des nanotechnologies qui permettent de prospecter, de transmettre et d’intervenir à très petite échelle (N) ; des sciences et techniques biologiques, telles la biogénétique et les biotechnologies, mais aussi de la bionique qui développe la symbiose entre l’homme et la machine (B) ; des sciences et des techniques de l’information, de l’imagerie médicale et de la computation (I), de même que des neurosciences, des neurotechnologies et des sciences cognitives (C). Un ensemble de développements que les experts traduisent par un acronyme fétiche : NBIC, construit à l’instar des NTIC (Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication) et interconnectant les Nano-, Bio-, Info- sciences et technologies, de même que les sciences cognitives et neuro-cognitives. Cet ensemble de sciences et de techniques tentent aujourd’hui de travailler en synergie, d’organiser la coordination et la convergence des recherches et des interventions dans ces différents domaines scientifiques et techniques en vue d’améliorer la vie de l’homme et son équilibre vital. Cette confluence des efforts ne devrait pas seulement permettre de lutter contre l’anxiété et le stress mais viser à l’amélioration des fonctions et des performances des humains. C’est évidemment autour de ce problème du perfectionnement de l’être humain que se développe la discussion éthique. D’autant plus âpre que l’on progresse dans les neurosciences, les neuro-technologies et les sciences cognitives : celles du cerveau, du mental et de l’esprit. D’une part, parce qu’elles posent de graves problèmes d’expérimentation, inéluctablement, sur le cerveau d’un humain. D’autre part, parce qu’elles permettent la manipulation et la transformation des états de consciences. Ces développements étaient prévisibles, comme leur utilisation dans la reproduction et le perfectionnement de l’homme. Pierre Teilhard de Chardin en était convaincu. Selon lui, « sous la pression des faits », on finirait par reconnaître que « l’homme n’est pas encore achevé dans la nature, pas encore complètement créé » et « qu’en nous et autour de nous, il se trouve encore en pleine évolution ». Teilhard pensait que « l’esprit humain se révèle capable »… « de découvrir et de manier les ressorts matériels qui lui permettront vraisemblablement par action directe sur les lois de la reproduction, de l’hérédité et de la morphogenèse de provoquer et d’influencer à volonté - dans certaines limites encore imprévisibles - la transformation de son propre organisme (cerveau compris…) » (Science et Christ, Ed. du Seuil, 1965, p.250).
5. Le matérialisme méthodologique confronté aux problèmes des causalités diffuses, de la quête de sens et d’éthique. Si une crise religieuse se manifeste principalement en Europe, comme d’ailleurs dans les régions les plus développées du monde, la cause première ne s’en trouverait pas d’abord dans les processus de sécularisation et de laïcisation. La véritable source de la crise serait à découvrir dans la tension croissante entre science et foi ; dans l’hégémonie absolue donnée à des formes de sciences comme voie d’accès au savoir et à la vérité; ainsi que dans la proclamation et la croyance en la totale neutralité de la démarche scientifique. Il n’empêche que du point de vue chrétien, science et technique ne peuvent se développer sans conscience, en dehors de tout principe de prudence ou de précaution ; sans poser de questions sur le sens de la vie ; sans tenir compte de la finalité : le service de l’homme, de l’humanité ou de la société; sans souci de l’environnement ou encore du caractère équitable et durable du développement, comme cela arrive souvent dans les recherches militaires sur l’armement, le renseignement, l’endurance ou la performance humaine. Mais ceci n’empêche pas nombre de chercheurs d’adopter un point de vue positiviste et scientiste et d’opter en faveur d’une vision réductionniste et matérialiste du monde et de la science. Ils en font un droit. N’est-il pas normal de chercher des explications naturelles aux phénomènes naturels. Logiquement dans l’esprit du « matérialisme méthodologique », il ne peut y avoir d’effet que s’il y a une cause repérable. Les démarches scientifiques et techniques sont considérées comme objectives lorsqu’elles découvrent les causes ou les actions déterminant un ou des effets. Cette recherche de l’objectivité implique d’organiser de manière permanente un aller et un retour entre le modèle, la thèse ou la théorie et, par ailleurs, la pratique, l’observation ou l’expérimentation. Dans cette démarche, science, raison et foi doivent être dissociées. D’accord, mais de là à penser que, dans le développement d’une recherche, l’incroyance est un atout et la foi, un obstacle, il y a une marge. Nombre de découvertes scientifiques ont été et sont encore le fait de croyants, chrétiens ou catholiques. Que pourrait-on objecter au choix de cette méthode résolument matérialiste? En fait, l’erreur du matérialisme méthodologique est d’affirmer que partout et toujours, il n’y a d’explications que naturelles (physiques, chimiques ou biologiques) et de prétendre qu’il s’ agit là de la seule voie d’accès à la vérité. Sur cette base, nombre de scientifiques pensent échapper à tout préjugé, à tout présupposé philosophique, métaphysique ou éthique, à toute croyance religieuse ou affirmation de foi. Ils refusent donc de reconnaître que leurs choix partent d’hypothèses directrices dont la valeur absolue n’est pas démontrable. De même, on sait que la pénétration de l’observateur ou de l’instrument d’observation dans le champ d’expérimentation, peut changer la nature de l’observation, altérer la réalité et donc influencer les résultats. C’est souvent le cas dans les sciences humaines mais pas uniquement. Par ailleurs, nombre de vérités scientifiques n’ont pas un caractère absolu. Elles ne sont nécessairement définitives, dans le cadres sciences et les théories de l’évolution, par exemple. De plus, les sciences n’expliquent pas tout. Par exemple, si la physique, y compris quantique et la chimie ont décrypté la machinerie de la matière, elles ne saisissent pas vraiment ce qu’est la matière. De même, la biologie moléculaire présente la mécanique de la vie mais n’exprime pas ce qu’est la vie. Les neurosciences comprennent le fonctionnement du cerveau en réaction à un ou des stimuli mais n’éclairent pas le fond du désir, de l’émotion, de la pensée, de la croyance, de la conscience… En économie, le marché peut expliquer le comportement de l’homme mais elle est désarçonnée par ses réactions dans les situations d’incertitude ou d’information incomplète. En outre, comme l’exprime René Thom, la science se sent faible face aux cas de causalité diffuse et, notamment, lorsqu’une succession déraisonnable de causes efficientes secondes entrent en jeu. Dans les opérations de démêlage d’interactions multiples, il faut faire appel aux théories de la complexité et éviter une vision déterministe simpliste. Enfin, lorsqu’on passe des sciences de la nature aux sciences de la culture, lorsqu’on se lance dans la recherche en sciences du langage et de la cognition, ou encore de la communication et de la culture, il est très difficile de forcer la raison à rester dans le carcan du matérialisme méthodologique. On peut accepter que des éléments physiques et chimiques ou encore biologiques déterminent le mental et donc, qu’une excitation des neurones et des synapses du cerveau puissent provoquer une pensée, et considérer celle-ci comme une epigenèse. Mais n’est-ce pas fausser la compréhension dans la mesure où le cerveau n’est qu’une partie de la personne totale et qu’il n’est donc pas stimulé séparément de la totalité de la personne, ni séparément du contexte et des relations nouées avec les autres à travers le temps. Ainsi donc, si l’on affirme qu’aucune autre voie que le matérialisme méthodologique ne permet d’atteindre la vérité, on finit par croire que les vérités métaphysiques sont nécessairement plurielles, relatives et donc inconséquentes. Le matérialisme méthodologique se mue alors en un matérialisme ontologique. On nie « l’émergentisme » à la base des sciences cognitives et du développement de l’intelligence artificielle. In fine, toute démarche scientifique s’insère dans un contexte à la fois social, éthique et culturel. Dans les faits, des forces sociales, des forces économiques (les coûts) et une réflexion éthique entrent en jeu dans le choix des recherches scientifiques à développer, de même que dans les jugements sur les effets résultant des applications des sciences. Dans ces conditions, pourquoi les réflexions métaphysiques, philosophiques, théologiques, spirituelles ou religieuses ne pourraient-elles douter du fait que le matérialisme méthodologique soit la voie unique d’accès à la vérité ? Evidemment, pour nombre de savants, le « religieux » forme un champ de pouvoir qui est utilisé comme un étouffoir des forces libératrices et émancipatrices de la science et de la raison. D’où l’idée que dans une université catholique la pensée serait nécessairement encerclée et cadenassée par les dogmes et les impératifs moraux. Mais est-ce bien ce qui se vit dans l’université ? N’y aurait-il chez les autres, d’autres cadenas empêchant l’exercice de la « libre pensée » ? Incontestablement, la science basée sur le matérialisme méthodologique conduit à une forme d’agnosticisme. Balayant du même coup toutes les interrogations sur le sens de la vie, niant que l’esprit puisse commander la matière, rejetant toute référence à une transcendance possible de l’humain par le divin. En dehors du champ de la science, tout n’est pas relatif, sauf à opposer foi, raison et science. Ne peut-on avec Jean-Paul II croire que la vérité scientifique n’est pas tout ? Dans son encyclique « La foi et la raison », il commence par une phrase qui mérite réflexion : « La foi et le raison sont comme les deux ailes qui permettent à l’esprit humain de s ‘élever vers la contemplation de la vérité. C’est Dieu qui a mis au cœur de l’homme le désir de connaître la vérité… ». Il ne suffirait pas d’être un scientifique pour atteindre et contempler la vérité : il faudrait, en outre, croire en Dieu…Il y a définitivement deux chemins d’accès à la vérité, comme l’exprimait Georges Lemaître.
6. Comment imaginer une science sans conscience ? La religion n’est pas qu’un message ou une foi. Elle ne se résume pas à quelques pratiques. Inspiratrice de l’homme, la foi en Dieu interpelle la conscience de l’homme et se traduit en des postures morales et des actes éthiques. Pourquoi une vision pessimiste sur l’évolution de la morale et de la religion s’imposerait-elle ? En tant qu’activités humaines, la science et la technique ne sont pas exonérées d’une réflexion morale ou éthique, d’une référence à un système moral et éthique. La recherche de la vérité scientifique doit correspondre à des impératifs véhiculaires dans la société même si ils ne sont pas définis catholiques ou chrétiens. C’est d’autant plus nécessaire que, dans des sociétés basées sur la science et la connaissance, sur la recherche et l’innovation, on découvre peu à peu les effets négatifs et pervers du progrès : des effets qui se manifestent à court ou à long terme à la suite des applications scientifiques et techniques. Ce qui pousse nombre de personnes à s’interroger sur les implications éthiques, voire sur l’ « éthicité » de certaines recherches qui portent atteinte à l’intégrité de la nature humaine et à la vie humaine. Mais les questionnement ne se situe pas seulement en aval. Par ailleurs, en choisissant de se mettre dans une perspective matérialiste et relativiste, les sciences et les techniques n’ont pas à se poser de problèmes concernant la manipulation des gènes, le choix du sexe, les expérimentations sur l’homme, l’altération des états de consciences et les interventions sur le cerveau possibles suite à l’explosion des neuro-sciences. Même si l’on reconnaît l’importance du développement des sciences et des techniques, et même si l’on a confiance en leur valeur et en leur efficacité, elles ne sont pas à elles seules capables de résoudre le problème des finalités de l’homme, de la vie de l’homme, de ses relations aux autres ou encore de son rapport à la nature. Cette absence de considérations éthiques est sans doute l’objection la plus fondamentale au matérialisme méthodologique. Cette limitation est une des explications à la base du diagnostic de la crise anthropologique que nous traversons. Celle-ci se manifeste dans le relativisme absolu affiché sur le plan de l’éthique et de la morale comme sur le plan de la religion. Cette crise se traduit notamment dans la montée de la violence à travers le monde et dans les violations innombrables des droits de l’homme. Ainsi donc, même si divers indices traduisent une tendance séculaire à la baisse des formes institutionnalisées de la religion et même si de nombreuses personnes pensent que la foi dépend par dessus tout de leur libre choix et qu’il leur est donc loisible de croire ce qu’ils veulent, sans se référer ou appartenir (believing without belonging), le monde présent n’échappe pas aux multiples interpellations philosophiques, théologiques, morales et religieuses qui resurgissent partout au sein des sociétés les plus avancées. Même si, à certains, les concepts de bien et de mal apparaissent relativisés, le développement des sciences s’accompagne d’un retour en force et d’un renouvellement des questions à la fois religieuses et éthiques. Ainsi, par exemple, on n’a jamais autant débattu des questions éthiques en rapport avec la vie, la procréation, la naissance, la maladie, la souffrance et la mort. Ce n’est donc pas d’un coup de balai que l’on évacue la question des rapports entre foi et éthique, entre science et raison. Les sciences donnent incontestablement une solution à de nombreux problèmes mais en posent de nouveaux. Les nouveaux savoirs débouchent sur de nouvelles interrogations éthiques que ce soit en amont parce que toute recherche et toute découverte ne sont pas bonnes à faire. Il suffit de penser à certaines recherches militaires que certains centres de recherche universitaires refusent de mener. Par ailleurs, les recherches ne peuvent être développées ou poursuivies dans n’importe quelles conditions (il y a des règles convenues d’observation et d’expérimentation et donc des limites à l’expérimentation). Il en est ainsi dans les domaines de la biologie génétique, des techniques de reproduction, de la pharmaco-chimie, de la neurobiologie et de la neurochimie, comme dans l’introduction de certaines avancées dans les sciences et techniques chirurgicales. Ensuite, en aval des recherches, on ne peut se désintéresser des diverses pratiques et utilisations des découvertes, ni des effets pervers surgissant dans l’application ou l’utilisation des progrès scientifiques et techniques. Science et technique ouvrent la voie à de nouvelles interventions et actions mais, dans le même temps, elles créent des dégâts dans l’environnement et font surgir une foule de problèmes écologiques et éthiques nouveaux. Une science sans conscience risque de ne pas s’inquiéter des atteintes à l’environnement qui découlent d’applications non contrôlées des sciences et des techniques. Les sciences ne peuvent non plus se développer sans tenir compte du rôle et des effets des découvertes scientifiques et techniques et de leurs applications sur l’internationalisation de la production ou encore la planétarisation de la communication et du transport. Sciences et techniques n’ont pas seulement favorisé la mondialisation économique et financière, elles ont accru, en parallèle, l’interdépendance entre les nations sur les plans politiques, social, culturel, éthique et religieux ; elles ont multiplié les migrations internationales. Dans ces conditions, les opportunités de dialogue entre les cultures, comme entre les religions qu’elles soient théistes ou non, s’élargissent. Les interrelations et les interpénétrations culturelles sont croissantes. Les métissages et les hybridations entre les langues, les religions et les civilisations se multiplient. Mais l’interaction croissante entre les cultures, les religions et les civilisations conduit aussi à chocs entre factions et fractions, entre régions et peuples au sein des nations, comme entre les nations elles-mêmes. La mondialisation écrase et donc exacerbe les identités (surtout des minorités) qu’elles soient ethniques, culturelles ou religieuses. Par ailleurs, la mondialisation dont on attendait des merveilles, creuse les inégalités ; elle multiplie les oppressions, les injustices et devient source de conflits… Dans le cours de la mondialisation, les pénuries se multiplient au sein de sociétés que l’on dit d’abondance et menacent l’avenir de l’homme et l’environnement. Paix et justice se trouvent ainsi menacées dans le monde. Dans ces conditions, il s’agit de nouer des alliances pour oeuvrer à la résolution de problèmes essentiels du point de vue du développement de l’homme et de l’humanité ou encore pour lancer des actions en faveur de la paix, de la justice et de la fraternité dans le monde. Lorsqu’on prend en considération ces multiples problèmes, on se rend compte de l’importance et de la transcendance des interrogations métaphysiques. Sur ces problèmes, les sciences sont muettes. Telles sont en tout cas quelques-unes des raisons pour lesquelles « science et technique ne peuvent se développer sans conscience » et sans prévoyance. En ces domaines, le principe de précaution s’impose par delà le principe de prudence. Ainsi donc, tout en se réjouissant des avancées des sciences et des techniques, ne serait-il pas temps de renouer et de redévelopper le dialogue entre science, philosophie et théologie et donc aussi entre foi et raison? Ne serait-il pas temps de dénoncer le réductionnisme et l’impérialisme du positivisme et du matérialisme méthodologique pur et dur à la base des démarches scientifiques et techniques? De toute évidence, la recherche ne peut se développer sans considération pour les impératifs éthiques. Il n’est d’ailleurs pas rare que les scientifiques décrètent eux-mêmes un moratoire sur certaines recherches.
Les universités, notamment celles qui affichent une référence catholique, doivent plus que d’autres tenir compte de ces impératifs éthiques qui se manifestent en amont et en aval de la démarche scientifique… Encore faut-il que la communauté universitaire et les publics aient conscience de ces problèmes et ne boudent pas les débats à leur propos…
Jacques DELCOURT, Professeur émérite de l'Université Catholique de Louvain
Louvain-la-Neuve, le 05/09/2009