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22 octobre 2007 1 22 /10 /octobre /2007 21:49
L’AIESC a choisi pour thème cette année la réconciliation entre les peuples. Ce thème est l’occasion de jeter un regard sur le phénomène sans doute le plus important de notre époque, celui de l’urbanisation. L’an prochain, en effet, se produira ce point d’inflexion historique : plus de la moitié de la population du monde sera urbaine. Par corrélat, la quasi totalité de la croissance démographique se fera dorénavant dans les villes. Envisagé à l’échelle de l’histoire de la planète, au regard de laquelle la période habitée par l’homme est un bref épisode, ce qui se passe maintenant ressemble au passage d’une tornade qui jetterait les hommes et les femmes les uns sur les autres dans des endroits particuliers, tout en créant de très grands vides. Car ces hommes et ces femmes ne se mélangent que très peu ; beaucoup échouent en ville comme des épaves ; il n’y a pas de véritable brassage ; tout ceci va trop vite pour que les capacités organisatrices de l’homme contemporain puisse en anticiper et régler les flux et les conditions d’accueil.
L’ONU vient de publier l’État de la population mondiale 2007, dont le sous-titre est : Libérer le potentiel de la croissance urbaine. Je m’appuierai sur ce rapport. Un rapport qui n’est pas pessimiste comme tant d’autres approches de la ville contemporaine peuvent l’être. Mais le regard technique porté sur la ville, principalement d’ailleurs dans les pays en développement, ce regard, les chrétiens peuvent le compléter et y apportant leurs clefs de lecture, leurs intuitions et sans doute leur engagement. Or curieusement, la ville – c’est un peu plus que l’urbanisation - , la question urbaine si l’on préfère -, est peu présente dans les grands textes de référence de la pensée sociale chrétienne. Il y a donc là, devant nous, une occasion de repenser, de reformuler et de trouver des prolongements concrets à la réflexion sociale chrétienne.

1. La question de l’urbanisation au XXIème siècle

L’urbanisation est, du point de vue de la civilisation, le sens de l’Histoire. Les modèles  politiques et économiques dominants sont urbains. Les grands pays de l’OCDE sont également très majoritairement urbains et les pays les plus pauvres ruraux. L’indice de développement est corrélé avec le taux d’urbanisation : la ville peut apparaître comme une condition sine qua non de la richesse ; elle a pu jusqu’à il y a peu être signe de progrès et de bien-être. Mais c’est de moins en moins vrai.

La division du travail se fait en faveur de la ville. Pour de nombreuses raisons, les campagnes se vident. La combinaison : recevoir de la matière première – trouver de la main d’œuvre – expédier le produit fini – trouver de la main d’œuvre pour cela, entraîne la concentration de la population sur les grands axes logistiques, et finalement dans certains pays plutôt que dans d’autres.

De grandes migrations sont en cours (Inde, Chine) , soit en raison du développement des secteurs secondaire et tertiaire ; soit à cause de la dégradation des conditions de développement agricole (réchauffement climatique, problème de l’eau, épuisement des sols, etc.) ou de la mécanisation des cultures ; soit pour des raisons d’ambitions culturelles (accès aux infrastructures de communication ou de formation, … ; soit encore pour des raisons politiques : violences, conflits inter-ethniques, …

Tout cela se traduit par le développement très rapide de villes de toutes tailles : la population de Gaborone (cap. du Botswana) passera de 17 000 habitants en 1971 à 500 000 en 2020 ! Pour les très grandes villes (> 15 millions d’habitants), la tendance est à l’asymptote car elles connaissent une émigration supérieure à l’immigration et à la croissance naturelle. Mais des villes comme Dacca ou Lagos devraient encore s’accroître. Le tissu de grandes métropoles se densifie (la Chine aura dans une génération plus de trois cents villes de plus d’un million d’habitants). La question des villes moyennes est de plus en plus aiguë, car elles sont le plus souvent dépassées par le rythme de la croissance urbaine.

La principale pathologie des villes, et de loin, tient en ce que ce sont les pauvres qui vont alimenter la croissance urbaine. La question de la réconciliation est appelée à devenir centrale, dans le quotidien des sous-groupes humains vivant dans un milieu urbain qui  favorise les lignes de fractures ; elle s’inscrit dans un contexte de pauvretés multiples qui se nourrissent les unes les autres, sous-tendue par des problèmes concrets de droits élémentaires, d’accès aux biens, de dignité, … qui viennent compliquer des questions de cultures, de gouvernance politique ou de création et d’affectation des richesses.

L’urbanisation se marque concrètement par des agrégats de populations différentes par leurs origines : Asiatiques, Africains, Maghrébins ; leurs niveaux de richesse ou de culture ; l’importation des problématiques d’origine : incompatibilités culturelles, conflits politiques, fanatisations, …Un problème qui n’est pas nouveau(cf. Londres au XVIII° siècle), mais que l’on maîtrise de moins en moins.

À cette disparité, s’ajoute l’incapacité de se fixer dans la durée, en raison d’une très forte mobilité. Celle-ci juxtapose des populations de passage : tourisme, déplacements de travail et la mobilité due à l’emploi, à la restructuration des quartiers ou à l’évolution vers l’aisance des jeunes ménages : la ruralité donne l’image de la stabilité, la ville celle du mouvement.

Ce mouvement, qui se fait à un rythme très rapide, se traduit par des résultats indignes de la personne humaine : infrastructures insuffisantes et services publics dépassés (eau, tout à l’égout, énergie, transports, culture) ; enfants qui ne vont pas à l’école ; notamment les filles ;  risques sanitaires élevés, comme le sida. Ces situations nourrissent la violence sous des formes multiples : bandes, trafics, drogue, prostitution, criminalité. Dans la ville, l’homme fait facilement violence à l’homme ; des fractions importantes de la population sont et seront davantage fondées à demander justice. Au lieu d’aller vers la réconciliation, à tout le moins la rencontre, les villes sont gravides d’hostilité.

Cette tendance semble consubstantielle à la ville. La ville est le lieu où la fragmentation sociale s’est instituée dès le Moyen Age, dans les milieux des laboratores (marchands, artisans, …) avec les rues, les corporations, les charges qui y furent associées, en opposition à une ruralité homogène, pérennisant la vision d’un monde unifié. Prises dans l’espace mondialisé, dans le pays, ou dans leur organisation interne, les villes connaissent et entretiennent des vitalités différentielles. Elle se trouvent ou non sur les grands réseaux logistiques intercontinentaux, leurs quartiers sont inégalement desservis et favorisés, des ghettos s’y établissent et, si l’on descend au niveau même de l’individu, la solitude y est monnaie courante.

Le travail détermine les temps et l’espace de la ville. Comme le montre A.-J. Gourevitch, le temps des affaires est progressivement devenu le temps social dominant dès l’époque de développement des villes italiennes commerçantes (Les catégories de la culture médiévale) : un temps qui s’impose à tous, alors même que les actifs représentent rarement plus de la moitié de la population aujourd’hui. Travail de jour, travail de nuit ; travail éloigné, cités-dortoir ; le travail d’aujourd’hui détermine le tissu urbain tant dans l’organisation des espaces que dans la nature socio-professionnelle des populations, et leurs rythmes de vie. Une évolution brutale des principaux sites employeurs entraîne des ruptures en cascade. Pour ceux qui travaillent, les temps de transports, qui tendent à s’allonger dans les villes, phagocytent les temps de la famille et de la socialisation hors emploi.

La ville se présente ainsi comme un monde naturellement faillé, dans lequel certains groupes humains sont en situation de maximiser leur intérêt, quand d’autres sont amenés à se résigner au recul de leur position. La question qui se pose devient celle-là : y a-t-il des lieux et des conditions qui puissent réduire les failles ? La notion même de communauté urbaine correspond-elle à une réalité observable ? atteignable ? ou au contraire à une utopie hors de portée ? La ville, dont la raison d’être est la rencontre des populations, peut-elle être entièrement conforme à sa vocation ou bien faut-il se résigner à vivre avec cet univers fracturé en inventant des espaces et des lieux permettant aux habitants de se rapprocher les uns des autres ?

2. Les chrétiens et la question de la Ville

Cette question est posée aux chrétiens qui ne sont pas démunis d’outils pour préserver l’idée d’une communauté urbaine. Car le christianisme est une religion urbaine, qui a éclos à Jérusalem, puis dans les villes d’Asie mineure, puis dans les métropoles qui sont devenues des évêchés, le christianisme s’étant «couché dans le lit de l’Empire romain». Par rapport à cela, le paysan est synonyme de païen, le christianisme se méfiant longtemps des cultes chtoniens vivaces dans les campagnes.

Sans doute la sémantique rurale est omniprésente dans la littérature chrétienne, tant dans le langage que dans la symbolique sacramentelle. Mais le thème de la Ville est très vivace, surtout dirigé sur l’image de la cité idéale (Jerusalem quae aedificatur ut civitas ). On y relève certaines dominantes : la sécurité et la paix,  la prospérité:  « Que la paix règne dans tes murs, la prospérité dans tes maisons » ; la cohérence d’ensemble de la ville fondée sur la loi et l’amour de Dieu « Jérusalem où tout ensemble fait corps » ; le rassemblement (cf. Pentecôte). Mais aussi le péché et les désordres (Babylone, Ninive). Voir à ce sujet le livre de J. Ellul, Sans feu ni lieu.

Malgré ces fondamentaux, la pensée sociale chrétienne est peu prolixe sur la question urbaine. Elle lui fait peu de place dans les grands textes fondateurs où le modèle rural est beaucoup plus présent, dans les grandes encycliques (notamment dans Mater et magistra). Seule, Octogesima adveniens  y consacre quelques paragraphes en début d’encyclique.

Corrélativement, le mot Ville figure dans le Compendium avec seulement trois renvois. Le terme Logement, seulement cinq renvois. Le terme Transports, seulement deux. Bref, tout ce qui touche à la communauté urbaine est très peu présent dans le résumé de la doctrine sociale de l’Église. Mais beaucoup de travaux ont été menés par ou avec des organisations chrétiennes, qui se sont souvent impliquées dans des travaux sur la ville, qu’il s’agisse du CCIC à l’Unesco, des revues comme Projet ou Esprit.

Précisément pour cette raison que plus de la moitié de l’humanité va désormais vivre dans un univers plus enclin à fabriquer de la fracture sociale et de la violence entre individus, le temps est sans doute opportun pour une réflexion qui reprendrait la réalité à construire d’une ville où l’homme se rapproche de l’homme, lui fasse toute sa place et sache se réconcilier avec lui quand l’injustice et l’incompréhension ont prévalu. Cette réflexion d’ensemble ne partirait pas de rien, mais n’éviterait pas un travail de fond sur le sens profond de la ville dans une perspective chrétienne. Ce qui suit propose quelques pistes, en s’appuyant sur le titre du Ps. 133, Habiter en frères tous ensemble…

Habiter  est terme riche du vocabulaire chrétien, qu’on peut rapprocher du sens de la « maison », avec les corrélats suivants, qui trouvent tous du sens dans la pensée sociale chrétienne : se loger et la question de l’accès au logement : question de dignité de la personne, mais aussi d’existence même puisque la plupart des droits sociaux sont attachés au logement, ne serait-ce qu’à l’adresse. La question de la propriété en découle aussi, qui facilite peut-être l’ancrage dans la durée.

Le logement suppose des conditions décentes, pré-requis pour respecter les droits fondamentaux de dignité et de santé. Il doit se situer dans un endroit « relié » : toute la question de l’accès au transport et à la communication ; dans un endroit agréable : question de la beauté (art, jardins, perspectives, ..) ; en sécurité : le terme parle de lui-même (autrefois, les remparts et les douves) ; dans des conditions financièrement supportables : question du contrat de location ; question de l’énergie, de la qualité du logement, de sa modernité. Supportables mais dignes, c’est-à-dire impliquant la responsabilité des acteurs (propriétaires comme locataires).

Il faudrait prendre un peu de temps pour montrer comment l’anthropologie chrétienne rapproche le sens de la vie et le sens de la maison. Regardons simplement comment l’Évangile ouvre la portée du sens de la maison. La culture biblique associe la maison et la famille (heureuse). Par ses miracles et ses enseignements, dont beaucoup ont pour cadre la maison privée, Jésus fait de la maison le lieu du pardon (enfant prodigue, …), de la guérison (centurion, …), de l’agapè (repas chez Simon, qui est à la fois agape et intégration de la femme adultère…), amour conjugal bien sûr (Cana), travail (chez Matthieu, ..). Un tel travail déboucherait sur la redécouverte de la nécessité d’une civilisation du prochain, qu’exprime le mot « frères ».
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En frères  est une autre expression riche de sens, avec pour corrélats l’idée d’une communauté qui soit un bien commun : rôle du politique, quelle participation, …, ce qui pose la question de la démocratie urbaine ; où soient considérées comme préoccupations centrales la place et l’évolution de la famille : une politique erratique du logement peut contribuer à la dislocation de la famille ; mais se pose aussi la question de la femme qui à la ville peut évoluer dans des sens très différents : être réduite en esclavage pour aller chercher l’eau ou l’alimentation au loin dans les villes déstructurées ; travailler et s’investir dans des associations médiatrices, utiles pour la solidarité et la santé ; rechercher la maximisation de son intérêt personnel et perdre de vue son rôle de mère de famille ; …

La communauté urbaine suppose la possibilité de pouvoir se parler et grandir ensemble : l’école et la formation (voir Vocabulaire de Théologie biblique : éducation est dérivé de « frère »), car pour se rencontrer, il faut que les asymétries entre habitants soient réduites ; la possibilité de pouvoir compter les uns sur les autres et de s’épauler : toute la question de la solidarité, de la santé : pour cela, faut-il seulement se connaître ou se voir ; la possibilité de se pardonner ou de se sanctionner équitablement ; de donner les moyens à chacun de subvenir à ses besoins : travail, rôle de l’économie : ne pas craindre de créer de la richesse ; de se réjouir par la fête, les loisirs, le sport, …

Toutes ces attentes trouvent une réponse possible dans les espaces religieux : contrairement à ce qu’on attendait, la ville renforce la pratique religieuse, certes sous des formes nouvelles, parfois avec des aspects inquiétants (fondamentalisme ou sectes). Lieux et temps religieux sont désirés par des parties importantes des populations urbaines qui les ressentent comme des lieux de réduction des fractures diverses, chacun pouvant y devenir le gardien de son frère, développer le rôle des corps (cœurs ?!) intermédiaires, retrouvant le rôle de médiateur. Inutile de dire à quel point l’option préférentielle pour les pauvres se fait impérieuse quand on mesure qu’un milliard d’hommes vivent aujourd’hui dans ce qu’on appelle des taudis.

Pour nous, il ne s’agit de rien d’autre que de donner une impulsion nouvelle à une culture du prochain modernisée et adaptée à notre temps : le véritable apport du christianisme est d’impliquer une civilisation du prochain. C’est une culture qui n’est pas allée de soi, car, si l’Ancien Testament parle du prochain [uniquement dans le cadre du peuple de Yahvé], le sens n’en était pas bien clair, comme l’atteste la question du Scribe à Jésus. Le mot prochain, en grec, se dit plesios ; n’y a-t-il pas là la même racine sémantique que polis, la ville (racine Pla, Ple, Pol : être nombreux, qui a donné aussi ploutos, la richesse) ? L’anthropologie du prochain est capable de présenter une alternative crédible à la domination du néo-libéralisme utilitariste, brillamment décrit par le livre de Christian Laval, L’Homme économique. Et ceci, en remettant au goût du jour le service, la délicatesse, la « philadelphie sincère » que cite Xavier Léon-Dufour.

Cela implique de régénérer la notion de bien commun appliqué à la ville ; concept qui perd de sa capacité structurante, précisément à cause de la montée en puissance de l’individualisme, et du triomphe de l’intérêt personnel sur le bien collectif. C’est un concept qui nécessite sans doute une refondation philosophique, ce qui n’est pas tellement le sujet ici. Mais des déclinaisons concrètes dans les politiques municipales, qui mettent en évidence la primauté du bien commun sur l’intérêt personnel..

On ne fera pas l’économie d’une nécessaire diversité : la coexistence dans la ville de groupes humains très différents est inéluctable. Au lieu de ghettoïser ces groupes, comme on l’a fait, soit volontairement soit involontairement, il faut redécouvrir quel peut être l’apport d’une « biodiversité » humaine partout dans la ville. Prenons un exemple : si au lieu de regrouper les plus pauvres dans une zone déterminée, on veille à favoriser l’installation de familles aisées, on transforme la zone en territoire de ressources et en marché solvable, permettant l’installation de commerces, d’activités artisanales, … La mixité sociale est donc une piste à travailler.
On suggérerait volontiers de travailler sur la ville en multipliant les coopérations internationales (jumelages, projet ville à l’international, …) : il est clair que les villes de l’Occident rencontrent des problèmes, parfois violents ; mais leur situation reste favorable par rapport aux grandes « pseudopoles » du Tiers-Monde. La coopération entre grandes villes pour régler des questions similaires est une voie que les maires chrétiens des grandes villes pourraient explorer. Elle permettrait de réduire des tensions entre peuples qui se sont cristallisées avec l’Histoire, de se parler et de s’épauler dans la recherche d’un même but.
Les chrétiens ont un rôle à jouer pour que la ville ne demeure pas un agrandissement à l’infini de la maison du mauvais riche et du pauvre Lazare, où seule la mort délivre les pauvres de leurs peines, et où l’idéal de la Jérusalem où tout ensemble fait corps serait réservé à l’au-delà.

Hervé l’Huillier
Président d'Evangile et Société
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